XIX

 

UNE AUTRE OBJECTION. RÉPONSE

 

 

VINCENT : Vos réponses me satisfont, mon oncle ; il me reste pourtant encore un doute. Quand ce doute sera dissipé, je ne vous ennuierai plus car je crains de vous fatiguer par une trop longue discussion. Je ne vous poserai qu'une seule question ; nous verrons le reste plus tard.

 

Vous dites qu'un riche peut s'élever vers Dieu et qu'un pauvre accablé de maux peut tomber au pouvoir du démon ; qu'on peut tout aussi bien plaire à Dieu en le remerciant de ses bienfaits qu'en supportant avec patience les épreuves qu'il envoie. La richesse et la pauvreté semblent donc pouvoir être causes de salut ou de perdition. Elles ne seraient en soi ni bienfaisantes ni malfaisantes ; tout dépendrait, en somme, de la façon dont ces états sont acceptés. Dès lors, je ne vois pas pourquoi vous donneriez la préférence à la tribulation, à la pauvreté, ni pourquoi vous y voyez plus de causes de vous réjouir. Il me semble à moi qu'on en trouve bien moins dans l'adversité que dans le bonheur, à moitié autant.

Un homme heureux et épanoui qui remercie le Seigneur élève son âme, mais dans l'adversité (bien qu'il puisse acquérir des mérites par sa patience comme l'autre par ses actions de grâces) il est submergé par sa peine. Le riche peut prier Dieu tranquillement, joyeusement, sereinement, mais celui qui gémit dans l'affliction ne pense même pas à prier.

 

ANTOINE : Je vous dirai d'abord, cher neveu, que les prières du riche et celles du pauvre ne valent pas mieux les unes que les autres, si tous deux sont méchants. Car ni l'un ni l'autre n'a envie de prier. Le riche en est empêché par son plaisir, le pauvre par sa misère – à ceci près que le malheur sert souvent d'aiguillon et force l'homme à se tourner vers Dieu, à moins qu'il ne s'agisse d'un cœur vraiment corrompu, alors que le plaisir détourne plutôt de Dieu – sauf s'il s'agit de mortels vraiment très pieux et très vertueux.

 

Sur ce point, il me semble que tous les hommes de bonne foi seront d'accord. Dans la douleur, tout homme qui n'est pas complètement stupide ou foncièrement mauvais en appelle à Dieu, non pas timidement, mais de tout son cœur, tant il souhaite être soulagé. Cependant quand nous sommes riches et prospères, notre esprit ne vagabonde-t-il pas tandis que nos lèvres murmurent des prières ? Je sais qu'au cours de certaines maladies, dans certains malheurs, il serait difficile de dire de longues prières à matines. Pourtant, certains agonisants disent dévotement les sept psaumes et d'autres prières, avec le prêtre qui leur administre l'extrême-onction. Mais Dieu ne l'exige pas, et il y en a qui souffrent trop ou qui n'ont pas le courage d'articuler toutes ces formules. Qu'ils élèvent donc leur cœur, sans prononcer une parole. Le Seigneur préfère ce genre de prière dans ces circonstances à une longue liturgie offerte par des bien-portants. Les martyrs, dans leur agonie, n'articulaient pas de longues invocations, mais un mot de leur bouche à ce moment de grande douleur était bien plus précieux que les longues prières qu'ils avaient adressées au Seigneur avant leur supplice.

De grands Docteurs disent que le Christ, quoique vrai Dieu et comme tel jouissant avec son Père d'une éternelle félicité, s'acquit des mérites en tant qu'homme, non seulement pour nous mais aussi pour lui-même. À l'appui de cette thèse, ils citent ces paroles de saint Paul : « Le Christ s'est humilié jusqu'à la mort, jusqu'à la mort sur la croix. Pour cela, Dieu l'a exalté. Le nom de Jésus est au-dessus de tous les noms. Au nom de Jésus, tous les genoux doivent plier aussi bien au ciel que sur la terre et en enfer. Toute bouche doit proclamer que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu son Père » (Phil., 2, 8-11). Si ces savants ont raison, si Notre-Seigneur a mérité non seulement pour nous mais aussi pour lui, il semble bien que ses différentes actions n'ont pas été toutes également méritantes. En lavant les pieds de ses disciples, il mérita moins que pendant sa Passion ; pendant son sommeil, moins que quand il était éveillé et qu'il priait ; ses prières elles-mêmes n'eurent peut-être pas toutes le même mérite. Il ne pouvait dire que des oraisons infiniment supérieures à celles des autres hommes, mais elles ne furent pas toutes équivalentes, certaines étant très supérieures aux autres. Ainsi celles qu'il dit dans sa passion et dans son agonie me paraissent l'emporter sur les autres. La première, quand il tomba trois fois, prostré dans son agonie, quand la peur d'une mort cruelle et toute proche secouait son corps sacré, et qu'une sueur de sang coulait sur le sol. Les autres furent les douloureuses prières qu'il fit sur la croix malgré ses tourments atroces : il avait été flagellé, on avait enfoncé des clous dans sa chair, ses membres étaient écartelés, ses muscles se tordaient, ses veines se rompaient, la cruelle couronne d'épines s'enfonçait dans sa tête et son sang se répandait sur sa face (Lc., 22). Pendant toutes ces souffrances horribles, il prononça deux invocations très ferventes, l'une pour le pardon de ceux qui le torturaient si cruellement, l'autre pour remettre son âme entre les mains de Dieu son Père (Lc., 23). Ces prières, lancées au plus fort de ses tortures, me paraissent les plus importantes de toutes celles qu'il fit. Aucune prière adressée à Dieu dans la joie n'est aussi belle ni aussi forte que celles qu'on lui adresse dans la souffrance.

 

Venons-en maintenant au second de vos arguments. Vous dites qu'un homme peut offenser Dieu aussi bien dans l'adversité que dans la fortune : dans le premier état en montrant de l'impatience, dans le second par la recherche immodérée des plaisirs charnels. Par ailleurs, on peut être tout aussi vertueux dans la prospérité que dans la misère en remerciant Dieu aussi bien parce qu'il a donné la richesse, les honneurs, la fortune que parce qu'il a donné la pauvreté, la misère, l'emprisonnement, la maladie, la souffrance. Et vous ne comprenez pas pourquoi je crois que l'épreuve apporte plus de réconfort. Vous croyez en trouver davantage dans la prospérité. Vous y voyez même deux fois plus de soutien moral que dans le malheur puisque l'âme et le corps y ont également leur part, tandis qu'une personne qui souffre ne trouve de réconfort que pour son âme seulement.

 

Là, je ne suis pas d'accord avec vous, mon neveu. Un homme en pleine prospérité est naturellement porté à remercier Dieu, il peut être heureux de le faire mais il a peu de motifs pour se croire réconforté puisqu'il jouit d'un bonheur terrestre, à moins que vous ne donniez le nom de réconfort à ces satisfactions sensuelles que sont les plaisirs du corps. On donne parfois ce sens à ce terme quand on dit : « Cette boisson me réconforte ». Mais, pour ceux qui ont l'âme droite, le réconfort est beaucoup plus une consolation apportant l'espoir d'une récompense qu'un plaisir passager réjouissant le corps.

Un homme qui manque de patience dans ses malheurs ne peut être récompensé. Mais s'il souffre patiemment pour l'amour de Dieu, s'il se conforme aux désirs de Dieu, il sera récompensé en proportion de sa peine. Ceci apparaît dans plusieurs passages de l'Écriture, je vous en ai cités quelques-uns, je vous en citerai d'autres. Mais nulle part on ne voit qu'un riche ayant remercié le Seigneur de ses bienfaits, Dieu lui ait promis une récompense au ciel pour la seule et unique raison qu'il avait pris du bon temps sur la terre. Mais puisque je vous parle du véritable réconfort, de celui qui donne à l'homme l'espoir de gagner la faveur de Dieu, la rémission de ses péchés, la diminution de la peine du purgatoire ou encore une récompense dans le ciel, puisque de tels bienfaits ne sont accordés qu'au malheur subi avec patience et non au bonheur, même s'il est accepté avec reconnaissance, vous voyez bien que vous ne pouvez parler de deux fois plus de réconfort dans la prospérité.

 

En vérité, il y a bien plus de motifs de se sentir réconforté dans le malheur que dans le bonheur. D'abord, comme je vous l'ai déjà montré longuement, une prospérité continuelle, jamais interrompue par aucune épreuve, est un présage inquiétant de damnation. Il s'ensuit que, pour un cœur droit, une épreuve est un mobile de réconfort. Ensuite, l'Écriture nous dit qu'il y a plus d'avantages à retirer de l'épreuve que de la prospérité et l'Ecclésiaste dit : « Mieux vaut aller à la maison du deuil qu'à la maison du banquet ; car c'est ainsi que doit finir tout homme et le vivant y réfléchit » et un peu plus loin : « Le cœur du sage est dans la maison du deuil et le cœur des fous dans la maison de la joie » (Eccl., 7, 2). En vérité, quand l'Écriture recommande la joie humaine, il faut l'entendre comme une joie spirituelle ou encore comme un léger rafraîchissement de l'esprit, une légitime réaction contre la mélancolie. Dans l'Ancien Testament, la prospérité fut promise aux enfants d'Israël comme un don spécial de Dieu car, en ce temps-là, à cause de leur imperfection, il fallait les amener à Dieu par des perspectives plaisantes comme maintenant, pour faire étudier les enfants, on leur promet des bonbons. L'Écriture fait remarquer que les gens étaient comme des enfants et elle donne à leur maître Moïse le nom de « pédagogue ». Saint Paul dit : « La Loi ancienne n'a rien amené à la perfection » (Héb., 7, 19) et Dieu a menacé les humains de leur envoyer des épreuves dans ce monde pour leurs péchés, non que l'épreuve soit un mal en soi, mais pour que nous soyons conscients de la maladie que donne le péché et que nous en craignions les suites. Car l'épreuve a beau être bienfaisante, si nous la prenons comme il faut, elle n'en est pas moins pénible et nous ne nous en délectons point. Pourtant, je ne me lasserai pas de répéter que l'Écriture désigne l'épreuve comme très supérieure à la fortune pour nous faire obtenir le vrai bien que Dieu nous donnera dans l'autre monde. Que signifieraient autrement les paroles de l'Ecclésiaste que je viens de vous citer : « Mieux vaut aller à la maison du deuil qu'à la maison du banquet » ? Pourquoi dirait-il que le cœur du sage est attiré par ceux qui sont dans la peine, et le cœur du fou par ceux qui sont dans la joie ? Pourquoi menacerait-il le sage en disant que celui qui se complaît dans les richesses tombera dans le malheur, que le rire sera mêlé de tristesse et que la joie se terminera en douleur ?

Et Notre-Seigneur lui-même a dit : « Heureux les affligés car ils seront consolés » (Mt., 5, 5). Il dit encore à ses disciples : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous allez pleurer et vous lamenter, le monde, lui, se réjouira, vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn., 16, 20). Vous avez déjà pu constater de nombreuses vérifications de ces prophéties : bien des gens qui étaient dans la joie sont maintenant dans la peine. Et vous voyez dans l'Écriture que l'épreuve bien plus que la prospérité vous donne sujet d'espérer la véritable consolation.

 

En examinant l'adversité et la prospérité, en considérant les conséquences heureuses ou funestes qu'elles entraînent, vous verrez d'autres raisons d'estimer l'épreuve préférable à la fortune. Dans l'épreuve, nous pouvons gagner des mérites par la patience, par la soumission de notre volonté humaine à la volonté divine ou encore en remerciant Dieu de s'être penché vers nous. Vous pouvez me rétorquer que le riche peut faire des générosités, que par l'autorité que lui vaut son crédit, il peut contribuer à faire régner la justice, en un mot qu'il peut faire toutes sortes de bonnes actions. Je vous réponds qu'un pauvre qui supporte patiemment l'épreuve a bien plus de mérites qu'un riche même très vertueux. En effet, celui qui est dans le malheur ferait la même chose que le riche, s'il le pouvait, et son seul bon vouloir a presque autant de valeur que l'action. Tandis que le riche n'est pas dans la même situation : il n'est pas disposé à supporter l'épreuve, à conformer ses désirs à ceux de Dieu, à le remercier de la lui avoir envoyée ; il n'est pas prêt à endurer ce que le malheureux subit avec résignation. De plus, le riche peut faire de grandes largesses, le puissant peut agir en faveur de la justice, mais on peut être généreux sans être riche, on peut lutter pour la justice sans être puissant. Le riche peut enfin, comme le roi David, compter pour rien ses richesses et mener une vie de pénitence. Ainsi vous voyez bien que la prospérité n'est pas la cause essentielle de ces actes vertueux, puisque celui qui est dépourvu de richesses accomplit mieux encore que le riche ces actions bonnes et méritoires. Finalement, nous voyons que plus le riche est généreux moins il est riche. Par le fait même qu'il travaille à faire le bien, il abandonne sa tranquillité, il entame sa fortune. Celui qui considère la chose avec attention s'aperçoit que le riche, s'il veut agir bien, s'écarte de l'état de richesse pour se rapprocher de l'état de misère. C'est donc qu'il reconnaît la supériorité, en ce qui concerne la grâce, de l'état d'infortune sur l'état de prospérité.

 

Si vous ne comprenez pas ce raisonnement, et m'alléguez qu'un riche, malgré toutes ses largesses, est resté riche, et qu'un homme puissant, malgré tous ses efforts pour faire régner la justice, est resté puissant, rappelez-vous qu'il faut respecter les proportions : s'il est resté riche, c'est qu'il a donné bien peu en comparaison de ce qu'il avait. Si le riche donnait tout ce qu'il possède jusqu'à être lui-même dans le dénuement, alors on comprendrait ce qui vient d'être dit. Car ce riche-là serait tombé volontairement de la richesse dans la pauvreté.

 

Nous avons pesé les mérites de la prospérité, examinons maintenant plus en détail ce qui fait le mérite d'une épreuve, c'est-à-dire la patience, la soumission et les remerciements à Dieu. L'homme fortuné n'a pas de patience, et l'on peut dire que plus il sera riche moins il sera patient. Dès que sa patience est mise à l'épreuve, ce lui est une souffrance, de sorte que s'il a quelque mérite il l'obtient par sa souffrance, non par sa richesse.

Mais ce sont les deux autres vertus qui nous apporteront les meilleurs points de comparaison : je veux parler de la soumission de l'homme à la volonté de Dieu et de sa gratitude envers le Seigneur. L'homme vertueux, dans l'épreuve, se soumet à Dieu et lui rend grâce ; ainsi le riche qui accepte sa richesse comme venant de Dieu et rend grâce à Dieu de la lui envoyer. C'est dans ces deux points qu'on peut le mieux comparer les mérites de la richesse et ceux de l'adversité. Les différences qui les opposent se manifestent clairement en ceci : il faut être d'une nature toute particulière pour pouvoir dans l'épreuve se soumettre à la volonté de Dieu et lui rendre grâce. Mais sans être très vertueux on peut se montrer très satisfait des richesses que Dieu procure et lui déclarer : « Je vous remercie de tout mon cœur, et je vous aimerai toujours, aussi longtemps que vous me traiterez ainsi ! » Confitebitur tibi, cum beneficeris ei. Même si le riche est très bon, il lui faut moins de vertu pour conformer sa volonté à celle de Dieu qu'il n'en faut à l'homme dans l'adversité. Les philosophes ont eu raison de dire : « La vertu est dans les épreuves et les difficultés ». Je vous l'ai déjà dit, il est bien plus facile de remercier Dieu pour ses bienfaits que pour les épreuves qu'il nous envoie. C'est pourquoi, en nous soumettant à sa volonté et en le remerciant de ce qu'il fait pour nous quand nous sommes dans le malheur, nous méritons une récompense céleste bien plus que si nous montrons les mêmes dispositions d'esprit quand nous sommes dans la prospérité.

C'est ce que vit bien le démon quand il dit au Seigneur qu'il n'y avait rien de remarquable dans la piété de Job : Dieu l'avait toujours gardé prospère et heureux. Mais le diable savait qu'il serait dur pour Job de rester aussi pieux, de continuer à remercier Dieu dans l'adversité. Il fut donc tout content de recevoir de Dieu l'autorisation de plonger Job dans le malheur, il ne doutait pas que Job ne vînt à s'impatienter et à murmurer contre Dieu. Mais c'est là que le démon fut pris ; la patience de Job pendant son malheur, qui pourtant ne dura pas longtemps, lui acquit la faveur de Dieu bien plus que la piété dont il avait fait preuve pendant sa longue vie de bonheur et de prospérité. Notre-Seigneur aussi nous dit qu'en remerciant ceux qui nous font du bien nous ne faisons rien de remarquable, nous ne devons pas nous attendre à beaucoup de récompenses pour cela.

Ainsi, je vous ai montré, je pense, la grande supériorité de l'adversité sur la fortune en ce qui concerne les récompenses célestes.