INTRODUCTION
Thomas More écrivit en latin et en anglais. Au début de sa carrière, il semble hésiter entre les deux langues. La Vie (inachevée) de Richard III existe dans une version latine et dans une version anglaise. On a de lui des poésies en anglais et d'autres en latin. Puis, le latin l'emporte. C'est en latin qu'il écrit l'Utopie, commencée aux Pays-Bas pendant l'été de 1515, achevée à Londres l'année suivante, imprimée pour la première fois à Louvain par Thierry Martens en 1516. L'ouvrage eut un tel succès qu'on pouvait s'attendre à voir l'auteur continuer dans cette veine, et dans la langue qui faisait de l'Europe humaniste une seule et même patrie intellectuelle. Il n'en est rien. Dès 1520, il revient exclusivement à la préoccupation essentielle de sa jeunesse, qui avait été toute tournée vers la vie religieuse, à telle enseigne qu'il avait songé à entrer dans les ordres. À 42 ans (il est né en 1480), More est l'un des premiers avocats de Londres, très apprécié de Henry VIII qui a 29 ans et qui est encore un fervent catholique, au point de vouloir ferrailler contre Luther. Ce dernier ayant publié la Captivité de Babylone, le roi y répondit par une Défense des Sept Sacrements, à laquelle More a probablement collaboré. Sous le nom de Gulielmus Rosseus, More publia encore une Réponse aux injures de Martin Luther, où il se montre aussi peu modéré que son adversaire. C'était le ton en usage à cette époque. Toutes ces polémiques sont en latin. Elles expriment mal le génie véritable de More. Celui-ci n'était nullement fait pour la querelle, fût-elle théologique. Il était fait pour s'adresser aux gens de son pays, et pour leur exprimer, avec toute sa courtoisie, toute sa gentillesse naturelle, ce qu'il pensait de la religion du Christ et du rôle qu'elle devait jouer dans la vie de chacun.
Le désir de propager une doctrine religieuse a joué un rôle capital dans le développement des langues que l'on appelait alors, par opposition au latin, les langues vulgaires. C'est pour atteindre le peuple que Luther a écrit en allemand, Calvin en français, que Tyndale, bientôt passé à l'hérésie, traduisit la Bible en anglais. Si Érasme avait suivi le mouvement, toute l'histoire des lettres néerlandaises aurait été modifiée. Thomas More, dès 1522, renonce au latin et il écrit en anglais, ce qui revient à dire qu'il préfère toucher les simples plutôt que de rester dans le cercle des doctes. Ce choix a fait de lui un des fondateurs de la prose anglaise. Il écrit une série d'uvres, souvent conçues sous forme de dialogues, qui circulèrent certainement de son vivant, au moins en manuscrits. Mais, à partir de 1530, les rapports se tendirent entre Henry VIII et le pape. Le roi voulait divorcer d'avec Catherine d'Aragon pour épouser Anne Boleyn et le pape s'y opposait. More, dans l'intervalle, était devenu Sir Thomas et chancelier d'Angleterre. Il ne pouvait admettre que l'on désobéît au pape, et il finit par remettre au roi sa démission de chancelier. Puis, ce qui était plus grave, il refusa le serment d'obéissance en matière religieuse, que le roi exigeait. Cela lui valut d'être jugé, condamné pour trahison envers son souverain, enfermé pendant quinze mois à la Tour et finalement décapité, sa tête plongée ensuite dans l'eau bouillante pour qu'elle ne pût devenir objet de vénération. Cela se passait le 6 juillet 1535. Henry vécut jusqu'en 1547. Les uvres religieuses de Thomas More ne purent donc pas être imprimées à Londres avant la parenthèse catholique marquée par le règne de Marie Tudor. Elles parurent en 1557. C'est un gros volume en lettres gothiques où figurent seulement les textes anglais.
Ces ouvrages, le Traité des fins dernières, le Dialogue concernant les hérésies et plusieurs sujets religieux, la Supplique des âmes du purgatoire, la Réfutation contre Tyndale, le Dialogue sur le réconfort dans les tribulations enfin, tous ont les mêmes qualités. Une bonhomie, une humanité charmantes s'y marquent constamment, le goût le plus simple et le plus vif pour la vie quotidienne observée d'un regard amusé et pénétrant. Le Dialogue concernant les hérésies traite de diverses matières telles que la vénération des images et reliques, les prières aux saints, les pèlerinages, toutes questions brûlantes puisque la propagande protestante portait précisément sur ces points. On y trouvera aussi, dit le titre, « bien d'autres choses touchant la pestilentielle secte de Luther et Tyndale ». Voilà, semble-t-il, une déclaration de guerre. Mais ouvrons le volume. L'auteur suppose qu'un de ses amis lui communique par l'intermédiaire d'un messager certains doutes concernant le catholicisme orthodoxe. More reçoit le messager, l'écoute attentivement, cherche à comprendre son point de vue et le réfute fermement, mais jamais sans se déprendre d'une parfaite tolérance. En cours de route, il raconte des anecdotes, comme celle du faux miraculé Saint-Alban, que Shakespeare a repris dans la seconde partie Henry VII (II, I). On trouvera dans le présent ouvrage plus d'un intermède de ce genre, empreint tantôt de la gaillardise des fabliaux, tantôt de la sagesse populaire des contes d'animaux. Voyez la charmante fable de l'Âne et du Loup qui s'en vont à confesse. More semble bien y avoir réuni deux histoires différentes : l'Âne avec son sage confesseur et le Renard confesseur du Loup, aussi peu recommandable que son pénitent. Elles s'accordent vaille que vaille pour illustrer cette morale qu'il n'est pas bon d'avoir, trop de scrupules, mais que cela vaut mieux encore que de n'en avoir point du tout.
Partout rayonne le profond, le tonique optimisme de More en matière de religion et de morale, sa confiance dans la raison humaine et dans la bonté de Dieu.
« Ces luthériens sont fous qui voudraient maintenant tout balayer, excepté l'Écriture, toute science, laquelle me paraît devoir être et avoir toujours été rangée opportunément au service de la théologie. Et, comme l'a dit saint Jérôme, les Hébreux ont bien pris les dépouilles des Égyptiens, les sages du Christ ont pris des auteurs païens la richesse, la science et la sagesse que Dieu leur avait données et les ont employées au service de la théologie pour le bénéfice des enfants choisis par Dieu en Israël pour être l'Église du Christ, païens au cur dur devenus enfants d'Abraham » (English Works, p. 154).
Pour More en effet, la tradition chrétienne n'est pas seulement constituée par l'Écriture, comme le veulent les protestants, mais aussi par toute l'interprétation qu'en a donnée et qu'en donne encore l'Église éternelle, et, enfin, par la foi vécue et pratiquée à l'intérieur de la communauté chrétienne. C'est pourquoi celui qui veut retourner aux sources de la vie religieuse ne peut se dispenser de lire, avec les deux Testaments, les Pères et les Docteurs. Contre l'orgueil des mystiques qui prétendent trouver Dieu dans un élan autonome venu du fond de leur être, More établit la nécessité des études et l'utilité de la raison mise au service de la foi. Puis, toujours, il revient à la vie quotidienne et tire de l'expérience des leçons modestes et justes.
Parmi tous les ouvrages religieux de More en langue anglaise, le Dialogue du réconfort contre la tribulation occupe une place toute particulière. More l'a écrit à la Tour en 1534, pendant la longue et pénible captivité qui devait se terminer par son supplice. On pouvait difficilement imaginer une tribulation plus accablante et moins méritée. Nul doute qu'il n'ait souvent pensé à lui-même et demandé à Dieu la grâce de faire servir l'épreuve à son salut. Et cependant, nulle part n'affleure la moindre préoccupation personnelle, la moindre revendication, la moindre aigreur. Repris comme au temps de l'Utopie par le goût de la fiction, More veut que l'ouvrage ait été écrit en latin par un Hongrois, traduit du latin en français puis du français en anglais, après quoi il parle de Budapest le plus sérieusement du monde, comme s'il y avait été. Il avait un certain mérite à monter cette mystification dans les conditions où il était. Au cours de tout le traité, sa malicieuse bonhomie est aussi allègre que dans ses livres précédents. La Tour était cependant un séjour terrible et le prisonnier ne gardait aucune illusion sur le sort qui l'attendait. C'est bien l'homme qui écrivait à sa fille, à la fin de sa détention :
« Le Seigneur me garde véridique, fidèle et loyal. Sans cela, je le prie de tout mon cur de ne pas me laisser vivre. Car pour ce qui est d'une longue vie, comme je vous l'ai souvent dit, Meg, je ne l'ai jamais envisagée ni désirée et je suis prêt à m'en aller si Dieu m'appelle d'ici demain. Et grâce à Dieu je ne connais aucune personne vivante que je voudrais voir affligée d'une chiquenaude pour ma vie sauve : de cela je suis plus heureux que de tout le reste. »
Et ailleurs il lui donne rendez-vous dans le ciel, « pour y être tous gais ensemble », « merry together »... Jamais il ne perdit cette sérénité.
Le Dialogue n'est pas la dernière des uvres qu'il écrivit pendant sa captivité. Au cours des dernières semaines de sa vie, il rédigea des méditations sur la Passion du Sauveur. Pour cette Expositio Passionis, il revint au latin de ses jeunes années. Il ne put terminer l'ouvrage. Les dernières lignes qu'il écrivit sont des réflexions sur le moment où les soldats s'emparent de Jésus après la nuit au Mont des Oliviers. Il faut s'imaginer Sir Thomas interrompu à cet endroit, posant la plume, se levant et suivant, avec sa courtoisie habituelle, les soldats qui l'emmènent vers le bourreau et le supplice.
Marie Delcourt.