XII

 

LA PREMIÈRE DES QUATRE TENTATIONS

 

 

« Tu ne craindras pas les terreurs de la nuit ». Par le mot « nuit », l'Écriture entend parfois épreuve, souffrance, comme il apparaît dans le ch. 34 du livre de Job : « Dieu connaît leurs œuvres et il les plonge dans la nuit », ce qui veut dire qu'il les enfonce dans la douleur pour les punir de leur méchanceté. Vous savez que la nuit nous apporte malaises et frayeurs. Aussi donnerai-je à ces mots : « terreurs de la nuit » le sens d'épreuves par lesquelles le diable tente les justes et s'efforce de les amener à regimber, comme il le fit pour Job. Mais celui qui garde vive en son cœur la confiance en Dieu sera merveilleusement cuirassé et n'aura rien à craindre de ce qu'on appelle ici les terreurs de la nuit. On les appelle ainsi pour deux raisons : la première est que, le plus souvent, celui qui en souffre discerne mal la cause de son épreuve. Ces épouvantes nocturnes diffèrent en cela de ces combats à visage découvert que sont les luttes engagées par le diable lorsqu'il veut empêcher un juste de faire le bien ou l'inciter à commettre une mauvaise action.

 

La seconde raison c'est que la nuit pousse tout naturellement à la terreur, et, l'imagination aidant, on se voit alors entouré d'objets effrayants. Le prophète dit dans les psaumes : « Tu poses les ténèbres, c'est la nuit, toutes les bêtes des forêts s'y remuent ; les lionceaux rugissent après la proie et réclament à Dieu leur manger » (Ps., 104, 20). Sachez bien que si les lionceaux rugissent dans la nuit et y cherchent leur proie, ils n'en trouveront point d'autre que celle qu'il plaît à Dieu de leur accorder. Ils n'en sont pas conscients, mais c'est pourtant à Dieu qu'ils la demandent et de lui qu'ils la reçoivent. Et ceci peut être un réconfort pour tous les justes dans leurs effrois nocturnes : même s'ils sont les victimes des démons, ceux-ci ne peuvent s'attaquer qu'à leur corps, lequel n'est que l'enveloppe de l'âme. L'âme elle-même, qui est la substance de l'homme, est trop fermement protégée par le bouclier de Dieu pour qu'un simple lionceau puisse lui faire le moindre mal, aussi longtemps qu'elle gardera sa confiance en l'aide de Dieu. Le « grand lion » lui-même ne put tourmenter Job que dans la mesure où Dieu lui en accorda la permission.

 

Les sombres ténèbres de la mi-nuit plongent l'infidèle dans une grande terreur. Il lui manque la lumière de la foi, qui lui ferait comprendre que le danger n'est pas aussi grand qu'il le craint. Mais nous sommes habitués à attribuer une grande importance à notre corps parce que nous le voyons, nous le sentons, son entretien et sa nourriture font l'objet de tous nos soins, tandis que rarement, hélas ! nous pensons à notre âme. Nous ne pouvons la voir que par les yeux de la foi, dans les méditations spirituelles auxquelles nous accordons si peu de temps que nous en arrivons à considérer la perte de notre corps comme un malheur beaucoup plus grand que la perte de notre âme.

Notre Sauveur nous dit de n'avoir nulle crainte de ces petits lions qui ne peuvent s'attaquer qu'à notre corps, mais il nous recommande de redouter le Lion dévorant qui, après avoir frappé le corps, peut entraîner l'âme dans le feu éternel. Pourtant, une fois plongés dans la sombre nuit de la souffrance, nous n'avons plus confiance dans la parole de Dieu ; les terreurs de la nuit nous enveloppent et nous font craindre de souffrir dans notre corps. Saint Paul affirme à divers endroits que le corps n'est que l'enveloppe de l'âme. Mais si faible est notre foi en la parole de Dieu, si obscure la nuit où nous plonge la souffrance que nous craignons plus pour notre corps que pour notre âme, pour le contenant que pour le contenu et même pour tout ce qui pourrait flatter le contenant. Nous sommes encore plus stupides qu'un homme qui se jette à l'eau plutôt que d'abîmer un vieux vêtement. Rappelez-vous que, dans les versets que je vous ai cités, le prophète ne parle pas seulement des lionceaux rugissant dans la nuit mais aussi de toutes les bêtes des bois. Vous savez aussi bien que moi que, la nuit, on a peur de choses qui sont en réalité parfaitement inoffensives. La nuit, pour un homme qui a peur, chaque buisson est un brigand.

 

Quand j'étais jeune, je fus à la guerre avec le roi mon maître (Dieu ait son âme !). Nous campâmes en territoire turc, bien au-delà de Belgrade (plût à Dieu que cette ville fût encore nôtre comme en ce temps-là !).

Vers minuit, un cri s'éleva dans le camp : « L'armée turque marche vers nous. » Là-dessus, branle-bas de combat et ordre à toute notre armée de se tenir prête. Ensuite, on questionna plus à fond les observateurs qui avaient rapporté cette nouvelle. L'un d'entre eux dit qu'à la clarté de la lune, il les avait vus de ses yeux s'avançant en bon ordre, tous bien alignés et en rangs si larges qu'on n'en voyait pas les extrémités. Ses compagnons interrogés à leur tour dirent que celui-là les avait un peu distancés puis était revenu les prévenir en hâte et qu'ils avaient estimé préférable de rentrer bien vite au camp donner l'alarme sans aller vérifier eux-mêmes. Du reste, de l'endroit où ils étaient, ils avaient eux-mêmes entrevu l'armée ennemie. Nous veillâmes le reste de la nuit. De temps en temps, l'un de nous s'écriait : « Silence ! Il me semble entendre des pas » si bien qu'à la fin tout le monde croyait les entendre. Puis, le jour se leva. Personne ! On envoya l'observateur accompagné de quelques officiers, à l'endroit où il avait vu l'ennemi. C'est alors qu'on se rendit compte que cette terrible armée turque avançant silencieusement dans la nuit était en réalité une longue et large haie.

 

Ainsi en est-il de maintes terreurs. Le diable s'empare de notre imagination et nous fait voir tout en noir pour nous faire perdre tout espoir en Dieu. Ce que dans notre détresse nous prenons pour le rugissement d'un lion n'est souvent que le braiment d'un âne. Sur mer, un simple nuage peut paraître un écueil. Pourtant, comme le dit le prophète, celui qui garde en son cœur la confiance en Dieu sera si bien préservé qu'il ne devra craindre ni l'âne, ni le poulain, ni le lionceau, ni le rocher, ni la brume, ni enfin aucune des terreurs de la nuit.