XIV

 

LA MANIE DU SCRUPULE

 

 

La pusillanimité dont nous venons de nous entretenir tenir donne naissance à une fille bien timorée, sotte, minable, toujours geignante, appelée « manie du scrupule ». Dans la maison, c'est une bonne servante, point paresseuse, toujours active. Sa maîtresse, douce et bonne, se déclare satisfaite de son travail et est toujours prête à pardonner quand il n'est pas bien fait. Pourtant, cette fille timide ne cesse de se plaindre et de pleurnicher : elle craint perpétuellement d'être grondée et punie. Pensez-vous que sa maîtresse soit satisfaite de cet état de choses ? Bien sûr que non !

J'en ai connu une dont la maîtresse était sage et (chose rare chez une femme) extrêmement bienveillante. Mais elle avait horreur du comportement geignard de sa servante et disait : « Mais qu'a donc cette fille ? Cette petite sotte a l'air de s'imaginer que je suis le diable. Elle me ferait dix fois plus de travail que j'aurais encore du mal à supporter dans ma maison ce caractère chagrin. »

 

Voilà comme sont les scrupuleux ! Ils grossissent démesurément les dangers qu'ils courent et souvent, ils les imaginent, tout simplement. Ils croient avoir commis au moins un péché véniel, alors qu'ils n'ont fait aucune faute ; ils se mettent en tête qu'ils se sont rendus coupables d'un péché mortel quand il n'était que véniel... Pourtant ils ne peuvent pas plus que les autres s'empêcher de commettre des fautes. Alors ils se disent qu'ils se sont mal confessés, que leur contrition n'était pas assez profonde et que les péchés n'ont pas été entièrement pardonnés. Ils se confessent et se confessent de nouveau, jusqu'à lasser leur confesseur et eux-mêmes par surcroît. Quand ils prient, ils le font aussi bien que le permet l'imparfaite nature humaine, mais ils ne sont jamais satisfaits et recommencent éperdument. Quand ils ont répété trois fois la même prière, ils n'en sont pas plus satisfaits. Ils ont le cœur triste, inquiet, plein de doutes, ils ne peuvent trouver de consolation spirituelle.

 

C'est le diable qui trouble de cette façon de nombreuses âmes droites. Il le fait pour les amener à pécher gravement. Il essaie d'obséder l'esprit par l'idée de la rigoureuse justice divine, de lui faire oublier l'idée réconfortante de la pitié de Dieu et de lui couper tout élan dans ses bonnes œuvres, de telle sorte qu'il n'y trouve plus la moindre consolation.

 

Au stade suivant, le démon en arrive, à force de la décourager, à dégoûter sa victime de toutes les bonnes œuvres et de tous les exercices spirituels, lui suggérant je ne sais quelle doctrine fallacieuse ou quelle théorie faussement latitudinaire. Il le rend bien plus coupable encore en lui faisant croire qu'il va trouver bientôt dans ces opinions trompeuses le moyen d'apaiser sa conscience. Le malheureux tombe alors dans le laxisme, sa conscience devient aussi large qu'elle était étroite au stade précédent. Pourtant, mieux vaut encore une conscience un peu trop étroite qu'une conscience un peu trop large.

 

Quand j'étais petit garçon, ma mère employait, pour garder ses enfants, une bonne vieille qu'on appelait mère Maud. En avez-vous entendu parler ?

 

VINCENT : Oui, souvent.

 

ANTOINE : Quand elle s'asseyait avec nous près du feu, elle nous racontait des histoires. Pline dit qu'il n'est pas de livre si mauvais qu'on n'y puisse glaner quelque idée utile, moi je pense qu'il n'est guère d'histoire d'enfant qui ne puisse illustrer l'une ou l'autre pensée.

Elle nous conta, une fois, l'histoire de l'âne et du loup qui s'en allèrent se confesser au renard. Le pauvre âne s'en vint un jour ou deux avant le mercredi des Cendres. Mais le loup n'y voulut point penser avant les Rameaux ; puis il remit la chose de jour en jour jusqu'au vendredi saint.

Avant de le bénir, le renard demanda à l'âne pourquoi il venait si tôt, avant même le commencement du carême. Le pauvre animal répondit qu'il craignait de perdre le bénéfice des prières que les prêtres dans ces jours de purification disent pour ceux qui se sont déjà confessés. Il s'accusa d'une faute qui lui causait un cuisant remords : un jour, il avait mis son maître en colère en l'éveillant au petit matin par son braiment peu harmonieux.

 

Le renard, en confesseur avisé, lui ordonna de ne plus recommencer, mais de dormir lui-même, comme un bon fils jusqu'au lever de son maître. De la sorte il serait assuré de ne plus le réveiller.

La confession de l'âne se poursuivit. La raconter toute serait beaucoup trop long. Il considérait toutes ses actions comme des péchés mortels : pauvre âme, et si scrupuleuse ! Mais son sage et avisé confesseur compta ces fautes pour des bagatelles (ce qu'elles étaient en effet). Puis il déclara au pénitent qu'il était fatigué de l'écouter, et qu'il aurait mille fois préféré passer tout son temps à table devant une belle oie bien grasse. Mais quand vint le moment d'indiquer une pénitence, le renard déclara que le plus gros péché de toute cette confession était la gloutonnerie. Aussi ordonna-t-il à l'âne de ne jamais faire tort à aucun animal pour se procurer de la nourriture. Mais à part cela, ajouta-t-il, l'âne devait manger tranquillement, sans se faire de souci.

 

Quand le loup vint se confesser, continuait la mère Maud, c'était le vendredi saint. Le confesseur lui demanda en secouant furieusement son chapelet, dont les grains étaient gros comme des balles, pourquoi il venait si tard. « Père Renard, dit le loup, je vous dirai la vérité ; c'est d'ailleurs pour cela que je suis ici. Je n'ai pas osé venir plus tôt tant je craignais qu'en pénitence de ma gloutonnerie vous ne me prescriviez de jeûner pendant une partie du carême. » — « Voyons, dit Père Renard, je ne suis pas si déraisonnable. Je ne jeûne même pas moi-même. Je vous le dis, mon fils, ici, entre nous, en confession, ce jeûne n'est pas un commandement de Dieu, mais une invention des hommes. Les prêtres, en faisant jeûner les gens, leur donnent du souci pour un reflet dans l'eau ; ils les font tourner à bourrique. Mais moi je ne m'y laisse pas prendre, mon fils, j'ai fait gras tout le carême. Mais pour ne pas causer de scandale, je mange en cachette dans ma chambre, à l'insu de ces frères stupides dont la conscience faible et timorée eût été troublée de me voir. Je vous conseille de faire comme moi. » « C'est bien ce que je fais, autant que possible, dit le loup, Dieu merci ! Je ne prends mes repas qu'en la compagnie de frères dont je suis sûr et qui ont ma complexion. Ils n'ont pas la conscience faible, eux, je vous le garantis, et leur estomac est aussi solide que le mien. »

« C'est sans importance », dit le renard.

 

Cependant, au cours de la confession, le loup lui apprit qu'il dévorait parfois en seul repas tant de nourriture que, pour le même prix, une famille modeste aurait pu vivre une semaine. Prudemment, le renard lui en fit grief et lui fit un beau sermon où il louait sa propre frugalité : « Je ne dépense mie plus de cent sols par repas, dit-il, souvent mon écot n'atteint même pas cette somme. Quand j'ai envie d'une oie, je ne vais pas l'acheter chez le marchand de volailles, où elles sont toutes plumées, parées et où on peut aisément choisir la plus grasse ; non, je me fournis directement à la ferme, c'est moins cher. Je ne vais même pas les choisir de jour, mais j'y vais la nuit et je prends au hasard, la première qui se présente. Bien sûr, il me faut la plumer moi-même. Parfois elle est vraiment maigre et ne vaut même pas vingt sols, mais je trouve encore le moyen d'en faire deux repas. Vous me dites que vous vivez de rapine. Je n'y vois aucun mal. Vous avez toujours vécu ainsi, et je ne pense pas que vous puissiez agir autrement, ce serait folie y de vous l'interdire, vraiment ce serait contre ma conscience. Il vous faut vivre, et vous n'avez pas d'autre moyen d'existence : vous devez donc garder celui-là.

Pourtant, vous devez observer quelque mesure, et je vois, d'après votre confession, que vous n'en avez pas la notion. Je vous donne donc pour pénitence, de ne pas dépasser la somme de cent sols pour un repas, vous évaluerez vous-même le prix, en conscience. »

 

Voilà comment la mère Maud nous racontait ces deux confessions. Voyons maintenant comment l'âne et le loup ont, chacun de son côté, accompli leur pénitence. Le pauvre âne affamé, vit une truie et ses porcelets confortablement installés sur de la paille fraîche. Il s'approcha avec l'envie d'en manger quelques fétus, mais sa conscience scrupuleuse se mit à le tourmenter. La pénitence lui interdisait de faire tort à qui que ce fût par gourmandise, or s'il prenait, ne fût-ce qu'un brin de paille, l'un ou l'autre de ces petits porcelets pourrait bien prendre froid. Il resta sur sa faim jusqu'à ce qu'on lui apportât sa ration de son. Il allait se jeter dessus quand il lui vint un nouveau scrupule. Il se dit qu'en mangeant ce son il désobéirait à son confesseur, car il risquait de priver un autre animal qui pourrait être affamé lui aussi. Il jeûna donc jusqu'à ce que son confesseur le renseignât mieux. Alors, il rejeta ce scrupule, mangea ses repas sans arrière-pensée et mena dans la suite une longue et honnête existence.

Le loup, lui, quitta le confessionnal, dûment absous. Il avait le même état d'esprit qu'une femme malicieuse de ma connaissance, qui sortant du tribunal de la pénitence dit à son mari : « Me voilà bien confessée, Dieu merci ! Maintenant que j'ai renoncé à mon ancienne malice, je puis recommencer à loisir. »

 

VINCENT : Vraiment, mon oncle, pouvez-vous lui prêter ces paroles ? Je l'ai entendue moi-même. Elle parlait en plaisantant, pour faire rire son mari.

 

ANTOINE : Elle avait l'air en effet de parler à moitié en plaisantant. Elle plaisantait quand elle disait renoncer à sa malice. Mais quand elle affirma qu'elle allait recommencer à loisir, son mari vit bien qu'elle parlait sérieusement.

 

VINCENT : Eh bien ! Je lui raconterai ce que vous dites d'elle !

 

ANTOINE : Vous pouvez le lui répéter.

Revenons-en au loup. Il s'était déchargé par la confession de son brigandage mais la faim revint bientôt, et il fit comme cette femme pleine de malice dont je vous parlais tout à l'heure : il recommença. Pourtant, sa conscience le freinait. Il ne voulait pas désobéir à son confesseur en prenant un repas de plus de cent sols.

Un jour qu'il rôdait à la recherche d'une proie, il vit dans un pré deux chevaux maigres et boiteux. Le premier tenait à peine sur ses pattes, le second était déjà mort et dépouillé de sa peau. Le premier mouvement du loup fut de se jeter sur ces misérables carnes. Mais alors, il aperçut, dans un pré voisin, une belle vache avec son veau. Il soupira : « Hélas ! pauvre de moi ! J'allais désobéir à mon confesseur sans même y prendre garde. Voilà un cheval mort, dont j'ignore le prix, car, au marché, onques ne vis vendre un cheval mort, et je ne sais pas le moins du monde ce qu'il peut valoir. Mais, en mon âme et conscience, il vaut certainement plus de cent sols, aussi n'y puis-je toucher. Cet autre cheval, qui est vivant, doit valoir une forte somme, les chevaux coûtent cher dans ce pays, surtout quand ils vont l'amble comme celui-là, car je vois qu'il ne trotte pas, c'est à peine s'il déplace une patte. Je le laisse, car il vaut sûrement plus de cent sols. Mais les vaches abondent en ces parages. Beaucoup de vaches, mais pas beaucoup d'argent. Si je tiens compte de l'abondance des bovidés et de la rareté de l'argent, il me semble que cette vache ne vaut guère plus de trois francs ; son veau ne doit guère coûter plus de vingt sols. Adonc puis-je fort bien me permettre de les manger tous les deux sans pour cela manquer à ma pénitence. »

 

Si les animaux d'aujourd'hui pouvaient parler comme la mère Maud prétendait qu'ils le faisaient alors, quelques-uns en raconteraient certainement d'aussi sottes. Un court sermon aurait tout aussi bien fait notre affaire, mais si puérile que paraisse cette histoire, elle nous est utile : elle nous enseigne que mieux vaut être trop scrupuleux que trop peu, bien que ce soit parfois pénible, comme nous l'avons vu pour le pauvre âne. C'est également meilleur que d'avoir une conscience élastique, ajustée au gré de la fantaisie et des commodités, comme celle du loup.

 

De telles gens n'ont pas besoin de consolation, nous n'en parlerons pas. Mais que celui qui pâtit d'un excès de scrupules prenne bien garde, en évitant un péché d'être tenté d'en commettre un autre : il tomberait ainsi de Charybde en Scylla. Le bateau qui entre dans un port à l'entrée duquel se trouvent de dangereux écueils sous-marins doit être dirigé par un habile pilote, qui le guidera d'une main sûre dans la passe. Il en va de même des âmes scrupuleuses : elles doivent se soumettre aux conseils avisés d'un directeur de conscience.

Et même si le scrupuleux est un théologien, qu'il imite les docteurs en médecine ! Un médecin, même très versé dans son art, prendra, s'il est malade, l'avis de ses confrères, il se mettra entre leurs mains. Il a bien des motifs d'agir ainsi. Un de ces motifs est la peur qu'il éprouve au sujet de lui-même ; certains symptômes risquent de l'effrayer plus que de raison.

En l'occurrence, il serait préférable qu'il ignorât tout de la médecine.

J'ai connu dans cette ville un des médecins les plus éminents, homme très expert, qui réussissait des cures merveilleuses. Il tomba lui-même gravement malade. J'entendis alors les confrères qui le soignaient souhaiter que ce savant praticien n'eût aucune connaissance en thérapeutique. Pourtant chacun de ses confrères avait recours à lui quand eux-mêmes étaient malades. Mais pendant cette grave maladie, il s'effrayait de chaque symptôme et cette frayeur lui faisait grand tort.

 

Une conscience scrupuleuse doit parfois rejeter son propre jugement pour accepter celui d'un homme savant et vertueux, particulièrement pendant la confession, car Dieu y est présent et sa grâce nous est donnée par le sacrement. L'esprit doit se rasséréner, il faut oublier un moment la justice de Dieu pour ne plus penser qu'à sa bonté. Il faut persévérer dans les prières pour obtenir la grâce, et garder fidèlement l'espoir d'être soutenu par le Seigneur. Ainsi, encore un coup, se vérifieront les paroles de la Sainte Écriture : « La vérité du Seigneur, t'environnera comme d'une cuirasse, tu n'auras plus rien à craindre des terreurs de la nuit ».