Thomas More

 

LIVRE III

 

DU

DIALOGUE DU RÉCONFORT

DANS LES TRIBULATIONS

 

 

VINCENT : J'ai quelque peu tardé, mon oncle, parce que je craignais de vous importuner par une visite trop matinale, mais surtout je fus retardé par quelqu'un qui m'a montré une lettre datée de Constantinople. Par cette lettre, il apparaît que le Grand Turc prépare une armée d'une très grande puissance. Contre qui veut-il la lancer ? Personne n'en sait rien. Mais je crains bien que ce ne soit contre nous. Pourtant, notre informateur dit que le bruit court sous le manteau, à Constantinople, que cette armée doit embarquer en direction de Naples ou de la Sicile.

 

ANTOINE : Cher neveu, une lettre d'un Vénitien, datée de Constantinople peut très bien avoir été rédigée à Venise. Il arrive des missives de Venise ou de Rome, ou d'ailleurs encore, qui toutes annoncent que les Turcs sont sur le point d'attaquer. En réalité ceux qui répandent de telles nouvelles ne poursuivent d'autre fin que d'avancer leurs propres affaires.

D'autre part, le Grand Turc tient en réserve une telle quantité de soldats qu'il est bien obligé de les faire changer de cantonnement, de les diviser, et de les regrouper différemment, de crainte qu'ils ne se connaissent trop bien entre eux ou n'imaginent quelque nouveauté. Ce lui est aussi un moyen de tromper ses adversaires, de les empêcher de se préparer à lui résister. Ceux-ci, en effet, lui voient un visage belliqueux alors qu'il n'a nulle intention de passer à l'offensive, si bien que lorsqu'il attaque effectivement, on ne le craint plus.

Il n'en est pas moins probable, cher neveu, qu'il se dirigera vers le royaume de Hongrie. Il n'y a, pour lui, dans toute la chrétienté, proie plus tentante ni plus facile. Et d'ailleurs, nous l'appelons parmi nous, comme les moutons d'Esope prièrent le loup de les garder des chiens.

 

VINCENT : Alors, cher oncle, nous devons nous attendre à subir toutes ces épreuves dont je vous ai parlé dans notre première conversation.

 

ANTOINE : Cela ne peut manquer d'arriver, cher neveu, mais pas tout de suite, car le Grand Turc nous envahira sous couleur de soutenir un parti contre l'autre. Il ne se découvrira que plus tard, quand l'occasion lui en sera fournie. Vous verrez que cette occasion il l'aura directement et sans laisser à l'adversaire le temps de se ressaisir.

 

VINCENT : Pourtant, cher oncle, on dit qu'il n'oblige personne à abandonner sa foi.

 

ANTOINE : Personne ? Cher Vincent, ceux qui vous ont informé de la sorte, en disent plus qu'ils n'en peuvent savoir. Le Grand Turc, au cours de la cérémonie de l'investissement, fait solennellement le serment d'affaiblir la chrétienté et de répandre la religion de Mahomet. Pourtant, ce n'est pas sa manière d'obliger tous les habitants d'un pays à abjurer simultanément leur foi. Il lui est arrivé, dans certaines régions, de prélever un tribut annuel et de laisser les habitants vivre comme ils l'entendaient. Dans d'autres, les Turcs emmènent toute la population et la dispersent dans des régions à eux et les gens sont ainsi réduits en esclavage, très loin de chez eux, sans espoir de retour. Dans les pays très peuplés, il détruit la noblesse et donne le pays en partie à ceux qu'il amène avec lui, en partie à ceux qui acceptent d'abjurer leur foi. Les autres, il les maintient dans une telle misère qu'il eût mieux valu pour eux qu'ils fussent morts au moment de l'invasion. Il ne tolère les chrétiens que s'ils se font marchands, ou s'ils l'aident dans ses guerres.

Dans les pays chrétiens qu'il ne traite pas en vassaux, comme Chypre, Chio et la Crète, mais qu'il considère comme une véritable conquête et occupe totalement comme la Morée, la Grèce, la Macédoine, et d'autres parmi lesquels se rangera, je le crains, la Hongrie, dans tous ces pays il traite les chrétiens de différentes façons. On les laisse où ils sont, parce qu'ils seraient trop nombreux pour qu'on puisse les emmener tous, ou les tuer tous, à moins que les occupants ne veuillent dépeupler la région et y transplanter des populations turques. Ceux qui ne veulent pas abjurer la religion du Christ (que son nom soit béni et qu'il nous garde dans la foi !) le Turc les laisse vivre en paix. Mais il ne s'agit pas d'une paix véritable. Il ne leur permet la possession d'aucune terre, ils ne peuvent avoir aucune charge honorable ; et, sous prétexte de guerres, ils sont écrasés d'impôts. On leur arrache leurs enfants et on en abuse. Des jeunes filles on fait des prostituées, les garçons deviennent soldats, parfois on les fait châtrer, non pas par l'ablation partielle des organes génitaux, comme on le faisait dans l'antiquité, mais en les amputant totalement. Combien survivent, on ne s'en soucie nullement. Et tous ceux qui sont enlevés jeunes à leurs parents sont confiés à des Turcs ou à des renégats, si bien que tous renient la foi du Christ. Il arrive aussi que les chrétiens soient traités de telle façon qu'ils ont en vérité une triste fin. Car, en plus des tracasseries que les chrétiens renégats infligent aux bons chrétiens qui persévèrent dans leur foi, ils trouvent moyen parfois de faire dire par des gens à leur solde que tel ou tel chrétien a prononcé des paroles injurieuses envers Mahomet. Ce faux témoignage sera pour eux l'occasion d'obliger ce chrétien à renier le Christ et à le forcer à embrasser leur honteuse religion, sans quoi ils le mettront à mort, dans de cruels tourments.

 

VINCENT : Que le Seigneur dans sa grande miséricorde nous garde de ces misérables ! Car, par ma foi, s'ils viennent par ici, il me semble à plus d'un signe que je vois des gens prêts à leur tomber dans les bras. Comme on voit avant l'orage, la mer s'agiter et mugir même avant que le vent s'élève, ainsi il me semble que j'entends autour de moi des gens qui, naguère encore, haïssaient le nom de Turc autant que le nom du diable, commencer à lui trouver bien peu de défauts et, même insensiblement, se mettre à le louer autant qu'ils le peuvent, et à critiquer la chrétienté à tous les échelons : les prêtres, les princes, les rites, les cérémonies, les sacrements, les lois, les coutumes spirituelles, temporelles et tout ce que fait l'Église.

 

ANTOINE : En vérité, mon cher neveu, c'est ainsi que nous nous comportons depuis peu. Les choses se sont gâtées dans ce pays depuis que la couronne a été mise en question. La Hongrie continuera à aller à vau-l'eau aussi longtemps que les gens se tourneront vers des idées de changement et de subversion. Je n'aime pas que leurs paroles les portent au-devant du Grand Turc, eux qui le haïssaient naguère, comme devrait le faire tout vrai chrétien.

On dit à Buda, (et je suis assez âgé pour vous affirmer que cela s'est vérifié) que lorsque les enfants se mettent à jouer à l'enterrement, à faire le simulacre de porter des corps à l'église et de chanter à leur façon enfantine un chant funèbre, on dit alors qu'un grand malheur est proche. Deux ou trois fois, je m'en souviens, des enfants se sont groupés et ont joué à se battre comme de véritables soldats ; et après ces batailles pour rire, assez violentes toutefois pour que des marmots y fussent blessés, de véritables guerres ont éclaté. Vous parliez tout à l'heure de la mer et des signes avant-coureurs de la tempête, on pourrait en rapprocher ces deux formes de présages dont le sens secret nous échappe.

Mais, par sainte Marie, mon neveu, je n'aime pas ces présages, je ne parle pas des jeux des enfants, mais des paroles répandues à si haute voix en faveur de Mahomet dans ce royaume de Hongrie, qui fut jusqu'à présent un bastion de la chrétienté. Je crains fort que les Turcs ne mettent que quelques années à conquérir le pays tout entier.

 

VINCENT : Mais j'ai foi en le Christ, mon cher oncle, Il ne souffrira pas que cette abominable secte de ses mortels ennemis l'emporte sur les pays chrétiens.

 

ANTOINE : Bien dit, mon cher neveu ! Mettons en lui notre espoir et nous serons assurés de ne pas être déçus, car nous obtiendrons de lui, soit ce que nous avions demandé, soit une chose meilleure. Car Dieu ne nous envoie pas toujours ce que nous espérions. Je vous l'avais déjà dit dans notre premier entretien ! sauf en ce qui concerne le ciel, notre prière ni notre espoir ne doivent être trop précis, même si nous demandons une grâce tout à fait légitime.

En vérité, si nous autres chrétiens étions tels que Dieu nous souhaite, je ne craindrais pas les préparatifs du Grand Turc, pas plus que je ne doute que, finalement, aussi bas que soit tombée la chrétienté, elle se relèvera quand le moment sera venu, proche du jour du jugement, qui, je le crois à certains signes, est encore assez éloigné. Mais peu avant ce moment, la chrétienté souffrira beaucoup et sera dans une situation difficile. C'est ce qui ressort des paroles du Christ « Quand le Fils de l'Homme viendra, (c'est-à-dire au jour du jugement), trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc., 18, 8), comme qui dirait : « II n'en trouvera guère ». Certains passages de l'Apocalypse et de l'Évangile font clairement ressortir qu'à ce moment, la foi sera tellement effacée que, pour l'amour de ses élus, de peur qu'ils ne périssent également, il hâtera son retour. Mais il me semble que je n'aperçois pas certains de ces signes qui, d'après l'Écriture, viendront un long moment avant, entre autres, le retour des Juifs en Palestine et l'expansion générale du christianisme. Ainsi, à mon avis, je ne doute pas que la chrétienté ne connaisse un renouveau, qu'elle ne s'étende et ne refleurisse. Les bons, les vrais chrétiens qui viendront quand nous serons morts auront à la fois le réconfort et le plaisir d'être récompensés de leur fidélité et celui de voit le châtiment des lâches, car Dieu fera de ces infidèles, qui sont ses ennemis déclarés, l'instrument du châtiment de ces mauvais chrétiens, qui sont ses faux amis.

 

Je vois par bien des signes que cette épreuve va nous arriver mais aucun de ces indices ne me paraît plus odieux que celui que vous venez de mentionner. Sans aucun doute, cette façon qu'ont les gens de parler en faveur du Grand Turc montre qu'ils s'attendent à le voir envahir le pays, mais aussi qu'ils acceptent de vivre sous son règne et, en plus, de renoncer à Jésus pour tomber dans l'abominable secte de Mahomet.

 

VINCENT : C'est vrai, mon oncle. Je circule plus que vous, j'en entends forcément plus que vous et, c'est pénible, je veux croire que dans d'autres parties du royaume on ne parle pas comme cela, mais, dans notre contrée, beaucoup de gens s'attendent à la guerre. Ils ont commencé par parler en plaisantant du jour où, moyennant une conversion à la foi des Turcs, ils se rendraient maîtres des personnes et des biens des vrais chrétiens. Peu après, ils ne plaisantaient plus qu'à moitié, et maintenant, par Notre-Dame, ils ne sont pas loin de parler tout à fait sérieusement.

 

ANTOINE : Je sors peu, mon neveu, j'entends pourtant à peu près les mêmes nouvelles. Mais puisqu'il n'y a personne à qui nous pouvons nous plaindre pour opérer un redressement, quel autre remède y a-t-il que la patience ? Lequel de ces deux grands qui sont en lutte va régner sur nous ? Chacun d'eux s'intitule : roi et tous deux mettent les gens à la peine. L'un des deux est, comme vous le savez, trop loin pour nous aider, et l'autre puisqu'il espère l'aide des Turcs, ne voudra pas ou n'osera pas lutter contre ceux qui se mettront avec les Turcs. Car il ne manque pas ici d'authentiques Turcs ; ils vivent parmi nous sous divers prétextes, et informent le Grand Turc de tout ce qui se passe dans ce pays.

Mon cher neveu, je conseille à chacun de prier et d'en appeler à Dieu pour qu'il étende sa main sur nous et nous préserve de cette calamité, mais j'avertis également tout bon chrétien qu'il doit s'attendre à ce malheur, que chacun, homme et femme, fasse ses comptes minutieusement et sache ce qu'avec l'aide de Dieu il devra faire si le pire arrivait.