XIII
LES PERSÉCUTIONS DES TURCS PERMETTRONT DE DÉCELER SI CEUX QUI OCCUPENT DES FONCTIONS ÉLEVÉES SONT INTÉRESSÉS OU NON
VINCENT : Ce que vous dites, mon oncle, est si évident que personne ne le pourra nier. Personne n'avouera désirer des richesses à des fins purement humaines : chacun veut paraître auréolé de sainteté et déclare désirer les richesses accessoirement pour le bien-être qu'elles procurent mais surtout pour le bien qu'elles permettent d'accomplir.
ANTOINE : C'est ainsi que chacun fait. Mais ceux qui déclarent ne convoiter qu'accessoirement les jouissances terrestres montrent bientôt que c'est leur but principal et que les affaires de Dieu ne les intéressent point. Ils prétendent le contraire mais c'est pour leur propre malheur car « on ne se moque pas de Dieu » (Ga., 6, 7). Il y en a peut-être qui s'abusent eux-mêmes ; leur imperfection est plus grande qu'ils ne l'imaginent. Seul Dieu la voit ; c'est pourquoi le prophète dit à Dieu : « Tu as les yeux sur mon imperfection » (Jb., 14, 16) et plus loin le prophète prie : « Seigneur, lave-moi de mon péché caché » (Ps., 51, 4).
Mais, mon cher neveu, si le Grand Turc dépouille de leur avoir les vrais croyants et non ceux qui acceptent de renier leur foi pour garder leurs biens, cette épreuve sera une pierre de touche, et cela ouvrira les yeux de ceux qui se croient meilleurs qu'ils ne sont en réalité. Beaucoup de gens pleins de bonnes intentions dont ils remettent toujours à plus tard l'exécution, devront, s'ils ne se mentent pas à eux-mêmes, abandonner leurs biens pour l'amour de Dieu.
Je vois dans cette persécution des Turcs, mon cher neveu, un sujet de grand réconfort. Le riche, le puissant sert nécessairement ou bien Dieu ou bien le monde. Celui qui sert le monde trouve dans ces biens, comme je vous l'ai montré, peu de profit pour son corps et fait tort à son âme. S'il est sage, il peut estimer avantageux de perdre sa fortune ou sa situation dans un malheur général et d'une façon aussi méritoire. D'un autre côté, celui qui les conservait dans un but élevé, dans l'intention de les donner pour plaire à Dieu, ne regrettera pas de les perdre dans une persécution de la foi. Car en s'en séparant, il fait plus plaisir à Dieu qu'il ne le pourrait faire autrement. Il eut peut-être été préférable d'avoir distribué ces biens plus tôt, mais maintenant, empêché de les distribuer généreusement comme il l'avait prévu, ils ont beau lui être arrachés par la violence, il les donne tout de même volontairement à Dieu puisqu'il préfère s'en séparer plutôt que de renoncer à la foi.