XIV
C'EST FOLIE QUE DE RENIER LE CHRIST POUR CONSERVER RICHESSES ET HONNEURS
VINCENT : En toute bonne foi, mon cher oncle, je ne puis nier ceci. Il me semble que ceux qui auront été dépouillés au cours de l'invasion turque et qui n'auront pu sauver que leur vie, ceux-là, je pense, pourront tirer quelque vertu de leur malheur et y trouver sujet de réconfort.
Mais dans le cas qui nous occupe, ils ont encore leur fortune intacte entre leurs mains et le fait de la conserver ou de la perdre dépend d'eux et de la réponse qu'ils feront aux Turcs ; garderont-ils leur foi ou l'abandonneront-ils ? Il me paraît, mon oncle, que la tentation est bien forte, et bien peu de riches renonceront à leur fortune.
ANTOINE : Je le crains aussi beaucoup, mon cher neveu. Cette épreuve révèlera le vide du cur de ceux qui se flattent de sauver leur fortune dans un but élevé mais n'ont pas de Dieu une vision ferme, intime et profonde.
Pourtant, même à ceux-là, je poserais volontiers quelques questions. Je vous en prie, mon cher neveu, jouez le rôle d'un de ces personnages et répondez à sa place.
« Votre Seigneurie, dirais-je, (nous ne prendrons pas un homme de basse condition, ni de fortune modeste, car il me semble qu'un homme qui rejetterait Dieu pour pas grand'chose ne vaut pas la peine qu'on lui adresse la parole), Votre Seigneurie, pourquoi hésiter entre votre foi et votre fortune ? »
VINCENT : Mon oncle, je ne suis pas sûr de la pensée d'un autre, ni de la façon dont il répondrait, mais puisque vous me demandez de jouer ce rôle, voici ce que je dirais, et vous pouvez d'ailleurs le deviner : « Je ne tiens pas à perdre tous ces avantages que je détiens maintenant : richesses, biens, terres, héritage, et l'autorité que j'ai dans le pays. Toutes ces choses, le Grand Turc me permet de les conserver, et même, de les faire prospérer si je veux renoncer à la foi du Christ ; mais oui, ajouterais-je, je ne suis même pas obligé d'y mettre un tel prix, on ne me forcera pas à renoncer complètement au Christ ni à la foi chrétienne, mais seulement à la portion de cette foi qui ne s'accorde pas avec la religion de Mahomet. Il me suffirait de reconnaître Mahomet pour un vrai prophète et de servir les Turcs dans leurs guerres contre les rois chrétiens ; moyennant quoi, on ne m'empêchera pas de louer le Christ, de l'honorer, de le servir, et de le tenir pour un homme de bien ».
ANTOINE : Le Christ n'a pas un tel besoin de votre Seigneurie qu'il accepte de telles conventions et qu'il partage les services de votre Seigneurie avec son ennemi plutôt que de les perdre. Il vous a déjà prévenu par la bouche de saint Paul qu'il ne veut pas partager : « Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres, entre le Christ et Bélial ? » (2 Co., 6, 15) ; et il vous dit lui-même : « Nul ne peut servir deux maîtres » Mt., 6, 24). Il veut que vous croyiez tout ce qu'il vous a enseigné, que vous fassiez tout ce qu'il vous a ordonné, que vous vous absteniez de tout ce qu'il vous a défendu, sans aucune exception. Brisez un seul de ses commandements et vous brisez tout. Abandonnez un seul point de sa foi et vous abandonnez tout, de même que les remerciements qu'il vous adresserait pour le reste. Si vous faites avec Dieu de tels marchés, si vous décidez vous-même de ce que vous voulez bien faire pour lui et de ce que vous lui refusez, je dis que dans de tels contrats vous signez vous-même les deux parties et qu'il ne vous en saura aucun gré.
Mais écoutez bien ceci : vous pensez faire des arrangements avec les Turcs ; moi je vous dis qu'ils ne vous permettront pas de vous en tenir là ; mais, insensiblement, ils vous forceront à renier complètement le Christ et à mettre Mahomet à sa place. Quand ils vous font dire que le Christ n'est pas Dieu, ce n'est quun commencement. Car s'il n'est pas Dieu, il n'est pas non plus un homme de bien, puisqu'il a dit lui-même qu'il était Dieu. Non, le Christ ne veut pas être pour une part dans vos obédiences, il veut que vous l'aimiez de tout votre cur. Il a vécu il y a quinze cents ans, pourtant il avait prévu vos pensées quinze cents ans à l'avance, Il vous a répondu : « Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l'argent ! » (Lc., 16, 13).
Ceci est bien clair et vous devez le croire si vous avez la foi. Si vous ne le croyez pas, cette discussion est inutile, car pourquoi préféreriez-vous perdre vos biens plutôt qu'une foi que vous avez déjà perdue ? Mais si nous partons de l'idée que vous avez toujours la foi, et voulez la conserver, si, pour vous, le problème est de savoir si vous préférez perdre votre fortune plutôt que de renoncer ouvertement à Dieu, et si vous me répondez que plutôt que de perdre cette fortune vous préférez renoncer extérieurement à Dieu, je vous réponds ceci :
Je passe sous silence le peu de bien que ces choses apportent au corps et le grand tort qu'elles font à l'âme et, puisque le point de départ de votre hésitation est cette promesse des Turcs de vous laisser la jouissance de vos biens si vous reniez le Christ, je vous demande, moi, comment vous pouvez vous fier à cette promesse ?
VINCENT : Quelle autre garantie peut-on obtenir d'un grand prince que sa parole que, pour son honneur, il est tenu de respecter ?
ANTOINE : Il l'a déjà violée plusieurs fois ; qui oserait le lui reprocher en face ? Lui n'a guère souci des reproches que personne n'osera jamais lui faire !
Au surplus, il ne s'en soucierait guère à supposer qu'on les lui adresse. Voici ce qui est arrivé, à l'un de mes amis, qui voulut un jour protester auprès du Sultan de Syrie. Mon ami fut plusieurs années dans ce pays pour ses affaires. Un jour il donna au Sultan une forte somme d'argent, pour obtenir la concession d'un certain emploi temporaire, mais il venait à peine de lui remettre la somme que le Sultan affermait cette charge à quelqu'un de sa secte, mettant ainsi notre Hongrois à la porte. Mon ami s'en fut le trouver et lui rappela la convention qu'il venait de passer, la parole prononcée de sa bouche, le papier signé de sa main. Le Sultan lui répondit froidement : « Apprends de moi, chien, que ni ma bouche ni ma main ne m'obligent à quoi que ce soit. Elles m'obéissent, je ne leur dois rien. Quant à toi, quitte le pays immédiatement ! »
Songez, Seigneur, que le Sultan et le Grand Turc sont de la même secte. Ne pensez-vous pas qu'ils se comportent de la même manière devant la parole donnée ?
VINCENT : Force m'est néanmoins d'en courir le risque, car je ne puis avoir d'autre garantie.
ANTOINE : C'est risquer de façon bien peu sage, que de mettre votre âme en danger de damnation, pour des biens matériels que vous n'êtes même pas sûr de garder !
Mais allons plus loin. Supposons que vous puissiez être sûr de la parole du Grand Turc, garderez-vous alors votre avoir ?
VINCENT : Mais oui.
ANTOINE : Et jusqu'à quand ?
VINCENT : Jusqu'à ma mort.
ANTOINE : Admettons. Mais bien qu'il y ait peu de chances pour que le Turc vous laisse votre fortune aussi longtemps, si vous avez cinquante ans, toute la faveur qu'il pourra vous témoigner ne vous rajeunira pas d'un jour, et en un seul moment vous devrez tout perdre.
VINCENT : On est déjà content de ne manquer de rien pendant la vie.
ANTOINE : Si le Grand Turc vous donne des biens, personne ne peut-il vous les retirer ?
VINCENT : Il me semble que non.
ANTOINE : Les Turcs ne pourraient-ils perdre de nouveau ce pays que les chrétiens reprendraient, et vous courriez alors de nouveau ce danger que vous essayez d'éviter.
VINCENT : En vérité, je pense que si les Turcs nous envahissent, ils ne quitteront pas le pays de notre vivant.
ANTOINE : Mais s'ils le quittent quand nous n'y serons plus, adieu l'héritage de vos enfants ! Supposons toutefois qu'ils ne le quittent jamais plus, personne ne pourrait-il vous prendre votre bien ?
VINCENT : Non, personne.
ANTOINE : Absolument personne ? Même pas Dieu ?
VINCENT : Si, naturellement. Qui en douterait ?
ANTOINE : Qui en doute ? Mais ceux qui se demandent si oui ou non il y a un Dieu, et de telles gens ne manquent pas, comme l'atteste le prophète quand il dit : « L'insensé dit en son cur : il n'y a point de Dieu ! » (Ps., 14, 53).
Le plus fou ne le dira pas ouvertement, mais ils se le disent tout bas, et je crains qu'il n'y ait bien plus de fous qu'on ne le croit, et s'ils ne le disent pas ouvertement, c'est par crainte des hommes, non de Dieu. Mais ceux qui sont assez fous pour penser qu'il n'y a point de Dieu et qui pourtant l'honorent en paroles, tout en le niant dans leurs actes, de ceux-là nous ne nous occuperons pas, nous les laisserons jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de se manifester à eux, soit intérieurement et alors qu'il en est encore temps par sa grâce miséricordieuse, soit extérieurement, et trop tard, par son terrible jugement.
Mais vous, Seigneur, vous qui croyez, comme doit le faire un homme sage, vous qui savez que même si les Turcs tiennent leur promesse, et vous permettent de jouir de vos biens à la condition de renier votre religion, vous savez que Dieu à qui vous déplaisez peut vous enlever ces biens et que le Grand Turc, malgré toute sa puissance, ne serait pas capable de vous les conserver, dès lors pourquoi seriez-vous assez déraisonnable pour faire plaisir aux Turcs en perdant votre âme, dans le seul but de conserver vos biens, alors que vous savez que Dieu, à qui vous déplaisez, peut vous les enlever ?
Puisque vous croyez en Dieu, vous savez que les Turcs ne peuvent pas plus vous enlever vos biens que le démon ne le pouvait pour Job. Pensez-vous que s'il permet aux Turcs de vous enlever vos biens, parce que vous faites une chose qui lui est agréable, il vous permettra d'en jouir tranquillement au prix d'un acte aussi répréhensible ?
VINCENT : Dieu est bon, et quand des hommes l'ont offensé, il leur permet néanmoins de continuer à vivre longtemps dans la prospérité.
ANTOINE : Longtemps, en vérité ? Non, Seigneur, il ne le permet à personne, car la vie entière est brève, et la vôtre est déjà à moitié écoulée, peut-être même plus qu'à moitié. Quand une chandelle est à moitié consumée, peut-il en rester un long bout ?
Il n'est pire état d'esprit que de se réjouir d'avantages mal acquis. C'est le chemin direct qui mène à l'arrogance, laquelle entraîne au péché, à l'infidélité. On en arrive bientôt à penser que Dieu ne se soucie pas de ce que font les hommes, ni de ce qu'ils pensent. L'Écriture dit : « Ne dites pas : J'ai péché et il ne m'est rien arrivé, car Dieu tolère avant de châtier » (Eccl., 6, 4). Mais, comme le dit saint Augustin, plus il tarde, plus ses coups sont violents.
Soyez sûr, quand vous déplaisez à Dieu pour garder vos richesses, qu'il ne permettra pas qu'elles vous fassent du bien. Mais il vous les enlèvera, ou il vous permettra de les garder pour un moment, ce qui vous fera le plus grand tort, et plus tard quand vous y penserez le moins, il vous arrachera à elles.
Quel ne sera pas votre chagrin, quand vous verrez que subitement vous devez les laisser à tel endroit, tandis que votre corps sera déposé en un autre ? Mais le plus pénible de tout sera de vous apercevoir que votre âme d'abord, et ensuite votre corps au jugement dernier, seront engloutis dans les entrailles de la terre, dans l'antre du démon, et devront y rester pour l'éternité. Quel plaisir humain pourrait compenser cette souffrance intolérable, même s'il ne fallait la subir que pendant un an, un jour, une heure ? Dès lors, quelle folie, pour de misérables plaisirs, si brefs, de vous jeter tête baissée dans le feu éternel de l'enfer qui jamais ne s'apaise, même pas pour une minute, et d'y rester pour des centaines de milliers d'années ?
Notre-Seigneur réfutait en peu de mots les folies de ceux qui, pour la jouissance passagère des biens de ce monde refusaient sa foi et donnaient leur âme au diable : « Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier, s'il perd son âme ? » (Mt., 16, 26). Cela devrait suffire, me semble-t-il, pour que ceux qui ont du bien acceptent de s'en séparer plutôt que perdre leur âme en essayant de le garder ou d'accroître ce qu'ils ont.
VINCENT : Vous avez raison, mon oncle, et je ne vois pas ce que ces gens pourraient alléguer pour défendre leur folie. Je ne désire pas jouer leur rôle plus longtemps, mais je prie Dieu de me donner un rôle qui serait le contre-pied de celui-ci. Je prie le Seigneur de ne jamais renier ma foi, ni en pensées, ni en paroles, je me fie pour cela en sa grande bonté.