XV
LA TERREUR QU'INSPIRE CETTE ÉPREUVE ÉCLAIRERA LES GENS SUR LEURS PROPRES IMPERFECTIONS
ANTOINE : Même si cette persécution ne s'abat pas effectivement sur les gens, il suffira de la terreur qu'elle inspire d'avance pour les éclairer sur leurs propres imperfections et cela peut leur être très utile, s'ils ont l'esprit et aussi la grâce d'y parer quand il en est temps encore ; car maintenant ils peuvent trouver une cachette pour leurs trésors, et si sûre que jamais l'armée turque ne la découvrira.
VINCENT : Soyez certain, mon cher oncle que, si vous leur indiquez ce moyen, ils ne l'oublieront pas. Mais j'en ai connus qui ont eu cette pensée ; ils avaient bien caché leur argent, l'enterrant très profondément, pourtant, quand ils revinrent ils s'aperçurent qu'ils avaient été volés.
ANTOINE : Ce n'est pas étonnant, car ils avaient caché leur trésor très sottement et dans un endroit où on leur avait recommandé de ne pas le faire. Ils connaissaient bien celui qui leur faisait une telle recommandation et le tenaient pour un homme qui savait ce qu'il disait.
VINCENT : Alors, ils étaient complètement fous ; mais leur avait-il indiqué également un endroit sûr, ou s'était-il contenté de leur en déconseiller un autre ?
ANTOINE : Mais, oui, par Notre-Dame, il l'a indiqué très clairement, il leur a dit qu'il ne fallait pas enterrer leur trésor, car les voleurs pourraient le leur dérober.
VINCENT : Mais où le cacher alors ? Les voleurs peuvent le trouver n'importe où.
ANTOINE : Il leur conseilla de le cacher au ciel, et l'y laisser car là il sera en sécurité, et celui qui donna ce conseil savait ce qu'il disait car c'est Notre-Seigneur lui-même qui dit dans le 6ème chapitre de saint Matthieu : « N'enfouissez pas vos trésors dans la terre, où ils sont rongés par la rouille et la vermine, où les voleurs peuvent vous les enlever, mais amassez vos trésors au ciel, où il n'y a ni vermine, ni rouille, ni voleurs, car là où est votre trésor, là est aussi votre cur » (Mt., 6, 19).
Si nous méditions bien ces paroles de Notre-Seigneur, nous n'aurions plus besoin de conseils ni de réconfort au sujet de la perte de nos biens temporels ; nous les donnerions aux pauvres. C'est là qu'ils seront en sécurité, car qui irait fouiller le sac du mendiant ?
Si nous donnons aux pauvres pour l'amour du Christ, nous donnons au Christ lui-même ; aucun persécuteur n'est assez fort pour lui arracher quoi que ce soit.
VINCENT : Personne ne discutera cela. Cependant chaque homme éprouve dans le fond de son cur on ne sait quelle aversion, on ne sait quel dégoût pour la pauvreté.
ANTOINE : C'est vrai pour ceux qui n'écoutent jamais, ou rarement un bon conseil destiné à les détourner de cet état d'esprit, ceux qui, quand ils entendent un conseil de ce genre, n'y prêtent guère plus d'attention qu'à une histoire sans importance, par politesse, et non avec l'intention d'en tirer sagement profit. Si nous nous appliquions, non seulement avec nos oreilles, mais aussi avec notre cur à écouter les paroles de Notre-Seigneur, si nous considérions que ces paroles ne sont point l'uvre d'un faiseur de sentences ou d'un poète lyrique, mais le verbe sacré du Dieu tout-puissant, nous serions honteux de nous-mêmes ; nous éprouverions des remords en ne sentant pas que de les avoir entendues, nous sommes devenus plus forts qu'avant pour le bon combat.
Cela nous montre que les broussailles et les buissons épineux ont tellement envahi nos curs, qu'ils étouffent la bonne semence de la parole de Dieu. Le Seigneur est pour nous un bon maître quand il appelle ses gens aux champs (car en ceci les persécuteurs sont ses gens), et leur fait arracher toutes ces mauvaises herbes, ces ronces qui sont nos richesses terrestres, et les éloigne de nous pour que la parole divine trouve en nos curs assez de place pour croître et s'épanouir. Car nous trouverons vraies alors ces paroles de Notre-Seigneur : « Là où est votre trésor est aussi votre cur » (Mt., 6, 19). Si nous mettons notre trésor en terre, notre cur sera en terre, si nous le mettons au ciel, notre cur y sera aussi.
Si ton cur était en dehors du monde, au ciel, toutes les peines, tous les tourments qu'on peut inventer sur terre ne le toucheraient pas. Que nos curs soient donc au paradis, et, pour cela débarrassons-nous de ce qui nous attache à la terre, et ne doutons pas qu'aussitôt, nous nous trouverons à merveille d'avoir suivi le conseil du Christ, car le grand réconfort de l'Esprit-Saint diminuera en nous la souffrance que nous pourrions subir, il l'adoucira et, d'une certaine manière, il l'effacera.
Supposez que dans un certain temps, nous soyons obligés de quitter ce pays et de nous réfugier dans un autre, ne trouverions-nous pas fou l'homme qui ne serait pas heureux d'envoyer ses biens dans cet autre pays et de s'en séparer pour un moment ? Mais nous sommes bien plus fous, puisque, sachant que nous n'en avons plus pour longtemps ici-bas, nous sommes incapables d'envoyer nos biens dans l'autre monde, retenus que nous sommes par la crainte de manquer d'une chose ou l'autre. Car là-haut nous sommes assurés de vivre dans l'opulence, si nous y avons envoyé notre trésor terrestre alors que, si nous ne l'avons pas fait, nous risquons d'être misérables pour l'éternité.
VINCENT : Ces considérations, mon bon oncle, me paraissent encourageantes à suffisance.