XVIII
CONSEILS POUR LUTTER CONTRE LA CRAINTE QU'INSPIRE LA DOULEUR PHYSIQUE ET SPÉCIALEMENT LA CAPTIVITÉ
Maintenant que nous avons quelque peu repris courage, nous pouvons considérer toutes ces choses d'un esprit plus serein. Nous évoquerons d'abord la douleur physique. Vous disiez que c'était ce qui vous effrayait le plus. Vous avez évoqué, si mes souvenirs sont exacts, la déportation, l'emprisonnement, et une mort pénible et honteuse. Commençons par la déportation.
VINCENT : Il me semble, mon oncle, qu'il est très pénible d'être emmené loin de chez soi, dans un pays étranger et inconnu.
ANTOINE : Je ne puis le nier, mon neveu, mais si loin qu'on nous emmène, Dieu saura toujours nous retrouver, et se manifester à nous ! Mais si mon transfert dans un pays étranger devait me peser à ce point, c'est à moi que la faute en incomberait. Je sais que, quel que soit l'endroit où on m'emmène, Dieu sera avec moi. Si je puis obtenir la grâce (et je le puis si je le veux) de ne désirer que lui, il me sera indifférent d'être emmené ici ou là. Si je souffre beaucoup de n'être plus dans mon pays, la raison de cette souffrance est ma propre imagination qui est faussée et qui me fait tort car je me suis mis en tête que ce pays est mien, alors qu'il n'en est rien car, comme dit saint Paul : « Nous n'avons ici ni cité, ni pays mais nous cherchons celui qui doit venir ! » (Héb., 13, 14). Quel que soit le sol que nous foulons, nous ne sommes ici que des pèlerins et des voyageurs, et si je prenais un pays pour le mien, ce devrait être non le pays d'où je viens, mais celui où j'arrive. Ce pays me paraîtra étrange pendant un moment, mais mon pays natal aussi me parut étrange quand je vins au monde. S'il m'est pénible d'être loin de chez moi, mon chagrin sera encore aggravé si je ne remets mon âme entre les mains de Dieu, car c'est là qu'elle doit être ; si je le fais, ma peine en sera grandement soulagée.
Je ne puis nier que les maux qui accompagnent la captivité soient très affligeants. Pourtant, si cela nous est pénible à ce point, c'est beaucoup parce que nous avons pris notre liberté pour un bienfait plus grand qu'il n'est en réalité. Considérons le problème comme ceci : la captivité, la servitude, l'asservissement, qu'est-ce sinon la soumission par la contrainte violente d'un homme à un autre ? Quand nous serons emmenés par les Turcs et que nous serons obligés de faire ce qu'ils veulent, nous nous lamenterons avec raison sur la perte de notre liberté, nous penserons que, par notre actuelle servitude, nous portons un très lourd fardeau. Mais nous nous lamenterions moins si nous nous souvenions de ce qu'était en réalité la liberté que nous avons perdue, et si nous ne l'embellissions pas. Nous nous disons que nous pouvions faire ce que nous voulions : mais là nous nous trompons. Qui peut se vanter de faire ce qu'il lui plaît ? Dans bien des domaines, disons : la moitié, Dieu a, par sa volonté suprême, limité notre liberté. Mais nous faisons la sourde oreille et nous faisons ce qui nous plaît. Elle est bien réduite par les lois des hommes. Ceux-ci non plus ne diminueraient pas notre liberté, si nous n'avions peur des châtiments. Des hommes, qui ont sur nous de l'autorité, ne nous commandent-ils pas des travaux que nous n'osons refuser et que nous accomplissons contraints et forcés ? Certains sont même si pénibles qu'aucun seigneur ne les commanderait à ses serfs. Que chaque homme qui se considère comme libre réfléchisse à ceci et j'affirme qu'il aura moins d'admiration pour sa liberté.
Pourtant, je n'ai pas encore parlé de l'esclavage où se trouvent presque tous ceux qui se vantent d'être libres : l'esclavage du péché. C'est le Seigneur lui-même qui nous dit que c'est là un esclavage : « Celui qui commet le péché est l'esclave du péché » (Jn., 8, 34). Qui, dès lors, peut se vanter d'être libre et considérer comme une calamité de devenir, par les hasards de la guerre, l'esclave d'un homme, puisqu'il est déjà, par son péché, l'esclave du démon ? Chaque jour le démon nous fait commettre des vilenies en se servant des passions que nous suivons aveuglément parce que notre manque de foi nous rend trop faibles pour les réfréner. Donc, notre liberté est, en réalité, l'esclavage le plus dur, celui du serf le plus vil envers le maître le plus cruel. Rappelons-nous, dans notre esclavage, ce que nous faisions à cette heure du jour, quand nous étions libres et ce que nous ferions si nous l'étions encore ; peut-être verrons-nous qu'il vaut mieux pour nous être occupés à ce que nous faisons, qu'à ce que nous aurions fait si nous eussions été libres. Nous trouverons matière à grand réconfort dans la pensée que notre esclavage apparemment causé par la guerre nous vient, en réalité, de Dieu et que, si nous le prenons bien, il servira pour la rémission de nos péchés et aussi qu'il nous vaudra une récompense dans l'autre monde.
Le plus pénible à supporter dans la captivité c'est que nous sommes astreints à un travail qui nous répugne. Sénèque donne à ceci un bon remède : « Tâche ne jamais rien faire sans l'avoir voulu, mais si tu te vois contraint à une tâche, mets-y tout ton cur. »
VINCENT : C'est vite dit, mon oncle, mais difficile à faire.
ANTOINE : Notre esprit indocile, rend pénible chaque bonne chose, et cela nous fait grand tort. Mais dans le cas qui nous occupe, si nous voulons être bons chrétiens, nous aurons raison de nous réjouir à cause du grand réconfort que nous trouverons dans cette épreuve ; car il nous souviendra que dans l'accomplissement patient et serein de notre service envers cet homme à qui nous sommes assujettis, nous obéissons à un ordre de Dieu, donné par la bouche de saint Paul Servi, obedite dominis carnalibus et que nous serons compensés par Dieu.
Souvenons-nous, enfin, de l'humble douceur de notre sauveur le Christ, qui « étant lui-même, Dieu tout-puissant, s'humilia et prit la condition d'esclave » (Phil., 2, 6), afin que nous ne fussions pas abandonnés par son Père. Nous ne sommes que des ingrats et des imbéciles, si plutôt que d'endurer temporairement cet esclavage, nous le renions, lui qui nous délivra, par sa mort, de l'esclavage du démon, lui qui veut en salaire de notre bref esclavage, nous donner l'éternelle liberté.
VINCENT : Mon oncle, ceci est fort bien dit ! L'esclavage est une condition à laquelle tout homme sensé espère échapper, mais vous m'avez présenté la chose de telle façon qu'elle ne me paraît plus si affreuse, et surtout vous m'avez fait comprendre qu'un homme quelque peu sensé n'a pas le droit de renier sa foi pour cela. Maintenant, je vous en prie, parlez-moi de l'emprisonnement.