XXIII
DE LA HONTE ATTACHÉE À LA MORT DANS LA PERSÉCUTION POUR LA FOI
Comment un homme pieux et sage peut-il craindre à ce point la honte attachée à cette mort quand sa foi et sa raison lui montrent, clair comme le jour, qu'il n'y a là aucune honte ? Comment une telle mort serait-elle honteuse, puisqu'elle est glorieuse ? N'est-il pas glorieux de mourir pour le Christ, pour la foi, dans la foi, avec en même temps l'espérance et la charité ? Car l'Écriture dit clairement : « La mort de ses saints est précieuse aux yeux de Dieu » (Ps., 116, 15). Si la mort des saints a du prix aux yeux de lÉternel, elle ne peut en aucune façon être honteuse et nous pouvons être certains que, non seulement à la mort de saint Étienne, à qui il se montra dans le ciel entr'ouvert, mais encore à la mort de chaque homme succombant pour sa foi, Dieu et toute sa compagnie céleste contemplent le martyr.
Supposez, mon cher neveu, que vous suiviez une avenue dans une grande ville ; d'un côté de l'avenue, des gens misérables et fous vous injurient de mille façons, de l'autre, une noble compagnie, vous loue et vous approuve avec autant de force qu'en met à vous railler la canaille d'en face. Allez-vous rebrousser chemin et vous sentir humilié par les insultes de la foule imbécile, ou continuerez-vous le cur joyeux, vous sentant très honoré par les compliments des gens honorables ?
VINCENT : Sans aucun doute, je n'accorderais aucune importance aux insultes des gueux, et n'écouterais que les bonnes paroles des gens honnêtes.
ANTOINE : Dès lors, mon neveu, aucun homme ayant un peu de foi ne peut se sentir humilié par la mort qu'il subit pour le Christ. Si honteuse qu'elle paraisse ici-bas aux yeux de quelques personnes méprisables, cette mort est hautement approuvée comme une chose de grand prix par Dieu et par tous ceux qui l'entourent au ciel, et eux la voient tout aussi bien que ces imbéciles, ici sur terre. Ceux du ciel sont bien plus nombreux, à cent contre un au moins, et ils sont bien plus estimables.
Si un homme est assez sot pour avoir honte de confesser la foi de Dieu de crainte d'être puni par des brutes comme celles-là, alors, par crainte d'un semblant de honte, il tombera dans la véritable honte, la honte qui entraîne la mort ! Car Notre-Seigneur a fait une promesse. Il a dit qu'il serait honteux de cet homme devant son Père et ses anges. « Celui qui aura honte de moi et de mes paroles, de celui-là le Fils de l'Homme aura honte lorsqu'il viendra dans sa gloire et dans celle du Père et des anges » (Lc., 9, 6). Et quelle honte affreuse ce sera là ! S'il lui est arrivé de rougir en ce monde, il aura les joues en feu dans l'autre, quand le Christ se dira honteux de lui.
Les bienheureux apôtres considéraient qu'il était glorieux de souffrir pour la foi du Christ alors que nous, pauvres imbéciles, nous nous en sentons humiliés. Quand on les couvrait d'outrages et de mépris, quand on leur défendait de prononcer le nom du Christ, « ils sortaient de la salle du conseil fiers et joyeux que Dieu eût daigné leur faire l'honneur de souffrir pour le nom de Jésus » (Act., 5, 41). Ils étaient même si fiers d'avoir à souffrir cette peine infamante, que malgré la défense du grand conseil ils ne cessèrent jamais de prêcher le nom de Jésus, non seulement dans le temple d'où ils avaient été chassés à coups de fouet pour cette raison même, mais encore ils s'en allaient prêcher de maison en maison.
Puisque nous accordons une telle importance à l'estime des gens, je souhaite que nous accordions de l'importance non seulement à ce qu'ils font de mal, mais aussi à ce qu'ils font de bien. On se fait une place dans le monde par un métier ou par le commerce, ou encore par une autre manière de vivre. Et souvent on confie les jeunes à des gens qui les forment à leur métier et sous la direction de qui ils grandissent. Mais si le maître voit que son apprenti refuse de faire ce que lui-même faisait quand il était en apprentissage, il considérera cet apprenti comme un prétentieux incapable. Alors, méditons bien ceci : notre Maître le Christ (qui n'est pas seulement le Maître mais aussi le Créateur du monde) ne rougit pas de souffrir pour nous la mort la plus honteuse qui existât alors. Et il endura les moqueries les plus injurieuses, et les souffrances les plus atroces, comme le couronnement d'épines qui fit couler le sang sur sa figure. Ils lui mirent un roseau entre les mains en guise de sceptre, s'agenouillèrent devant lui, le saluèrent du nom de roi par dérision. Notre-Seigneur dit que le disciple ou le serviteur, n'est pas au-dessus du maître (Mt., 10, 24 ; Lc., 6, 40 ; Jn., 13, 16 ; 15, 20). Dès lors, si notre Maître endura tant de souffrances et d'opprobres, nous pouvons nous sentir de fières bêtes si nous refusons de faire ce qu'il fit. Alors que lui, en passant par la honte monta au ciel, nous serions assez stupides pour préférer d'être précipités dans la honte éternelle au lieu de le suivre dans l'éternelle gloire, en passant par une courte honte ici sur terre ?