Sermon d’Avent

 

CHARITÉ

 

 

« La charité de Dieu est répandue dans nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rom. 5, 5).

 

Souvenons-nous que Moïse a dit de l'Esprit-Saint : « L'esprit du Seigneur planait sur les eaux » (Gen. 1, 2). Saint Paul dira de la charité : « Je montrerai une voie plus haute encore » (I Cor. 12, 31). Et Isaïe dit : « Les séraphins demeuraient au-dessus du temple » (Is. 6, 2). « Séraphins » veut dire « ardents ». Ne remarquez-vous pas que c'est de la charité qu'il est question dans tous ces textes de l'Écriture ? D'abord, on dit qu'elle plane, puis, que c'est une voie plus haute, enfin, qu'elle demeure parce qu'elle est la béatitude.

 

La créature est formée par l'Esprit de Dieu, la charité du Père et du Fils, substantiel et consubstantiel à tous deux. La forme, c'est la ressemblance avec Dieu en laquelle est formée toute créature, quelle que soit sa nature. Il n'est aucune créature qui ne révèle quelque vestige de cette ressemblance divine, à sa manière toutefois : la marque en est très faible dans les êtres insensibles, plus forte chez les êtres doués de sensibilité, elle est à son maximum chez les êtres raisonnables. Tout être, dès lors qu'il existe, est semblable à celui qui seul est l'être en plénitude, dont c'est la nature d'être et d'être immuable. Masse informe et fluide, la créature prend forme par l'Esprit qui plane au-dessus d'elle et chaque être reçoit sa forme à son rang par la bonté de Dieu et l'action des êtres qui lui sont supérieurs. Mais la créature raisonnable, déformée par le péché, ne peut être réformée que par l'Esprit de Dieu. C'est lui qui répand dans nos cœurs la charité divine.

 

Progressant dans cette voie très sûre, nous allons jusqu'à aimer nos ennemis et nous devenons semblables à notre Père des cieux qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir pour les justes et les injustes. Enfin, pour nous donner une idée de la béatitude qui nous attend dans la connaissance et l'amour parfait de notre créateur, les séraphins, c'est-à-dire la charité, demeurent dans les hauteurs pour que nous sachions que notre bonheur sera parfait lorsque la charité divine nous aura transportés dans ces réalités que l'œil n'a pas vues, ni l'oreille entendues et qui ne sont pas montées au cœur de l'homme. De cette contemplation inférieure où le Créateur est vu dans sa créature, nous serons enlevés jusqu'à ce bien suprême et pur pour le voir à découvert et l'aimer de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces.

 

Il est important de noter dans nos textes que pour la formation et la réformation des êtres, la charité est en mouvement : dans le premier cas, elle plane, dans le second, elle est en marche. Mais elle est dite demeurer lorsque la créature trouve son suprême achèvement dans l'amour et la contemplation. Il est clair, en effet, que notre montée, des choses d'ici-bas vers les réalités supérieures, ne va pas sans labeur, tandis que notre perfection consistera en un état de repos parfait, mieux, dans un état qui ne pourra plus changer.

 

« Les séraphins demeuraient sur le temple. L'un et l'autre avaient six ailes. De deux, ils se couvraient la face ; de deux, ils se couvraient les pieds, et des deux autres, ils volaient » (Is. 6). Personne ne s'étonnera, je suppose, si je dis que la charité a des ailes. Pour nous, la charité est notre seul espoir de nous dégager de la boue de cette vallée de larmes. La charité, sous ses formes multiples, ne cesse de nous faire échapper aux filets des oiseleurs. Salomon écrit : « C'est en vain qu'on place des filets sous les yeux de ceux qui ont des ailes » (Prov. 1, 17). L'homme doit s'aimer lui-même, les autres et Dieu. La charité a six ailes pour cela : deux par lesquelles l'homme cessant de faire le mal, se soucie de sa destinée : la confession et la satisfaction ; deux avec lesquelles, faisant le bien, il s'occupe de son prochain : la compassion et la bonté ; deux, enfin, sur lesquelles il s'élève vers Dieu, laissant les choses d'en bas : le désir et l'élan de l'âme.

 

Telles sont les six ailes dont la charité nous meut en cette vie. Nous échappons aux pièges par la confession et la satisfaction ; nous faisons du bien à tous par la compassion et la bonté ; enfin, par les aspirations et le désir de notre âme, notre esprit s'attache aux réalités supérieures et en est avide. Ceci vaut pour le temps à passer sur terre parmi les embûches et tant qu'une certaine inégalité règne en ce monde, dans le besoin que nous avons les uns des autres. Mais dans la béatitude, quand le Seigneur siégera dans les hauteurs, dans cette cité où règne la justice, il n'y aura plus de péché à confesser et lorsque le Seigneur aura rendu à chacun selon ses œuvres, il n'y aura plus personne à secourir. Tout ceci appartient aux labeurs et aux misères de la vie présente. Aussi l'esprit dit : « Qu'ils se reposent désormais de leurs labeurs » (Apo. 14, 13).

 

Mais revenons à nos ailes, car nos œuvres nous suivent. Il y a quatre ailes avec lesquelles nous ne volons pas mais dont nous nous couvrons. Cherchons-en le sens caché. Pourquoi se couvrent-ils le visage et les pieds ? Il n'est peut-être personne en cette vie qui n'ait le visage si bien lavé que les yeux du Créateur n'y puissent découvrir quelques taches. Sur cette terre où nos pieds se couvrent de poussière, il n'est personne qui n'ait quelque mauvaise action à cacher à son regard. « Bienheureux ceux auxquels les fautes sont remises et les péchés couverts » (Ps. 31, 2). Ne voyez-vous pas que certains péchés ne sont pas imputés, certains sont remis et d'autres, enfin, sont couverts. Les péchés originels ne sont pas imputés, les péchés graves sont remis, les péchés véniels sont couverts.

 

Les péchés originels sont ces mouvements vicieux, dus à cette corruption que nous avons héritée d'Adam, et qui sont par nature dans nos membres. Saint Paul dit : « Je sais qu'en moi, c'est-à-dire, dans ma chair, le bien n'habite pas » (Rom. 7, 18). Et encore : « Ce n'est pas moi qui fais ces choses, mais le péché qui habite en moi » (Rom. 7, 20). Mais ce péché n'est pas imputé à ceux qui sont régénérés dans le Christ. Nous avons contracté cette maladie par la faute d'un autre, nous en sommes délivrés par la justice d'un autre, de sorte que ce que la génération a transmis, la régénération l'a aboli.

 

Les fautes graves, elles, sont volontaires et par là, non seulement imputables mais punissables. Elles nous sont cependant remises par la miséricorde de Dieu, si elles sont suivies d'une confession sincère et d'une satisfaction.

 

Les péchés véniels viennent de l'ignorance ou de la faiblesse. L'ignorance est un défaut de notre raison, la faiblesse un défaut de notre affectivité. L'ignorance peut être comparée à l'œil qui fait partie de notre visage. S'il est malade, il se trompera souvent dans ses estimations : il croit que ce qui est grand est petit, courbé ce qui est droit, ou vice versa. Il commet ainsi beaucoup d'erreurs. Or, la raison est l'œil de l'âme. Troublée par l'ignorance, elle prend pour mal ce qui est bien, ténèbres ce qui est lumière, doux ce qui est amer, ou vice versa. De cette mauvaise vue procèdent tous les péchés d'ignorance. Mais la charité couvre la multitude des péchés (Jac. 5, 20) ; comme de deux ailes, elle couvre la face du temple, c'est-à-dire l'âme des parfaits. Ces taches contractées à cause d'une mauvaise vue, si elles sont offertes au regard de Dieu par une confession de tous les jours et une continuelle satisfaction, Dieu ne les regarde pas.

 

Les fautes de faiblesse viennent des attraits que subit notre âme. Ces attraits sont comme les pieds de l'âme, puisque tantôt ils nous font courir vers quelque objet, tantôt ils nous portent à le fuir. L'esprit, tiraillé par ces attraits, ne se dévoue pas à tous également, mais pour les choses temporelles aussi bien que spirituelles, il préfère ses inclinations aux jugements de la raison. De la poussière s'attache ainsi à nos pieds. Les élus n'en seront plus embarrassés, car la charité parfaite couvre ces pieds de l'âme avec les ailes de la bonté et de la pitié. Elles nous font voler au secours du prochain. Le prophète a donc raison de dire : de deux ailes, ils se couvrent la face et de deux ailes, ils se couvrent les pieds.

 

Mais il nous reste encore deux ailes dont la charité ne cesse de faire voler les élus en cette vie et dans l'autre. Ces deux ailes sont le désir et l'élan qui nous font tendre vers Dieu en ce monde et qui, lorsque nous serons passés tout entiers en Dieu, nous feront goûter combien le Seigneur est doux, tout en nous faisant désirer sans cesse voir sa face. Nous serons alors comme les anges de Dieu. Or, saint Pierre nous dit : « Les anges désirent le voir » (I Petr. 1, 12). Mais le Seigneur avait dit : « Leurs anges voient toujours la face du Père » (Mt. 18, 10). Nous verrons donc sans cesse et pourtant nous désirerons toujours voir, de sorte que cette vision satisfera notre désir et que le désir éliminera l'ennui (1).

 

Tel est cet immense bonheur que vous cachez, Seigneur, à ceux qui vous craignent, parce que vous ne le révélez qu'à ceux qui vous aiment de tout leur être. Quand le Seigneur siégera dans les hauteurs, que la corruption aura disparu, que toute infirmité sera guérie et que la mort sera absorbée, nous le verrons alors tel qu'il est.

 

« Et ils se criaient l'un à l'autre : Saint, saint, saint, le Seigneur, Dieu des armées... La terre est remplie de sa gloire » ( Is, 6, 3).

 

Nous verrons alors notre Créateur, nous l'aimerons et le louerons. L'amour viendra de la vision et la louange de l'amour. « Heureux ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles » (Ps., 83, 5). C'est cette louange que l'Esprit-Saint a voulu exprimer par cette clameur des séraphins. Le séraphin signifie par son nom, le feu de l'amour, et par sa clameur, il nous donne une idée de la louange inexprimable qui naîtra de notre amour. Dieu sera loué en lui-même et dans sa créature. « Saint, saint, saint, le Seigneur, Dieu des armées ». Voilà la vraie louange du Créateur : Un dans la Trinité. Ils vous disent « saint » trois fois, parce que vous êtes trinité ; saint le Père, saint le Fils, saint le Saint-Esprit ; mais parce que ces trois sont un, ils ne disent pas les Seigneurs, Dieux des armées, mais le Seigneur, Dieu des Armées.

Et joignant à la louange du Créateur, celle des créatures, ils disent : « La terre est remplie de votre gloire ». Par ces mots, le bonheur suprême est très heureusement exprimé. Le Seigneur siégera dans les hauteurs mais Dieu sera tout en tous. Il sera vraiment alors Dieu avec nous, et en nous, et nous en lui, et avec lui.

 

(1) Tandis que saint Thomas affirme que « parvenus à la béatitude parfaite, il n'y aura plus de place pour le désir » (Somme théol. 2a 2ae, q. 28, a. 3 ; voir néanmoins la 2ae, q. 33, a. 2) ; Aelred suit ici une tradition dont témoignent saint Augustin et saint Grégoire, selon laquelle le désir persisterait dans la béatitude en dépit du rassasiement. Voir l'article « Epectase » par le R. Père Placide DESEILLE dans le Dictionnaire de Spiritualité, t. 3, col. 785-788.