CHAPITRE I
La Charité
LA CHARITÉ ENVERS DIEU
1. « La charité envers Dieu est véritable et parfaite, quand l'âme s'unit à Dieu avec toutes ses facultés et toute l'ardeur de son amour, sans chercher en lui aucun avantage temporel ou éternel, mais uniquement éprise de sa bonté, de sa sainteté, de sa perfection, de sa béatitude essentielles (1). »
2. Pour une âme délicate, en effet, la seule idée d'aimer Dieu, comme on aime un avantage ou une récompense, est un sujet d'horreur. Elle ressemble à Dieu qui se répand en notre âme avec toute sa puissance, sans en attendre jamais aucune utilité ; mais simplement parce qu'il veut nous associer à son propre bonheur. Au contraire, celui qui aime Dieu parce que Dieu est bon pour lui, c'est-à-dire principalement afin que Dieu lui communique sa béatitude, celui-là est convaincu de n'avoir qu'une charité naturelle et imparfaite (2).
3. Le moyen de parvenir à une charité vraie, c'est la connaissance vraie de Dieu. Car en Lui se trouve tout ce quon peut aimer, à savoir : la noblesse, la sainteté, la puissance, la sagesse, la bonté, la beauté, la providence, etc. De même, l'amour de Dieu pour nous, amour éternel, immense, sans interruption et très fidèle, nous attire à la vraie charité (3).
4. Comment se prouve la vraie charité. Notre-Seigneur nous l'apprend par ces paroles : « Celui qui a mes commandements et les garde, c'est celui-là qui m'aime » (Jean, ch. 14, v. 21). Saint Augustin atteste aussi que « la mesure de notre amour de Dieu est celle même de notre obéissance à ses commandements » (4). Ce qu'il faut entendre aussi des engagements volontaires ou des vux qui obligent autant que des commandements (5).
Le bienheureux Grégoire rend aussi témoignage à la parole de Notre-Seigneur : « Rentrez en vous-mêmes, frères très chers, et demandez-vous si vous aimez vraiment Dieu. Ne croyez pas cependant à la réponse que votre cur peut vous faire, si vos uvres ne la confirment. Touchant l'amour de votre Créateur, interrogez tout ensemble votre langue, votre âme et votre vie. Jamais l'amour de Dieu ne se repose : il fait de grandes choses, s'il existe, s'il refuse d'agir, c'est qu'il n'est pas un amour (6). »
Encore faut-il que l'accomplissement des uvres et l'observation des commandements soient purifiés dans leur intention même. On ne doit pas les entreprendre par crainte d'un châtiment ni les accomplir par amour de la récompense (7). C'est la pensée de saint Augustin : « Celui-là aime Dieu qui ne garde pas ses commandements en considération de la grandeur du châtiment ou parce qu'il est poussé à le faire par son désir avide de la récompense, mais simplement parce que ce que Dieu ordonne est très bon et très juste. »
Il existe encore deux autres signes à quoi l'on reconnaît la vraie charité. Voici le premier : se réjouir avec Dieu de tout ce qui Lui plait, quels qu'en soient l'auteur, le temps et le lieu. Seul, en effet, l'amour désintéressé, toujours en tendance vers autrui, vers ce qu'il aime, mérite des louanges de la part de Dieu ; mais non l'amour intéressé, parce qu'il revient sans cesse sur lui-même et cherche son intérêt particulier.
Et voici le second signe : s'attrister avec Dieu de tout ce qui Lui déplaît, par quelque personne, en quelque temps, heure ou lieu que cela se produise (8).
LA CHARITÉ VÉRITABLE ENVERS LE PROCHAIN
1 et 2. La vraie charité envers le prochain consiste à aimer comme soi-même son prochain, ami et ennemi, en la manière indiquée par saint Augustin : « Aimer le prochain comme soi-même, c'est l'aimer en Dieu et à cause de Dieu. Telle est la manière dont chacun doit aimer comme soi-même son prochain. Et parce que pour soi on désire tout bien et on fuit tout mal, qu'on n'agisse pas différemment pout le prochain. »
Voici une autre façon d'expliquer ce commandement. Tout homme aime son bien propre dans son corps et dans son âme, dans ses richesses et dans son honneur, et en ces différentes espèces de biens il fuit tout mal et il hait tout dommage personnel ; ainsi, en ce quadruple domaine, chacun doit aimer tout bien d'un ami comme d'un ennemi, et haïr tout dommage. Cependant le commandement de la charité n'oblige pas de se porter vers le prochain autant et aussi ardemment qu'on est affecté vis-à-vis de soi-même.
On ne peut pas juger de la véritable charité d'après l'amour que l'on a pour ses amis. Car les païens aussi aiment ceux qui les aiment (Matth., ch. 5, v.46, 47). Mais c'est à l'amour de l'ennemi que l'on estime la vraie charité. Aimer un ami, c'est naturel et ce n'est pas méritoire ; aimer, au contraire, quelqu'un qui n'aime pas, cela vient de la grâce (9).
Il y a un moyen plus excellent encore d'apprécier la vérité de l'amour envers le prochain, il est fourni par la Glose sur saint Matthieu : « Aimer un ami, cela relève de la nature ; mais celui qui n'aime pas, par des bienfaits l'amener à aimer, c'est le propre de la perfection (10). » Sans doute, personne n'est tenu en vertu du commandement, d'aimer autant qu'un ami et aussi chaudement son ennemi ; bienheureux serait-il, cependant, et souverainement parfait, celui qui pourrait avoir de l'affection, et faire des uvres de charité autant, plus même, pour un ennemi que pour un ami, pour celui qui le reprend et le corrige que pour celui qui le flatte, pour celui qui le blâme que pour celui qui lui adresse des louanges. C'est que « rien, au témoignage de saint Jean Chrysostome, ne rend aussi semblable à Dieu que d'être indulgent à ceux qui font du tort et aux méchants » (11). On obtiendrait certainement de la persécution, si on savait l'utiliser comme il faut, bien plus de grâce et de gloire que de la faveur des hommes. Ainsi, beaucoup plus que leurs amis, les bourreaux ont été utiles aux saints martyrs pour la gloire éternelle.
3. La nature elle-même doit nous porter à aimer notre prochain. « Tout vivant aime son semblable : tout homme aussi aime son prochain » (Eccli., ch. 13, v. 19). Ce qui nous pousse encore à l'aimer, c'est qu'il a en lui l'image de Dieu. De plus, c'est commandé dans l'Écriture.
4. Les preuves d'une charité véritable envers le prochain sont de s'affliger sincèrement avec un ennemi comme avec un ami, dans toute adversité ; de se réjouir avec eux de tout leur bonheur, vraiment et du fond du cur. Ces deux sentiments sont excessivement rares dans le monde.
5. Ceci révèle une véritable haine pour 1e prochain : quand on ne peut penser à lui sans avoir l'esprit accablé ; quand on le voit avec une tristesse de cur ; quand c'est avec des sentiments amers qu'on lui parle, qu'on parle de lui ou qu'on en entend parler ; quand on empêche aussi ses avantages et son bonheur ; lorsque le bien qui est en lui, on l'amoindrit et on le dénature (12).
Le Seigneur Jésus n'a pas agi de la sorte avec le traître Judas. Au moment où celui-ci le trahissait, il le nourrissait de son corps et de son sang avec ses autres chers disciples ; et sur les lieux de la trahison, loin de se dérober à son baiser, il le salua avec une bienveillance extrême, plus affligé, au dire de saint Jérôme, du crime de ce malheureux que de sa propre souffrance.
Mais, ô merveille, parfois on se vante d'aimer ses frères, et l'on porte dans le cur ces marques de la haine. Par ailleurs, il semble à beaucoup qu'il suffit de désirer pour le prochain la vie éternelle. Cette vie éternelle, ils ne peuvent ni la donner ni la ravir ; et ils la souhaiteraient aussi bien aux Juifs et aux païens (13). Non, ils ne veulent pas se rappeler que nous aussi, puisque le Seigneur a donné sa vie pour ses ennemis, nous sommes tenus, non seulement d'aimer nos frères dans le Christ, mais encore d'exposer pour eux nos biens, notre vie même, si c'est nécessaire. Cette obligation atteint surtout les supérieurs.
La charité envers Dieu s'entretient par l'accomplissement de ses ordres, selon cette parole : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurez dans mon amour, comme j'ai gardé moi-même les commandements de mon Père et comme je demeure en son amour » (Jean, ch. 15, v. 10)
Ce qui favorise la charité envers le prochain, c'est la compassion, d'après ce que dit l'Ecclésiastique, ch. 7, v. 34,35 : « Ne faites pas défaut à ceux qui pleurent, pour les consoler ; et allez de concert avec les affligés. Ne négligez pas de visiter les malades : car cela vous affermira dans la charité. »
(1) Traduction du P. Truillet, p.45 (Arcachon, 1875).
(2) La charité imparfaite, c'est celle qui se replie sur elle-même. L'auteur la qualifie de naturelle, non qu'elle soit le fruit de notre nature seule, sans le concours de la grâce, mais parce que dans l'amour de Dieu nous cherchons notre avantage, notre profit personnels. Sans doute, cette charité imparfaite est permise et utile au salut. Mais notre nature, si elle s'y arrête, est exposée, au fond, à n'aimer que soi, en aimant Dieu pour le bien qu'elle en tire, ce qui, en soi, est légitime (nous ne pourrions pas aimer Dieu s'il n'était pas notre bien, s'il n'était pas bon pour nous). Notre âme ne sort pas d'elle-même, elle ne « s'écoule pas en Dieu », pour se perdre et s'oublier en sa perfection souveraine, comme cela est juste. Les âmes délicates ne s'attardent pas à ce stade imparfait de l'amour. Leur raison d'aimer Dieu vient de Lui, de ses infinies perfections. Elles aiment Dieu pour Dieu, parce qu'il est Dieu ; donc il est bon, en soi, absolument. L'amour imparfait tend à s'achever dans l'amour désintéressé du Dieu cher à l'âme et aimé pour Lui-même, comme ami. Or on n'aime pas un ami pour le profit qu'on en tire, cela vient ensuite ; c'est la récompense, non le motif de l'amitié.
(3) Il faut entendre tout cela : l'amour de Dieu pour nous et ses qualités, non par le côté où il nous apporte du bien, mais par le côté où il nous manifeste les perfections de Dieu ; ce n'est pas le fait qu'il est bon pour nous (on reviendrait à la considération de l'amour imparfait), mais le fait que Dieu a cette bonté de nous être bon. Dieu aime à nous aimer, et cela par bonté pure ; il nous aime depuis toujours, sans attendre pour cela notre fidélité ; et c'est son amour gratuit et tout-puissant qui crée le nôtre et lui donne quelque chose de la force fidèle et immuable du sien. L'auteur, ici, se sert du mot de dilection qui désigne un amour de choix. Dieu aime tout ce qu'il a fait, mais il chérit les hommes d'un amour spécial, amour de préférence.
(4) S. Augustin, traité 82 sur S. Jean. P. L. t. 35, col. 1843.
(5) Les vux de religion, pour ceux qui les ont émis de plein gré, rendent la pratique des conseils obligatoire au même titre que les commandements. Cette remarque de l'auteur fait penser qu'il destine son ouvrage à des religieux. D'autres indices viennent confirmer cette opinion. Telle obligation de charité, notera-t-il plus loin, regarde surtout les prélats (ou supérieurs religieux) ; et le chapitre 3 est presque exclusivement consacré à l'obéissance aux supérieurs. Cependant, plusieurs autres considérations et certains détails, qui ne s'appliquent pas directement aux religieux, prouvent aussi que l'auteur n'écrivait pas seulement pour ses confrères en religion ; il espérait bien atteindre d'autres âmes.
(6) S. Grégoire le Grand, 30e Hom. sur S. Jean. P. L., t. 76, col. 1221. Le seul témoignage du cur est insuffisant, et ses sentiments doivent être actifs, s'ils sont réels. Ils influenceront donc nos paroles (la bouche parle de l'abondance du cur, Matth., ch. 12, v. 34), notre âme (principe directeur de l'activité), notre vie (activité exercée) ; il faut que tout cela assure que nous aimons Dieu.
(7) Ce ne sont pas les actes extérieurs qui ont du prix, et il faut éviter de réduire la vie spirituelle à un matérialisme et à une multiplicité d'actions sans âme ; on a l'impression d'être actif, on se disperse simplement et l'on ne s'enrichit point, parce qu'on néglige l'élément intérieur qui donne aux uvres leur valeur de vie. Ce principe intérieur, c'est l'intention, qu'il faut purifier avec soin, quoique sans anxiété, de toute considération d'intérêt personnel. Une uvre d'amour doit être faite par amour. L'ami de Dieu n'agit pas pour le même motif que le serviteur. Que celui-ci fasse attention au châtiment ou à la récompense, c'est normal : il est mercenaire, il travaille pour gagner. L'ami de Dieu travaille pour aimer et parce qu'il aime. Sa charité trouve en Dieu et dans l'excellence des ordres divins le vrai motif déterminant de ses actions.
(8) Le deuxième chapitre de l'opuscule Des murs divines, attribué à saint Thomas, contient et précise la même doctrine. Le bien plaît à Dieu en tout temps et partout, et tout bien : tout ce qui est bien dans la nature, tout ce qui est bon dans l'ordre de la grâce. Semblablement, tout bien doit nous plaire en tout temps et en toute créature, comme nous devons détester le mal partout et toujours. Le bien plaît à Dieu : cela suffit pour qu'il me plaise aussi. La charité vraie fait que je m'associe aux intentions divines, aux murs divines, et que je trouve bien, toujours, ce que Dieu même approuve. L'amour de charité imparfaite, avec son fond de souci personnel, ne va pas jusque-là ; il peut s'y mêler quelque sentiment inavoué de jalousie, et je m'attristerais plutôt du bien d'autrui, comme si la grâce donnée aux autres diminuait la mienne, comme si le bien fait par d'autres n'était pas bien fait ! Mais la charité vraie d'une âme qui tend vers Dieu pour s'écouler en Lui goûte et apprécie les choses comme Dieu Lui-même les juge (don de sagesse) ; et le bien, tout bien, lui plaît partout et toujours, parce qu'il plaît à Dieu.
(9) Nous n'avons aucune inclination naturelle à aimer nos ennemis ; nous ne pouvons les aimer que pour Dieu. L'amour de l'ennemi procède uniquement de la charité, et il en procède toujours. Il nous est naturel, au contraire, d'aimer ceux qui nous aiment ; mais il ne faudrait pas en conclure que nous ne pouvons pas faire, en les aimant, un acte méritoire d'amour surnaturel. Quand nous aimons nos parents ou nos amis, à la poussée instinctive qui nous porte à leur montrer notre affection, s'ajoutent des motifs d'ordre plus élevé, et nous les aimons, ainsi que le dit saint Augustin, en Dieu, par rapport à Dieu et à cause de Dieu.
(10) La Glose de Walafrid Strabon, mort en 849, est un commentaire de l'Écriture Sainte, composé en partie de textes des Pères. On trouve le passage rapporté ici dans la Glose sur le ch. 7, v. 12, de saint Matthieu. La Glose, telle qu'elle est reproduite dans l'édition de Migne, P.L. t. 114, col. 109, est plus expressive encore ; il ne s'agit pas simplement d'attirer à l'affection, mais d'y contraindre pour ainsi dire, par toutes sortes de bienfaits. « Que celui qui n'aime pas, soit contraint d'aimer, c'est le propre de la perfection chrétienne. »
(11) Saint Jean Chrysostome, 19e Hom. sur S. Matt. P.G. t. 57, col. 283.
(12) Ce bien que l'on déteste vient de Dieu, c'est ce qui fait de la haine un grand péché : elle s'attaque à ce qu'il y a de meilleur en l'homme. La grâce, la vertu, l'image de Dieu dans l'âme ; tout cela a droit au respect et à l'amour.
(13) Le plus grand commandement exige tout de même autre chose que le seul désir inefficace d'un bien qu'on ne peut pas procurer à autrui. La charité vraie se manifeste par des uvres : prier pour le prochain, lui venir en aide, lui faire l'aumône, ne pas lui refuser le secours d'un conseil, lui adresser quelques paroles d'éducation, ou d'encouragement ; « tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux. » (Matt., ch. 1, v. 12), Jusqu'à perdre vos biens, votre vie même, si c'était nécessaire pour le salut de vos frères.