CHAPITRE II

 

L'Humilité

 

 

1. L'humilité vraie et parfaite consiste à mépriser l'honneur que l'on vous rend et à ne point souhaiter d'être glorifié. Êtes-vous vraiment humble, vous redoutez toujours qu'on ne vous honore quelque peu ! Et si cela arrive, au fond, vous en avez peur et vous vous attristez. Vous savez bien qu'à Dieu seul sont dus honneur et gloire.

 

2. Celui qui a la véritable humilité ne se vante jamais d'aucune grâce ni d'aucun titre de gloire, à moins qu'il ne veuille, par là, donner confiance en Dieu à ceux qui l'écoutent (1). Supposez qu'on raconte de lui, quelque action d'éclat ou les grâces dont il est l'objet, il ne peut l'entendre sans que son cœur en souffre et il s'abaisse lui-même : il n'ignore pas que ce qu'on lui attribue est la propriété exclusive de Dieu, à qui seul aussi toute gloire doit revenir (2).

Il ne se compare non plus à personne, ni à un supérieur, ni à un inférieur, ni à un égal. Il croit plutôt qu'aucun homme n'est plus petit que lui ; et lui-même, il n'a de mépris pour personne. Dans son cœur, il ne méprise que soi ; il a un désir ardent que tous le méprisent, et il se réjouit grandement d'avoir été méprisé. Un tel homme n’appréhende plus aucun outrage, parce qu'il est au-dessus de toute gloire. « Il en est qui s'humilient faussement et dont le cœur est rempli de fraude » (Eccli., ch. 19, v. 23). Mais lui, au témoignage de saint Bernard, veut qu'on le tienne pour vil, et non pas qu'on dise de lui qu'il est humble (3).

Celui qui aime l'humilité doit planter en son cœur la racine de cette vertu, qui est la connaissance de sa propre fragilité. Puise-t-il voir, non seulement à quel point il est vil et méprisable, mais encore jusqu'à quelle extrémité il le pourrait être, et il le serait, aujourd'hui même, si Dieu ne l'avait retiré, de vive force, de ses péchés, et s'il ne l’épargnait pas, actuellement, des tentations (4). C'est là, au fond de son cœur, que tout homme apprend à se connaître, et à reconnaître aussi que sa faiblesse le dispose à l'abime dévorant de tous les vices (5). Le prophète Michée ne dit-il pas : « Votre humiliation est au-dedans de vous-mêmes ! » (ch. 6, v. 14).

 

3. On fait l'éducation de l'humilité en s'exerçant, souvent, à des œuvres que personne ne remarque, qu'on méprise même. La Sainte Écriture nous enseigne que celui qui se refuse aux œuvres de l'humilité ne parviendra jamais jusqu'à cette vertu.

Ce qui favorise l'humilité, c'est de reconnaître en toute vérité que, par soi-même, on ne peut vaincre aucune tentation de la chair ou de l'esprit ; encore moins peut-on faire œuvre bonne et agréable à Dieu sans un secours spécial de Jésus-Christ.

 

4. Si quelqu'un s'abaisse au point de se sentir indigne de toute grâce, c'est une preuve que son humilité est vraie. De grâce, il n'ose même plus en souhaiter aucune (6). Dieu en laisse-t-il cependant tomber sur son âme sans qu'il le désire, c'est avec inquiétude qu'il la reçoit. Il va même jusqu'à penser qu'il vaudrait mieux être privé de cette grâce que de l'avoir, parce que, tant de fois et de différentes manières, au lieu de la mériter, il n'a eu que des démérites ; et combien de fois n'a-t-il pas déshonoré cette grâce en ne s'en servant jamais selon les dispositions de Dieu !

Une autre marque de la véritable humilité, c'est de rechercher toujours la dernière place, de prendre en amitié les plus petits, de désirer comme offices les fonctions les plus simples et de demander toujours les vêtements les plus ordinaires.

 

5. L'orgueil de l'esprit se manifeste de deux manières. Par des indices extérieurs, d'abord, selon cette parole de l'Ecclésiastique : « le vêtement, le rire des lèvres et la démarche d'un homme révèlent ce qu'il est » (ch. 9, v. 27). Est-ce qu'on ne juge pas un arbre, bon ou mauvais, à ses fruits ? Et toutes nos actions ne procèdent-elles pas du cœur ou de la pensée ? De même, dit saint Jérôme (7), qu'une odeur bonne ou mauvaise s'exhale de la bouche selon la qualité des aliments que l'estomac conserve, aussi bien que des sachets d'épices plus ou moins parfumées que l'on porte sur la poitrine ; et comme un œil impur annonce, au témoignage de saint Augustin (8), que le cœur est impudique ; ainsi, des signes extérieurs trahissent les intentions de l'homme.

L'orgueil se reconnaît aussi à ces preuves intérieures, lorsque, au fond de votre cœur, vous êtes content de vous-même, vous vous préférez aux autres et vous désirez leur être préféré ; quand vous souhaitez également de plaire aux hommes par vos actions et qu'en effet, vous apportez tous vos soins à leur plaire.

 

Une, telle conduite est loin d'être conforme à celle de l'humble Maître, Jésus-Christ, lui qui, selon la doctrine de saint Paul (9), ne s'est même pas complu en soi-même, mais qui « attendait, de la part des hommes, l'opprobre et le malheur » (Ps. 68, v. 21). Il ne venait pas non plus pour commander, mais pour se soumettre. Croyons-en son témoignage : « Le Fils de l'homme n'est point venu pour être servi, mais pour servir. » (Matt., ch. 20, v, 28.) Un tel Maître que fait-il de serviteurs qui cherchent à plaire, non pas à Dieu, mais aux hommes ? Il disperse les ossements de leurs vertus ; et ces orgueilleux, à la fin, seront confondus, parce que Dieu les a rejetés (10).

 

 

(1) Parler de soi, en bonne part, est difficile et dangereux. On risque de s'enorgueillir, et pour si peu de chose !... La charité ne nous fait pas manquer à l'humilité (la vanité n'entre plus dans une âme qu'occupe tout entière la charité, disait saint Vincent Ferrier), si nous publions à nos frères, pour exciter leur confiance en Dieu, les grâces que ce Dieu nous a libéralement accordées, et qu'il peut départir, à eux comme à nous, par pure bonté : « Venez, écoutez, et je vous raconterai, à vous tous qui craignez Dieu, ce qu'il a fait à mon âme. » (Ps. 65, v. 16)

(2) Presque chaque jour, à la première heure, les prêtres récitent cette prière de louange, qui est un bon acte d'humilité : « Au Roi des siècles, immortel, invisible, seul Dieu, honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen. » (Tim., ch. 1, v. 17.)

(3) Serm. 16e sur les Cantiques. P. L., t. 183, col. 853.

(4) Dieu ne violente jamais la liberté de l'homme, et celui-ci peut s'opposer à la grâce, méchamment et délibérément. Quand Dieu veut sauver une âme, malgré sa faiblesse ou sa mauvaise volonté, il réduit victorieusement toutes ses résistances et il l'amène, par une douce violence, à se rendre aux avances souverainement attrayantes de son amour. « Il te serait dur de regimber contre l'aiguillon », disait Notre-Seigneur à Saul encore persécuteur (Act., ch. 26, v. 14). On trouve, dans le Missel (4e dimanche après la Pentecôte), cette belle Secrète : « Recevez, Seigneur, nos offrandes, laissez-vous apaiser par elles, nous vous en prions ; et, dans votre bonté, ramenez à vous, en les forçant (plus exactement : forcez vers vous) nos volontés même rebelles. »

(5) Nous avons toujours raison de nous défier de nous. Et si la grâce de Dieu nous a préservés jusqu'ici, la possibilité de déchoir et d'expérimenter, par nous-mêmes, cette « humiliation » du péché, suffit à nous maintenir dans l'humilité.

(6) Cette doctrine nous surprend, au premier abord. L'humilité, c'est la conscience d'une misère dans laquelle nous ne voulons plus rester. Et nous nous souvenons de la, prière du publicain : « Ô Dieu, ayez pitié de moi, qui suis un pécheur » (Luc, ch. 18, v. 13). Or la pitié de Dieu descend sur une âme avec la grâce et tous ses dons. Aurons-nous donc peur des dons de Dieu ? Mais non ; ce ne sont pas des pièges. Mais nous devons nous rappeler que toute grâce exige une fidélité plus grande, et « l'on demandera beaucoup à celui à qui on a beaucoup donné » (ch. 12, v. 48). Par ailleurs, souvent, nous n'avons fait que démériter. Alors il serait plus juste que Dieu nous prive de sa grâce ; nous aurions un compte moins chargé à lui rendre... Cependant, une autre parole de Jésus nous revient à la mémoire : « On donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance » (Matt., ch. 13, v. 12). Et lui-même nous invite à prier : « Votre Père céleste donnera l'Esprit-Saint à ceux qui le lui demandent » (Matt., ch.11, v.13). L'humilité ne nous empêche donc pas de solliciter les grâces de Dieu ; elle reconnaît, simplement, que nous ne méritons pas d'être exaucés.

(7) Lettre à la vierge Principia, P. L. t. 22, col. 626.

(8) Lettre 211, P. L. t. 33, col. 961.

(9) Il s'agit, sans doute, de ce passage connu de l'épître de saint Paul aux Philippiens (ch. 2, v. 5-9) : « Ayez en vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus, lequel, alors qu'il subsistait dans la forme de Dieu, ne s'attacha pas jalousement à l'égalité avec Dieu, mais s'anéantit lui-même en prenant la forme d'esclave, devenant semblable aux hommes. Et, se présentant avec l'extérieur d'un homme, il s'humilia lui-même en devenant obéissant jusqu'à la mort, la mort de la croix. »

(10) L'auteur utilise, en l'adaptant, un verset du Ps. 52 : « Dieu a dispersé les os de ceux qui veulent plaire aux hommes », v. 6. Les orgueilleux n'ont pas de vertu ; ils n'en ont que les dépouilles, les cendres, les os. Dieu dissipera tout cela ; et, eux-mêmes, il les perdra.