CHAPITRE XXIX

 

La Gravité

 

 

1 et 2. Il y a gravité véritable lorsque, sans discorde aucune, toutes les affections de l'âme et ses puissances sont rassemblées en Dieu. Il s'ensuit que l'âme se retire de tout ce qui est vain, et qu'elle préserve les sens de toute séduction. L'âme, au contraire, s'éloigne-t-elle de cette heureuse union, aussitôt la voilà prisonnière de beaucoup de vanités, puisque tout est vain ici-bas, comme le dit l'Ecclésiaste, ch. 1, v. 2.

 

3. Les saints exemples de Jésus-Christ doivent nous conduire à la vraie gravité. Saint Augustin décrivait ainsi le caractère sérieux du Christ (1) « Nous lisons bien dans les Évangiles que le Seigneur Jésus se plaignait, qu'il a pleuré, qu'il fut fatigué du chemin, qu'il a supporté opprobres et mauvais traitements, qu'il a accepté les crachats, les fouets, la croix. Nous ne voyons nulle part qu'il ait ri ou qu'il ait eu la prospérité de ce monde. De là vient, sans doute, que tous les élus se réjouissent en eux-mêmes, lorsque l'adversité commence à les accabler, et qu'aucun bonheur terrestre ne réussit plus à les séduire. Ils savent qu'il leur reste une autre voie (2). »

De même, l'Écriture désapprouve fortement le rire et la dissipation : « J'ai regardé le rire comme une folie, et j'ai dit à la joie : À quoi bon ce que tu donnes ? » (Ecclé., ch. 2, v. 2). « Même dans le rire on trouve la douleur, et la joie se termine par des larmes » (Prov., ch. 14, v. 13). Et le Psalmiste dit au Seigneur : « Vous haïssez ceux qui s'amusent inutilement à des vanités » (Ps. 30, v. 7). Ce qui doit surtout nous exciter à la gravité, c'est la menace du Christ : « Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous pleurerez et vous gémirez » (Luc, ch. 6, v. 25). Et puis, le rire et la dissipation nous distraient considérablement de la familiarité avec Dieu et ils ferment l'entrée à la grâce dans nos âmes.

 

4. Il prouve qu'il possède la gravité véritable, celui qui, en aucune occasion, n'excite les autres à la légèreté, ni par des paroles oiseuses, ni par ses actions ou ses gestes, ni par une démarche inconsidérée ; c'est de tout cœur qu'il abhorre la légèreté en lui-même ou chez les autres ; il évite les lieux où il perdait son recueillement, et pour le garder, il fuit les personnes trop libres ; ne sait-il pas qu'« on se salit à toucher de la poix » (Eccli., ch. 13, v. 1), et que celui qui entre en relations avec des gens aux mœurs légères n'échappera pas à la dissipation ? La gravité de Job était si grande que les personnes peu sérieuses évitaient sa présence. Il le dit lui-même : « En me voyant, les jeunes gens se cachaient » (Job, ch. 29, v. 8) (3). Et elle lui était si habituelle que si quelque chose de contraire apparaissait en lui, personne n'y croyait. « Si je leur souriais, ils ne pouvaient le croire, ils recueillaient avidement chacun de mes regards » (v. 24).

 

5. C'est une preuve de légèreté que d'être porté à rire, que de plaisanter, que de fréquenter les lieux de dissipation et les personnes légères, et de fuir les hommes graves et sérieux, de trouver que la gravité est pénible à voir, parce qu'on croit que des maladies peuvent en provenir. L'Ecclésiaste a fait le portrait de l'homme léger : « Réjouis-toi, jeune homme, dans ta jeunesse, livre ton cœur à la joie pendant les jours de ton adolescence, marche dans les voies de ton cœur et selon les regards de tes yeux. Mais sache que, pour cela, Dieu t'appellera au jugement » (ch. 11, v. 9).

 

 

(1) Ce texte n'a pas pour lui l'autorité de saint Augustin ; il est probablement de Fulbert de Chartres, mort en 1029, ou d'un certain Ambroise Autbert. P. L, t. 39, col. 2133. On se représente difficilement Notre-Seigneur toujours en larmes. Il devait réjouir sa sainte mère et charmer ses apôtres par sa douceur et son excessive bonté ; ce qui n'enlève rien à sa gravité sereine et libre.

(2) Le texte, reproduit par Migne, a des variantes « les élus se réjouissent et espèrent » (in spe gaudent, à la place de : in se) ; « ils savent qu'il n'y a pas d'autre chemin pour entrer au ciel. » La première variante a pour elle la parole de saint Paul aux Romains, ch. 12, v. 12, dont il semble bien qu'elle s'inspire « Soyez joyeux dans l'espérance. »

(3) Le texte sacré ne semble pas avoir le sens péjoratif que lui prête l'auteur. Les jeunes gens révèrent Job à cause de sa grande sagesse et aussi de sa prospérité. Que Job leur sourie, ils ne peuvent croire à une telle marque de faveur de la part d'un si grand personnage.