CHAPITRE III

 

L'Obéissance

 

 

L'OBÉISSANCE À DIEU

 

Un homme obéit vraiment et parfaitement à Dieu, lorsqu'il repasse dans son esprit, fréquemment et avec soin, ce qui peut plaire davantage à Dieu, en tout temps et en tout lieu ; il pense aussi, sans cesse, aux desseins particuliers de la Providence sur lui ; et tout cela, il s'efforce de l'accomplir toujours (1).

 

 

L'OBÉISSANCE AUX SUPÉRIEURS

 

1. L'obéissance véritable aux Vicaires de Jésus-Christ ou aux Supérieurs existe dès qu'un inférieur exécute ce qui lui est le plus contraire, exactement et volontiers, sans manifester jamais, par signe, par parole ou action, qu'un ordre ne lui va pas du tout. Mais c'en est fini de l'obéissance vraie, lorsque celui qui est soumis imagine lui-même les commandements et désigne les œuvres qui lui plairaient. Écoutez ce que dit saint Augustin : « Seigneur quel excellent serviteur vous avez en celui qui s'applique moins à vous entendre lui commander ce qu'il veut, qu'à vouloir ce qu'il apprend que vous lui ordonnez (2). »

 

2. Le véritable obéissant n'attend jamais qu'on lui commande. Il suffit qu'il sache ou qu'il croit que telle est la volonté de son supérieur pour qu'il mette toute son ardeur à l'exécuter : c'est comme s'il y avait eu un ordre, et cela, à l'exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel la volonté et le bon plaisir de son Père tenaient lieu de commandement souverain.

Le véritable obéissant ne dispose jamais de ses propres actions. Il n'en juge pas à son sens, il ne dit ce qu'il en pense à personne ; puisqu'il n'a pas de volonté propre, il n'y a pas non plus quelque chose qu'il ne veuille pas (3). Il confie à Dieu et à ses supérieurs, simplement et sans inquiétude, le soin de disposer de lui-même, en toutes choses (4).

Le véritable obéissant ne se demande pas si c’est bien ou mal (5) ; Abraham non plus n'a pas jugé si c'était bien ou mal d'immoler son fils : Dieu le lui ordonnait !... Il ne distingue pas davantage le bien du mieux. Il estime, même dans le doute, que ce qu'on lui commande est toujours le meilleur : excepté le cas où il apparaîtrait manifestement que l'ordre est injuste. Alors, « sachez, dit saint Grégoire, qu'on ne peut jamais faire le mal par obéissance ; mais le bien que vous faites quelquefois par obéissance vous devez l'interrompre ».

Et saint Grégoire continue : « On nous impose parfois ce que le monde estime un bonheur, et parfois ce qu'il regarde comme une adversité. Il faut donc remarquer, avec le plus grand soin, que, tantôt, l'obéissance est nulle, si elle met un peu du sien ; et, tantôt elle est très réduite, si elle n'a pas quelque chose d'elle-même. Ainsi, on ordonne à celui-ci de monter ; on lui impose une place plus élevée : il obéit afin d'en prendre possession ; mais il supprime pour soi-même la vertu d'obéissance, si ses propres désirs le faisaient aussi soupirer après cet avancement. Est-ce se diriger par obéissance que d'accepter les honneurs et les succès de ce monde pour ne servir que les envies de sa propre ambition ? Mais voici, d'autre part, qu'on lui commande ce que le monde méprise, on lui ordonne d'aller au-devant des injures et des opprobres : alors, si son cœur, de lui-même, ne les souhaite pas, il diminue le mérite de son obéissance. Il descend, il s'abaisse sans doute jusqu'à ce qui est méprisé en cette vie, mais c'est malgré lui et sans le vouloir... Ainsi donc, l'obéissant doit avoir quelque chose du sien, en ce qui lui déplaît ; et ne rien avoir de lui-même en ce qui le rend heureux (6), pour que, dans le premier cas, son obéissance soit d'autant plus glorieuse qu'elle rejoint aussi par ses désirs l'ordre même de Dieu ; et dans l'autre cas, d'autant plus vraie qu'elle se sépare entièrement, dans son intention, de la gloire présente en ne la recevant que par la volonté divine (7). »

 

3. Ce qui nous pousse à obéir, c'est l'obéissance entière de Jésus-Christ. Non seulement il obéit en toutes choses à Dieu son Père, puisqu'il disait : « Que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre qui se fasse » (Luc, ch. 22, v. 42), mais encore il se soumit à des hommes bons, et à des méchants, et même aux démons (8).

Le fait aussi que toutes les créatures, sensibles et insensibles, obéissent à Dieu, doit nous conduire à la véritable obéissance ; et si Dieu lui-même les a assujetties à l'homme, c'est pour que l'homme reconnaisse qu'il doit se soumettre à Dieu. Ainsi, le soleil et la lune ont obéi à Josué ; la terre, à Moïse, quand elle engloutit Coré, Dathan et Abiron ; la mer obéit à saint Pierre, et il marcha sur ses eaux ; elle obéit à Moïse pour submerger Pharaon et son armée. En Égypte, les serpents obéissaient aux magiciens ; et les bêtes, aux ermites et aux Pères du désert (lisez les Vies des Pères). L'air, la grêle et la neige obéirent à Samuel ; la pluie, à Élie, le feu aussi, quand il consuma deux groupes de cinquante hommes. Les oiseaux obéirent au très saint patriarche François ; les démons aux Apôtres qui les chassaient, et les maladies, aux Saints, puisqu'ils en délivrèrent les hommes. Que de créatures se soumettaient à Moïse, en Égypte ! Enfin, parce que tout obéit à Dieu, dans le ciel, et sous le ciel, au purgatoire et en enfer, l'homme devrait bien aussi lui obéir, en toutes choses, et accomplir ses ordres et sa volonté,

 

4. Voici, d'après saint Bernard, la marque de la véritable obéissance (9) : « Celui qui obéit fidèlement ne sait pas différer, il ne remet rien au lendemain, il ignore la lenteur, il devance même les ordres. Ses yeux sont tout prêts à voir ; ses oreilles, à entendre ; sa langue, à parler ; ses mains, à agir ; ses pieds, à marcher : il se rassemble tout entier pour recueillir la volonté de son maitre. » « Celui qui obéit bien remet son vouloir et son non-vouloir aux mains de son supérieur, afin de pouvoir dire : « Mon cœur est prêt, Seigneur, oui, il est prêt (Ps. 56, v. 8), prêt à faire tout ce que vous commanderez, prêt à obéir au moindre signe, à obéir même avant le commandement, prêt à s'occuper à loisir de vous ou à servir le prochain, prêt à garder mon âme et à se reposer dans la contemplation du ciel » (10).

 

5. Et voici les marques de la désobéissance. Celui-là prouve qu'il n'est pas un sujet obéissant, s'il regarde comme injuste l'ordre de son supérieur ; de là, des murmures qui s'élèvent dans son âme ; puis, il prétexte qu'il ne peut ni ne doit faire ce qu'on lui commande, et il imagine habilement différents moyens d'échapper ; il en arrive enfin à séduire ceux qui, par insinuation ou prière, pourraient empêcher l'exécution du commandement ou rappeler l'ordre donné. Telle ne fut point la conduite d'Abraham ! Pour obéir immédiatement, il s'en alla, de grand matin, et il avait eu soin de laisser au pied de la montagne ses serviteurs : ils se seraient opposés à l'immolation de son fils tant aimé. C'est ainsi qu'il mérita, pour lui-même et pour sa postérité, d'abondantes bénédictions.

 

 

(1) Le Psaume 118 développe et réalise ce court programme de la parfaite obéissance. Continuellement, i1 fait passer devant nos yeux la loi sainte et justifiante de Dieu. Nous faisons nos délices de sa loi, et notre fonction, c'est de garder ses commandements. Nous nous excitons aussi à le faire toujours et généreusement : « Combien j'aime votre loi ! Elle est tout le jour l'objet de ma méditation » (v. 97).

(2). Conf., Livre 10, chap. 26. P. L. t. 32, col. 795.

(3) Celui qui obéit ne veut que ce qui lui est commandé. Il exécute n'importe quel ordre, il n'a garde de distinguer entre ce qui lui plaît ou ce qui ne lui plaît pas. De lui-même, on ne peut pas dire qu'il veut ou qu'il ne veut pas. Il veut simplement, mais volontiers, ce qu'on lui ordonne, et parce que cela lui est ordonné. Il ne veut pas, simplement aussi et sans regret, ce que son supérieur ne veut pas qu'il fasse. Pour pratiquer l'obéissance jusque-là, il faut un degré de vertu plus qu'ordinaire, et une perpétuelle abnégation de soi-même.

(4) Le religieux (c'est à lui que l'auteur s'adresse plus directement) a perdu, par son vœu d'obéissance, le pouvoir de donner à sa vie et à son activité une direction personnelle.

(5) Dans le plus grand nombre des cas, ces questions ne se présentent pas à l'esprit du religieux. Il sait bien que si lui-même se dirige sous l'obéissance, son supérieur le conduit, raisonnablement et vertueusement, par la prudence.

(6) L'obéissance toute seule rend méritoire l'acceptation de ce que saint Grégoire appelle ici « prospérité, succès et agréments de ce monde ». En pareille matière, il n'y a pas d'obéissance, si elle n'est pas obéissance pure. On ne doit rien y mettre du sien. C'est tout le contraire, si l'on nous commande ce à quoi nous répugnons par nature : l'obéissance extérieure et passive ne suffit plus ; il faut l'activer par nos désirs en voulant l'œuvre à réaliser.

(7) 35e livre des Morales, ch. 14, P. L. t. 76, col. 766.

(8) Notre-Seigneur affirmait à Pilate : « Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait pas été donné d'en haut » (Jean, ch. 19, v. 11). Lui-même permit à Satan de s'approcher de lui pour le tenter ; et lorsque le moment de sa passion fut venu, de lui-même encore il s'offrit à Judas et à ses bourreaux qui étaient des membres du démon ; et il s'abandonna à leur fureur, parce qu'il le voulait, pour notre rédemption. Il se soumit aux démons, en ce sens seulement qu'il leur donna, d'en haut, pouvoir d'agir sur lui.

(9) J'ai traduit largement. C'est le paragraphe 4 consacré au signe de la vertu. L'auteur commence ainsi : « Argumentum verae obedientiae habet D. Bernardus : Fidelis obediens », etc. Serm. 41, P. L. t. 183, col. 657.

(10) Méditations sur la condition de l'homme, ch. 4. P. L. t. 184, col. 494. « Ces « dévotes méditations sur la connaissance de la nature de l'homme » ne sont pas de saint Bernard.