CHAPITRE V

 

La Pauvreté

 

 

1. La pauvreté vraie et parfaite abandonne tout à cause de Dieu, spontanément et volontiers. Elle n'a rien en dehors de ce qui est vraiment nécessaire ; et même le nécessaire, elle pense qu'elle ne mérite pas de l'avoir, et elle en manque parfois volontiers, pour Dieu et par amour de la pauvreté. Peut-on parler de pauvreté véritable, là où aucune nécessité ne se fait sentir ? Mais Notre-Seigneur Jésus-Christ a manqué de la nourriture nécessaire : il n'avait pas de pain ni pour lui ni pour ses disciples qui froissaient des épis. Il fut aussi privé des vêtements nécessaires : saint Bernard (1) affirme qu'on le dépouilla de tous ses vêtements avant de le crucifier. Et sur la croix, quand il eut soif, il n'eut pas une gorgée d'eau. En mourant, il n'eut pas une pierre (2) ni un morceau de bois pour reposer sa tête crucifiée. Hélas ! Que de superflu, souvent, là où l'on croit qu'il y a vraie nécessité !

 

2. Le vrai pauvre ne désire aucun des biens qui passent. Si on lui en offre, il refuse ; tel Élisée, qui ne voulut point recevoir les présents de Naaman (IVe livre des Rois, ch. 5, v. 16). Daniel méprisa, de même, les dons du roi Balthazar (Dan., ch. 5, v. 17). Celui-là aime vraiment la pauvreté qui accepterait de mériter, dans le royaume céleste, un peu de gloire seulement par la pauvreté plutôt que beaucoup par les richesses ; et cela, pour ressembler à Notre-Seigneur.

 

3. Voici, d'après saint Bernard, trois raisons d'aimer la vraie pauvreté : c'est que rien n'est plus cher à Dieu ni plus agréable aux anges ni plus avantageux à l'homme que d'achever sa vie dans la pauvreté par obéissance. Que la pauvreté plaise à Dieu, c'est encore saint Bernard qui en témoigne de la sorte : « Dieu a, dans sa droite, la longue durée de la vie, dans sa gauche, les richesses et la gloire (Prov., ch. 3, v. 16). Tout cela affluait abondamment et éternellement au ciel ; mais la pauvreté ne s'y trouvait pas, tandis que sur terre, beauté inconnue, elle abondait et surabondait ; et l'homme en ignorait le prix ! C'est pourquoi le Fils de Dieu, qui la convoitait, descendit du ciel, et c'est elle qu'il choisit, afin de nous la rendre précieuse à nous aussi par l'estime qu'il en fit lui-même (3). »

La gloire d'être assis avec Notre-Seigneur nous excite également à la pauvreté véritable : les pauvres, les inconnus, au jugement siégeront à côté du Fils de l'homme pour juger les nobles et les riches (Matt., ch. 19, v. 28). C'est vraiment louer Dieu que de tout quitter à cause de lui, de se faire pauvre, spontanément, par amour pour lui, et d'avoir en lui cette confiance qu'il est bien capable de nourrir, une ou deux fois par jour, ses serviteurs (cela a si peu d'importance à ses yeux que ce qui est nécessaire au corps, il l'accorde moins abondamment à ses amis qu'à ceux qui ne l'aiment pas), lui dont la puissance généreuse réserve, et le jour et la nuit et à chaque minute, à l'âme de ses serviteurs, l'abondance de ses dons spirituels : ce qu'à y a de meilleur, vraiment, puisqu'il n'en distribue rien aux méchants, mais seulement aux bons, à ceux qui sont ses amis.

 

4. On montre que l'on est vraiment pauvre lorsque, sans s'inquiéter aucunement de tout ce qui passe, on s'en remet à Dieu, avec une confiance simple et tranquille, à ce Dieu qui toujours abondamment nourrit les oiseaux et les vermisseaux. Admirez spécialement sa providence à l'égard des petits du corbeau tout noir qui les abandonne, affamés, dans leur nid, comme s'ils n'étaient pas ses petits, parce qu'ils sont blancs (4) jusqu'à ce qu'ils deviennent noirs et que le vieux corbeau consente à les secourir, Dieu les nourrit bénévolement avec la rosée du ciel, et avec des insectes et des mouches qui s'attachent à l'écume de leur bec, parce que, comme ils ont toujours faim, ils crient très fort et ils ont constamment le bec ouvert.

 

5. Celui-là prouve que, loin d'être pauvre, il est avare, lorsqu'il demande des présents sans nécessité, ou s'il en reçoit fréquemment et avec plaisir. Il ne sait pas qu'il vend sa liberté. C'est vendre sa liberté que de recevoir des présents, a dit un philosophe (5) : Et le Deutéronome nous défend d'en recevoir, parce que « les présents aveuglent les yeux des sages et corrompent les paroles des justes » (ch. 16, v. 19).

Comment aimerait-il la pauvreté, celui qui n'est pas capable de manquer de quelque chose et à qui il ne suffit pas d'accepter des cadeaux, mais qui en demande, qui les extorque habilement, et qui les garde sans aucune nécessité ?

 

 

(1) Les éditeurs du texte latin du Paradis de l'âme renvoient au ch. 5 du traité de saint Bernard sur la Passion du Seigneur. Cet opuscule, appelé aussi « Vigne Mystique », est publié dans les Œuvres Complètes de saint Bonaventure, qui paraît bien en être l'auteur (édit. de Quaracchi ; t. 8). On trouve à la page 169 le passage auquel il semble qu'il soit fait allusion ici ; mais saint Bonaventure dans un autre opuscule, « L'arbre de la vie », au mystère de la Passion, dit que Notre-Seigneur, après avoir été dépouillé de tous ses vêtements, portait cependant un suaire autour des reins (t. 8, p. 77).

(2) Serait-ce là l'origine d'une inexactitude dans la citation d'un texte de l'Évangile : « Les renards ont leur tanière, et les oiseaux du ciel leurs nids ; mais le Fils de l'homme n'a pas (on ajoute à tort : une pierre) où reposer sa tête » (Matt., ch.8, v. 20) ? Notre-Seigneur, avec un peu de tristesse, semble-t-il, reconnaît qu'il n'a pas de maison, de foyer à lui ; il n'a pas cet intérieur de famille qui protège et réchauffe, et où il fait si bon se retrouver... Pourquoi l'auteur pense-t-il que Jésus crucifié n'avait pas une planche de bois pour y pencher sa tête ? La croix elle-même même pouvait servir d'appui. Peut-être, sur la croix, Notre-Seigneur n'a pas voulu avoir « où reposer sa tête ». Nu, la gorge altérée, mourant sur la croix sans appui extérieur, il est le pauvre des pauvres.

(3) Ier Sermon pour la veille de Noël, P. L. t. 183, col. 89.

(4) Saint Grégoire le Grand commente (au ch. 9 du 30e livre des Morales, P. L. t. 76, col. 542), ce verset de Job, ch. 38, v. 41 : « Qui prépare au corbeau sa pâture, quand ses petits crient vers Dieu et qu'ils errent çà et là, sans nourriture ? » et raconte que les petits corbeaux sont délaissés par leur père, tant qu'ils n ont pas de plumes noires et qu'ils errent çà et là dans leur nid, en quête de nourriture. Saint Isidore, au 12e livre de ses Étymologies, P. L. t. 82, col. 465, le répète. Guillaume de Paris dit également, dans son ouvrage sur la Trinité, ch. 25 (Rouen, 1674, t. 2, p. 30), que le corbeau repousse ses petits s'il ne leur voit pas un plumage noir. Quoi qu'il en soit de cette légende, nous avons mieux pour croire à la Providence. « Regardez les oiseaux du ciel, disait Notre-Seigneur, ils ne sèment ni ne moissonnent..., et votre Père céleste les nourrit... Dieu ne fera-t-il pas bien plus pour vous ? » (Matt., ch. 6, v. 26...30.)

(5) Publius Mimus (que le P. Robert, dans « Aurifodina, t. 1, p. XII, appelle Mimus Publianus) - il vivait au 5e siècle avant Notre-Seigneur.