CHAPITRE II

 

LE MODE D'ACTION DES ESPRITS

 

 

I. - L'esprit, moteur de l'être matériel

 

 

L'Univers se compose de deux parties intégrantes : le monde des esprits et le monde des corps. Et ces deux  parties ne forment qu'un seul tout : ce qui suppose qu'elles sont unies ensemble par des relations qui résultent de la nature même des êtres qui les constituent.

Ces relations ne peuvent se concevoir que sous la forme de la loi suivante : les êtres spirituels, étant plus rapprochés de Dieu par leur nature, sont les ministres de sa Providence dans le gouvernement du monde.

On ne saurait dire qu'ils ont été créés pour gouverner et administrer le monde corporel. Nullement. La raison adéquate de leur existence est incomparablement plus élevée : refléter comme des miroirs les perfections divines, être la louange vivante et ininterrompue de leur Créateur, voilà leur rôle essentiel. Mais, étant ce qu'ils sont, à savoir des esprits tout purs, les anges sont tout désignés pour régir les êtres inférieurs sortis de la matière.

Qu'est-ce en effet qu'un esprit ? C'est un être qu'on ne peut concevoir autrement que vivant et intelligent ; c'est par conséquent une force vive, toujours en mouvement, et toujours en possession d'elle-même ; une force qui n'est pas assujettie aux conditions du temps et de l'espace, qui peut à volonté concentrer sur un seul point toute son énergie ou la répandre sur une surface indéfiniment étendue. Qu'est-ce au contraire que la matière ? C'est une substance qui par elle-même est dépourvue de tonte activité ; elle est incapable de se mouvoir, si elle n'est mise en mouvement ; et ce mouvement une fois reçu, elle est non moins incapable de le modifier, et de le diriger vers un but. Cette antithèse n'est pas un jeu de notre imagination ; elle ressort de la notion élémentaire des choses. Qui dit esprit dit un être ayant en lui-même la faculté de se mouvoir, et de plus ayant conscience de son mouvement ; qui dit matière dit une substance morte et dépourvue de toute activité propre (1).

 

Les choses étant ainsi, n'est-il pas naturel que les esprits interviennent pour mettre en mouvement, maintenir en équilibre et diriger vers une fin les êtres dont se compose le monde matériel ? Cette conclusion s'impose avec la clarté de l'évidence. Saint Thomas dit expressément que la nature corporelle est faite pour être mise immédiatement en mouvement par la nature spirituelle.

Ce principe, très simple et très clair, est également très fécond en applications et en conséquences. Elles se dérouleront à nos yeux, si nous examinons successivement l'action des esprits :

Sur la nature en général ;

Sur les corps en particulier ;

Sur les âmes humaines.

 

 

II. - L'action des esprits sur la nature

 

 

L'action des esprits dans la création dépend de l'action de Dieu, et lui est subordonnée. Il convient donc avant tout d'établir et de réserver la part essentielle de l'action divine dans l'ordre général du monde. De même que l'être de toutes choses vient de Dieu, le mouvement initial imprimé à toutes choses provient uniquement de Dieu. Il ne s'est pas contenté de créer ; il conserve la création par une action continuelle qui est une prolongation de l'influence créatrice. Il est intimement présent à tous les êtres qui sans lui retomberaient dans le néant. Pareillement il leur communique à tous une vertu qui les fait se mouvoir et agir chacun suivant son aptitude ; vertu secrète, souverainement efficace, répandue partout, et sans laquelle l'univers rentrerait dans l'immobilité.

D'un autre côté chaque être possède en lui-même son principe de mouvement, ou du moins une aptitude à être mû. Ainsi l'animal est doué de force motrice ; la plante a la faculté de se développer ; la pierre est sollicitée par la pesanteur. Cette aptitude à être mû, cette puissance plus ou moins rudimentaire de se mouvoir, se traduisent par des mouvements variés, par des transformations successives, grâce à cette vertu divine dont nous avons parlé, et qui met partout l'activité et la vie.

 

Alors, direz-vous, tout s'explique fort bien sans l'intervention des anges. Dieu met en mouvement les forces naturelles, et celles-ci parcourent leur trajectoire sous l'impulsion reçue ; les anges n'ont rien à faire, là où Dieu agit directement. – Détrompez-vous : Dieu agit comme premier et universel moteur ; les anges agissent comme moteurs seconds et particuliers : leur action se subordonne à l'action divine, elle l'applique en quelque sorte et la spécifie. Expliquons cela par un exemple familier. Je lance une boule : c'est par la vertu de Dieu que mon bras agit, c'est par cette .même vertu que la boule suit l'impulsion donnée : néanmoins il est constant que mon bras est le moteur de la boule. C'est ainsi, s'il est permis de comparer les grandes choses aux petites, c'est ainsi que les anges mettent en mouvement, grâce à la vertu divine, et les sphères célestes et toutes les forces vives de la nature. Ils sont des moteurs seconds subordonnés au premier moteur qui est Dieu.

 

Leur nature spirituelle toujours en mouvement les rend tellement propres à cette fonction, et les objets corporels ont tellement besoin d'être sollicités et mis en mouvement par une activité extérieure, que saint Thomas pose nettement cet axiome : Il faut que la créature corporelle soit mue par la spirituelle, oportet quod creatura corporalis a spirituali moveatur (Sum. Prim. Pars q. CX, a. 1, ad prim.)

Les anges ne sont pas seulement les moteurs des êtres corporels ; ils sont encore chargés de diriger et de coordonner leurs mouvements respectifs, de telle manière qu'il n'en résulte aucune confusion, et que tout reste dans l'équilibre qui est la paix de la nature inanimée. Donnons quelques exemples.

Les physiciens ont découvert cette loi que tout mouvement peut se transformer en calorique, et réciproquement que tout calorique peut se transformer en mouvement. L'état du globe reposerait donc sur la juste répartition du mouvement et du calorique en toutes ses parties. Mais quelle est la force intelligente qui présidera à cette répartition, sinon quelque esprit .angélique ?

Portez votre attention sur l'innombrable quantité de semences qui se disputent le sol de la terre. Ne faut-il pas que leur distribution et leur germination soient assujetties à certaines lois, pour que les espèces utiles ne disparaissent pas devant la multiplication illimitée des parasites ? Or, quelle est, nous le répétons, la force intelligente qui veille à l'exécution de ces lois préservatrices, si ce n'est l'énergie des êtres spirituels préposés par Dieu à l'administration de ce monde ?

 

Nous pourrions, multiplier ces exemples ; ce serait inutilement. Il suffit d'un moment de réflexion pour comprendre que l'univers ne puisse être livré aux forces aveugles qui surgissent de la matière, et que ces forces, pour l'harmonie du tout, doivent être contenues et dirigées par des forces intelligentes. Posez comme une loi, si bon vous semble, la lutte pour l'existence ; mais admettez l'intervention dans cette lutte d'une puissance modératrice qui émane de Dieu et qui s'exerce par le ministère des saints anges. Grâce à elle, la lutte est circonscrite en de sages limites, elle retranche certaines superfluités, elle ne va pas à l'extermination des espèces.

Ces vérités ont pour elles le témoignage de toute l'antiquité. Les philosophes Aristote et Platon ont bâti divers systèmes sur l'intervention des esprits comme modérateurs des choses terrestres. Instruits par la Bible , les Pères de l'Église, sans s'égarer en de vains systèmes, ont été encore plus affirmatifs et plus précis. Origène, dans un curieux passage relatif à l'ânesse de Balaam, dit que le monde a besoin d'être administré par les anges, et qu'ils ont l'intendance sur les animaux eux-mêmes, pourvoyant à leur multiplication ainsi qu'à la végétation des plantes et des arbres. Saint Augustin dit, de son côté, que chaque espèce distincte d'un des règnes de la nature est gouvernée par une puissance angélique.

Saint Augustin n'a pas lancé cette affirmation à l'aventure. L'Apocalypse, mentionne l'ange qui a puissance sur le feu (XIV, 18) ; et l'ange des eaux (XVI, 5). Ceci nous donne à entendre qu'il y a un ange chargé de modérer la puissance terrible et dévastatrice du feu ; qu'il y a de même un ange chargé de régler la distribution des eaux soit dans les nuages, soit dans les veines des montagnes, soit dans les fleuves, soit dans les mers.

 

Reste une question à élucider ; jusqu'où s'étend le pouvoir des esprits angéliques ? Ils mettent tout en mouvement, cela est admis. Peuvent-ils produire des êtres corporels, et les produire sans employer aucun germe ? Saint Thomas répond négativement. D'après lui, les anges, et généralement les êtres spirituels mêlés au mouvement de ce monde, ne peuvent créer des germes, ni produire de toute pièce un animal ou une plante. Leur pouvoir ne va qu'à employer des germes préexistants pour en tirer les êtres qui y sont contenus. En un mot ils ne prennent pas la place des agents naturels, et ne suppléent pas à leur action qui reste nécessaire ; ils ne font que mettre ces agents en mouvement d'une manière très occulte et très subtile, et développer leur action avec une rapidité qui donne l'illusion d'une création ou d'une production instantanée. C'est ainsi, pour donner un exemple, qu'il faut expliquer les prodiges opérés par Moïse et par les magiciens de Pharaon, tels que l'Exode nous les raconte (VII, VIII). Moise et les magiciens font sortir du fleuve des légions innombrables de grenouilles. Moïse change la poussière en insectes, ce que les magiciens ne peuvent imiter. Moise agissait par la vertu des bons anges, les magiciens opéraient par la puissance dés démons. Ni le premier, ni les seconds n'ont agi par voie de création ou de génération spontanée. Les bons anges, comme les mauvais, se sont bornés en cette circonstance à vivifier des germes qu'ils avaient subtilement recueillis et amassés ; seulement Dieu voulut que le pouvoir des bons anges l'emportât visiblement sur la puissance des démons.

 

En somme, l'action des esprits ressemble à celle des hommes, mais avec incomparablement plus de subtilité. Les hommes utilisent les forces de la nature et en tirent des effets merveilleux. Ils ne se contentent pas de prendre des semences et de les faire croître au centuple dans des terrains bien préparés à les recevoir, de faire rendre aux arbres de bons fruits par la greffe et la taille ; ils s'emparent encore de ces forces insaisissables que l'on nomme la vapeur et l'électricité, ils les maîtrisent, ils les font servir à tous leurs besoins, pour ne pas dire à tous leurs caprices.

Ceci nous fait entrevoir jusqu'où peut pénétrer l'influence dirigeante des anges. Ayant pour force motrice une énergie spirituelle qui touche à l'intime de la matière et à ses qualités les plus secrètes, ils pourraient tirer de la création les effets les plus extraordinaires et tout bouleverser et transformer en un clin d'œil, si leur rôle ne consistait pas précisément à maintenir l'ordre providentiel dans le monde par le fonctionnement régulier des forces de toute espèce qui y sont en jeu.

Et qu'on ne dise pas que l'ange, par là même qu'il est un esprit, ne peut entrer en contact avec la matière. Cette objection est de nulle valeur aux yeux de la foi et de la raison, qui reconnaissent Dieu comme le moteur nécessaire du monde, et l'âme comme le moteur de son propre corps. Précisément parce que l'ange est un esprit, il est apte à s'emparer de ces impondérables, de cet éther lumineux, de ce calorique latent, que la science moderne nous présente comme les grands agents physiques du globe. Nous en sommes convaincu, c'est par le moyen de ces forces subtiles que les anges conduisent la machine mondiale ; et ces forces, étant par elles-mêmes aveugles, réclament leur direction intelligente.

 

 

III. - L'action des esprits sur les corps.

 

 

Nous avons montré comment les anges ont un rôle nécessaire dans le gouvernement général du monde. Dieu a créé les êtres, disposé les forces, répandu les germes : les anges mettent en jeu les forces, vivifient les germes, et, parmi l'antagonisme des éléments, parmi la lutte pour l'existence, ils conservent les espèces, ils maintiennent l'équilibre du monde.

Étudions de plus près leur action sur les corps : de quelle nature est-elle ?

 

L'âme humaine est le moindre des êtres spirituels ; c'est pour cela qu'elle est attachée à un corps qu'elle vivifie et qu'elle meut. Son énergie vitale et motrice s'épanouit tout entière en ce corps qui lui est conjoint. Le bon sens nous force d'admettre comme un principe physiologique qu'elle ne saurait agir à distance sur des corps étrangers. De même que ses rapports s'établissent avec les objets extérieurs par le moyen des sens, de même son action ne se produit au dehors que par le moyen du corps qui lui sert d'instrument. C'est ce qui prouve l'unité du composé humain. L'âme n'agit pas seule ; elle agit dans le corps et par le corps ; ou plutôt c'est l'homme, composé de corps et d'âme, qui agit, et qui agit humainement (2).

On veut aujourd'hui établir, d'après certaines expériences, l'action de l'âme à distance. C'est une thèse à la fois antirationnelle et antiexpérimentale. Jamais l'âme n'a pu, par le simple effort de sa volonté, transporter un objet d'un lieu à un autre. Si pareil phénomène se produit, il faut y voir l'intervention d'une cause qui n'est pas humaine. Si l'âme a le pouvoir d'agir à distance, pourquoi n'use-t-elle pas de ce pouvoir chaque fois qu'elle veut ?

 

Mais, laissons cette question qui nous mènerait trop loin ; si nous mettons en avant l'âme humaine, c'est pour avoir un point de comparaison qui fasse mieux ressortir le mode d'action des anges sur les corps.

L'âme humaine est un esprit uni à un corps, et dont la vertu se borne à vivifier et à mouvoir ce corps ; l'ange est un esprit indépendant et dégagé de tout mélange matériel : son activité par suite n'est pas attachée à un corps ni à un point de l'espace, elle s'exerce librement sur une surface variable et plus ou moins étendue.

L'âme est uniquement en contact avec son corps ; l'ange peut se mettre en contact avec une série successive d'objets, ou même simultanément avec plusieurs objets placés dans sa sphère d'action.

L'énergie de l'âme, restreinte par elle-même, est en quelque sorte épuisée par l'acte substantiel d'informer et de vivifier le corps. L'énergie de l'ange, plus large sans comparaison, n'étant pas employée à cette fonction vitale, se déploie tout entière en force motrice d'une incalculable puissance.

Cette force motrice, suivant le degré d'élévation de l'ange qui la possède, s'étend à un plus on moins grand nombre d'objets, embrasse une sphère plus ou moins vaste. Ainsi, un ange d'ordre supérieur embrassera la terre entière dans son rayon d'activité ; un autre n'atteindra qu'une série déterminée d'objets. C'est ainsi qu'un phare, dont le foyer est plus puissant, promène son rayon dans une plus vaste circonférence.

C'est par cette application de leur puissance illuminatrice et motrice que les anges sont attachés à tel ou tel lieu. Ce n'est pas leur substance spirituelle qui est localisée, c'est leur activité. Ils ne sont pas contenus dans le lieu où ils agissent ; ils le contiennent plutôt et l'enveloppent de leur influence et de leur rayonnement (S. Thomas, passim.)

 

La preuve qu'ils ne sont pas assujettis à un lieu comme le sont les objets matériels, c'est qu'ils peuvent transporter leur action d'un point sur un autre sans passer par les lieux intermédiaires. Ils ne peuvent pas, il est vrai, atteindre au même instant plusieurs lieux distincts, en un mot se multiplier ; mais Ils peuvent changer de lieu instantanément. Et ainsi le temps n'est pas pour eux comme pour nous la durée du mouvement, mais la succession des milieux dans lesquels ce déploie leur activité.

Bien intéressante est la doctrine de saint Thomas établissant que deux êtres spirituels quelconques ne peuvent simultanément appliquer leur énergie en un même lieu déterminé. Ceci nous montre que la prise de possession d'un lieu par un esprit est quelque chose de complet et d'absolu ; à la lettre il l'occupe, il le circonscrit et il le remplit. Ange ou démon, la place est bien gardée.

Continuons la comparaison avec l'âme humaine. La volonté de l'homme agit extérieurement par cet instrument qui est la main. L'ange n'a pas de membres qui soient ses instruments obligés ; il agit par la simple application de sa volonté sur un objet. Ainsi un ange voudrait, suivant l'expression du Sauveur, transporter une montagne, arrêter la terre sur son axe ; par la tension de sa volonté, il le ferait.

Il est puéril d'objecter qu'un corps seul peut influencer un corps. La vertu spirituelle des anges s'exerce sur les objets matériels, en raison de la supériorité de leur nature ; elle prend vraisemblablement pour instrument, ainsi que nous l'avons dit, les fluides impondérables dans lesquels sont baignés tous les corps. Les anges ne font rien sans motifs ; ils pourraient, s'il était nécessaire, bouleverser avec une extrême facilité les mers et les continents ; il leur suffit de maintenir toute chose à sa place et dans son orbite.

 

L'action des esprits sur les corps nous amène à parler des apparitions des anges sous forme humaine, si fréquentes dans l'Ancien Testament. Elles étaient le plus souvent transitoires ; parfois pourtant ; comme le montre l'histoire de Tobie, elles se prolongeaient assez pour que l'ange, conversant au milieu des hommes, donnât à tous l'illusion d'un personnage réellement humain.

Pour apparaître ainsi, les anges se formaient des corps, ils se les adaptaient comme un vêtement, ils s'en servaient comme d'un instrument, mais ils ne contractaient pas avec eux une union substantielle comme est l'union de notre âme avec son corps. Ils étaient donc simplement les moteurs de ces corps d'emprunt ; ils n'exerçaient pas proprement en eux de fonction vitale ; une fois leur mission terminée, ils les résolvaient dans les éléments matériels desquels ils les avaient tirés. Tel est l'enseignement de la théologie sur ces touchantes épiphanies d'esprits célestes.

 

 

IV. - L'action des esprits sur les âmes.

 

 

L'âme humaine ne peut agir directement et sans intermédiaire sur une autre âme humaine. Encore une vérité de sens commun que tous les sophismes du monde ne sauraient ébranler. J'ai beau vouloir communiquer ma pensée à telle personne ; ma volonté ne suffit pas à opérer cette communication.

De même que l'âme agit sur les corps étrangers par l'intermédiaire de son propre corps, et de cet admirable instrument qu'on nomme la main ; de même elle se met en relation avec les âmes, ses sœurs, unies comme elle-même à un corps, par l'intermédiaire de cet autre instrument plus merveilleux encore qu'on nomme la voix et la parole.

Chez l'homme, être composé d'esprit et de matière, il faut que la pensée se matérialise dans la voix ; ou généralement dans un signe quelconque, pour qu'elle puisse se transmettre. Ceci nous remet en mémoire les beaux vers du poète, parlant des âmes :

 

Et les pleurs et les chants sont les voix immortelles

De ces filles de Dieu qui s'appellent entre elles.

 

Les pensées s'expriment par la parole, simple, rythmée on chantée ; les sentiments s'expriment, à défaut de la parole, par les pleurs et par le rire. Le corps devient ainsi tout à la fois l'interprète et le miroir de l'âme.

Comment l'ange, être incorporel, communique-t-il sa pensée ? Il faut qu'il puisse la communiquer spirituellement, directement, sans intermédiaire ; et c'est, en effet, ce que la théologie nous enseigne au sujet de ces esprits purs. L'un d'eux veut il transmettre sa pensée à un autre, il suffit qu'il la dirige vers lui par un effort de volonté, pour que celui-ci la reçoive et en prenne connaissance. Et quand nous disons effort, nous n'entendons pas un acte pénible, mais seulement un acte délibéré et voulu. Il se fait ainsi une communication de pensées ; il y a, comme dit saint Paul, une langue à l'usage des anges : langue vive comme un croisement de lumière, limpide comme un regard réciproque, profonde comme une intuition mutuelle. Les anges peuvent renfermer leur pensée en eux-mêmes ; et alors elle est impénétrable aux autres anges. Pour la manifester, il leur suffit de vouloir ; et ils la manifestent à qui ils veulent.

 

Mais quel sera leur mode de communication avec les hommes ? L'homme ne peut pas plus recevoir communication directe de la pensée d'un ange que de la pensée d'un de ses semblables. Son intelligence est impuissante à percevoir une pensée, qui ne lui soit pas présentée sous une forme sensible. Elle ne peut entrer dans le concert intellectuel des esprits angéliques.

Comment l'ange fera-t-il donc pour entrer en relation avec l'âme humaine ? Se servira-t-il de paroles sensibles qu'il formera dans les airs, comme Dieu en faisait retentir aux oreilles de Moïse et même de tout le peuple d'Israël ? Non, cette forme extérieurement sensible du langage humain ne s'impose pas à lui. Il pourra s'adresser directement à l'imagination de l'homme, et y former des images et des signes qui seront le véhicule de sa pensée.

Remarquons, en effet, la constitution, si on peut ainsi parler, de l'âme humaine. Il y a en elle une partie qui dépasse le corps : c'est la partie intellectuelle, intelligence et volonté. Il y a une partie qui confine au corps : c'est la partie sensible, imagination et sensibilité. La partie supérieure et intellectuelle est absolument fermée aux anges : Dieu seul peut mettre directement une pensée dans notre intelligence, toucher, et changer directement et de prime abord notre volonté. L'ange n'a d'accès que dans la partie sensible où se forment les représentations, les imaginations et les rêves.

Et encore remarquons tout de suite qu'il ne pénètre pas, à proprement parler, même en cette partie de l'âme ; il s'insinue par la subtilité de la nature en ce qui dans le corps touche le plus près à l'âme, et par là il fomente en elle certaines représentations imaginatives qui constituent un vrai langage, non pas de sons articulés, mais d'impressions habilement calculées.

 

Ce procédé n'a rien qui doive nous surprendre, si nous remarquons ce qui se passe en nous. Les images des choses extérieures, que nous recevons par la voie des sens, vont se peindre dans le cerveau ; les sont représentatifs des idées vont également, après avoir frappé nos oreilles, s'imprimer dans l'organe cérébral. Le cerveau est donc un répertoire complet d'impressions imaginatives et de signes phonétiques correspondant à des idées ; c'est un clavier dont toutes les notes ébranlent l'imagination et de là se répercutent dans l'intelligence. Quoi d'étonnant que l'ange, être spirituel, vienne toucher ce clavier intérieur, et excite ainsi dans notre âme un monde de sentiments et d'idées ! Ceci nous fait comprendre les tentations qui proviennent des esprits mauvais, ils peuvent, en un clin d'œil, exciter une tempête intérieure, ils bouleverseraient notre âme si Dieu n'y mettait ordre ; un artiste habile réussit bien à transporter, et même parfois à affoler son auditoire, rien qu'en agissant sur l'organe de l'ouïe !

Nous sentons le besoin d'appuyer sur une autorité la doctrine que nous exposons. Saint Thomas va nous la fournir. Il dit expressément que les anges agissent en nous par des secousses imprimées aux esprits vitaux et aux humeurs, per motum localem spirituum et humorum. À la place de ces termes vieillis, mettez les expressions de la science moderne qui, au fond, signifient la même chose ; dites que les anges ébranlent le système nerveux, agissent sur la substance cérébrale, et par là excitent l'imagination et remuent les idées : vous avez la pensée de saint Thomas en confirmation de notre thèse. (Sum. Prima Pars, q. CXL, art. 3)

 

La sainte Écriture fournit à cette même thèse un appui décisif, lorsqu'elle nous dit, par exemple, qu'un ange apparut en songe à saint Joseph. (Matth., 1, 20) Voilà un ange qui excite un rêve, qui se mêle à un rêve, qui apparaît en rêve, c'est-à-dire qui se manifeste à l'imagination intérieurement. Cette apparition implique évidemment une action très subtile sur l'âme. Cette action peut être qualifiée tout à la fois d'intérieure et d'extérieure ; elle est intérieure, en ce qu'elle se produit au dedans de nous-mêmes et sans frapper les sens extérieurement ; et toutefois elle est extérieure à l'âme, en ce qu'elle ne surgit pas du dedans de l'âme, mais provient d'images qui lui sont présentées.

Retenons bien cette distinction. L'ange n'agit pas directement dans notre âme et sur notre âme ; mais il nous parle un langage simplifié qui s'adresse à notre imagination sans passer par nos sens.

S'il peut nous parler de la sorte, il peut également exciter nos passions. À ce point de vue son pouvoir est très redoutable. Il en sera question plus loin (3).

 

 

V. -  Action divine, action angélique, action humaine

 

 

D'après ce que nous avons dit, l'action angélique, tranche d'un côté avec l'action divine, de l'autre avec l'action humaine.

L'action divine est intérieure aux esprits comme aux corps ; l'action angélique est intérieure aux corps, mais extérieure aux esprits ; l'action humaine est extérieure aux corps comme aux esprits. Quelques nouvelles explications feront saisir mieux encore ces distinctions essentielles à connaître.

 

Dieu, créateur et père des esprits, suivant la belle expression des Écritures, tout en les traitant avec le plus grand respect, exerce sur eux un domaine absolu. Il leur est intérieur, et il agit en eux comme il lui plaît. Il fait sentir directement sa présence, et applique immédiatement son action aux facultés maîtresses de notre âme, à l'intelligence et à la volonté. Il éclaire parfois l'intelligence par une parole que sainte Thérèse appelait substantielle, et qu'elle disait marquée à un signe d'autorité si absolu, qu'on ne peut se méprendre sur son origine et sur sa nature. Il touche la volonté, sans lui faire violence, dans son ressort le plus intime ; et aucune volonté, pour dure qu'elle puisse être, ne peut se dérober à son action, quand il lui plaît de la rendre efficace. C'est ainsi que Dieu affirme ses droits inaliénables et manifeste sa puissance infinie. Il est la lumière primordiale et la vie des esprits, comme il est l'auteur de toute existence.

Au regard de l'esprit incréé, tous les esprits créés sont pour ainsi dire sur la même ligne, encore qu'il y ait parmi eux toute une hiérarchie de fonctions et de préséances. Nous voulons dire par là que le plus humble des esprits n'a en réalité que Dieu pour supérieur absolu ; les autres esprits sont pour lui des frères et non des maîtres. Ils ne peuvent agir directement en lui, ni pénétrer dans le sanctuaire intime de ses pensées et de ses affections. Dieu seul en a la clef, il ne la communique à personne, et on peut même dire qu'elle n'est pas communicable. Supposons en effet deux esprits qui se dévoilent mutuellement leurs pensées les plus secrètes ; ils sont en communion l'un avec l'autre par certaines images spirituelles, et non par le fond même de leur être. On ne dira jamais de deux esprits qu'ils sont l'un dans l'autre, comme Dieu est dans les bons anges et comme les bons anges sont en Dieu, comme il est dans les âmes saintes et comme les âmes saintes sont en lui.

 

C'est donc le privilège de Dieu d'être intérieur aux esprits ; entre eux les esprits ne se compénètrent que par leurs actes, par leurs facultés, nullement par leur essence. Cette doctrine est très riche en conséquences et en déductions consolantes : ce face à face, ce cœur à cœur avec Dieu seul, notre unique bien, notre seule vraie et souveraine béatitude, a de tout temps ravi les âmes saintes. Aucun esprit créé ne peut tenir la place de ce Dieu dont la douceur est infinie. Les bons anges veillent à la porte du sanctuaire où se consomme l'union de l'âme avec lui. Ils n'y pénètrent pas, et ils disent aux créatures : Faites silence et ne troublez pas l'Épouse en son sommeil !

 

Quant à l'esprit mauvais, lui non plus n'habite pas dans l'âme, même dans l'âme pécheresse. Elle est vide, et c'est précisément ce vide qui fait son malheur et sa damnation.

Que penser maintenant de ces savants qui disent qu'une âme peut agir directement sur une autre âme, et en quelque sorte supprimer sa volonté (4) ? Ce phénomène en lui-même serait d'ordre divin. En réalité, il est simplement diabolique ; car si le diable ne peut agir directement sur l'intelligence et la volonté, il peut impressionner l'imagination, et par là suggérer à un sujet soumis à son action certaines pensées et certains actes.

Ceci nous amène à établir bien nettement la distinction entre l'action angélique et l'action humaine.

 

Dieu seul est absolument supérieur aux esprits ; et, comme tel il peut seul agir en eux, ils ne sont ouverts et perméables qu'à lui seul. Entre eux les esprits n'ont, que des dépendances relatives qui n'autorisent pas une semblable ingérence.

Mais l'esprit est supérieur au corps ; et cette supériorité permet à la substance spirituelle d'agir au dedans de la substance corporelle, non pas sans doute aussi intimement que Dieu lui-même, et toutefois d'une manière très pénétrante et très subtile.

En vertu de cette supériorité de l'esprit sur la matière, l’âme qui est le plus humble des esprits anime et vivifie le corps ; en vertu de cette même supériorité, les autres esprits, anges ou démons, pénètrent partout, et mettent en jeu les forces les plus intimes de la nature.

 

Seulement l'âme, par son union substantielle au corps, se trouve privée de cette faculté de pénétration vis-à-vis des autres corps : ce n'est pas elle qui agit, c'est le composé, c'est l'homme ; et l'homme, n'étant pas un pur esprit, ne peut agir qu'extérieurement. Un corps ne peut agir en effet sur un autre corps que par la voie d'un contact extérieur.

Voilà donc la ligne de démarcation tracée entre l'action humaine et l'action angélique. La première, émanant d'un être composé de corps et d'âme, est assujettie aux lois qui déterminent l'action des corps les uns sur les autres ; la seconde est affranchie de ces lois, elle n'est pas liée au temps et à l'espace, elle n'est pas arrêtée par l'impénétrabilité réciproque des substances matérielles ; elle atteint jusqu'à la composition de la molécule élémentaire, jusqu'au point de jonction du corps et de l'âme. Elle y atteint, disons-nous, comme moteur et non comme principe de vie. Car l'ange n'a pas puissance de vivifier ; et c'est en quoi son action, même sur les corps, reste infiniment au-dessous de l'action divine qui donne l'être où il y a l'être, répand la vie où il y a la vie, infuse l'intelligence là où il y a l'intelligence, qui est intérieure à toute essence tout en restant immiscible à toutes choses.

Aujourd'hui plus que jamais il est à propos de rappeler ces grands principes de la philosophie catholique qui, au fond, ne sont que des principes de bon sens expliqués et appliquée. Pour s'en être écarté, on s'est heurté à des hypothèses insensées ; et, ce qui est plus fâcheux encore, on s'est livré aux pratiques les plus dangereuses, qui ouvrent la porte à l'ingérence des esprits d'erreur.

 

Non, l'âme humaine n'est pas un ange ; elle ne saurait agir angéliquement, en mettant de côté ses procédés naturels d'action ; elle ne peut communiquer directement avec une autre âme.

Pascal a dit quelque part : Qui veut faire l'ange fait la bête. Ne voyons-nous pas se réaliser trop souvent cette parole ? Les grands savants, qui parlent d'action à distance, de suggestion de pensées, de communication d'âme à âme, ne provoquent-ils pas des scènes où la bête humaine apparaît seule et tristement déchaînée ?

Ce n'est pas impunément qu'on répudie les principes, et qu'on se joue avec le mystère au fond duquel Dieu a placé l'âme humaine, s'en réservant l'entrée et l’interdisant à toute créature même angélique.

 

 

 

(1) La vie est distincte de la matière ; autrement toute matière serait vivante. C'est ce que nous voulons dire.

(2) Voilà le grand principe qui commande toute la question. L'homme agit en homme L'âme n'agit pas seule, pas plus que le corps n'agit seul. C'est le composé qui agit ; et son action, quoique spirituelle en son principe, est nécessairement subordonnée dans l'exécution à des conditions matérielles.

(3) Nous parcourions récemment un très curieux ouvrage intitulé : Hypnotisme, suggestion, lecture da pensée, par Jean de Tarchanoff, professeur de physiologie à l'Académie impériale de Saint-Pétersbourg, traduit par Ernest Jaubert. L'auteur proteste vivement, au nom de la science et de la conscience, contre la prétention des savants modernes de mettre deux âmes directement en communication l'une avec l'autre.

Il explique les phénomènes de l'hypnotisme par une transmission de vibrations sensorielles musculaires. Cette explication, qui élimine la présence d'un facteur occulte, en un mot d'un esprit, est, croyons nous, insuffisante. Il n'en est pas moins considérable de constater qu'un savant rejette, comme absolument antiscientifique, la prétendue communication d'âme à âme.

Voici la conclusion du professeur russe :

« Après tout ce qui a été dit, on conviendra avec moi que toute la question s'explique simplement, et qu'il n'est pas besoin, pour le moment, d'imaginer je ne sais quels rayonnements psychiques, quelle induction de pensées d'un cerveau dans un autre, et toutes sortes d'hypothèses semblables qui ne sont pas compatibles avec les faits bien établis de la science. - Non, la pensée de l'homme est un mystère pour les autres hommes, tant qu'elle ne s'exprime pas par des manifestations extérieures ; et il n'est pas un devineur au monde qui puisse jamais réussir à la découvrir, si elle veut rester cachée.

« C'est là la prérogative la plus éminente de l'homme celle qui garantit sa liberté intérieure. »

Ajoutons que l'ange, lui aussi, peut tenir sa pensée cachée ; il ne la manifeste que quand il veut et à qui il veut. Il ne manifeste aux autres anges par certaines images intellectuelles, aux hommes par certaines images sensibles.

(4) Dieu ne supprime pas la volonté, quand il agit en elle : au contraire il la rend agissante, et agissante par elle-même. Le diable, ce singe de Dieu, lie et paralyse la volonté à laquelle il se substitue.