CHAPITRE VIII

Les croix sont le paradis de la terre

 

 

On a bien recherché en quel lieu du monde est le paradis terrestre, et fort inutilement. Sans tant de recherches, le voilà tout trouvé. Il ne faut pas aller loin pour faire une si heureuse découverte. Avez-vous trouvé à souffrir, vous avez trouvé le paradis de la terre. Cette proposition peut-être semblera de prime abord surprenante, mais elle n'en est pas moins assurée. Il n'y a personne qui puisse nier qu'il n'y a point d'autre véritable paradis que Dieu seul, et que c'est dans sa seule union que l'âme trouve sa parfaite félicité. C'est une vérité constante pour le ciel et pour la terre, avec néanmoins cette différence, que l'union avec Dieu dans le ciel est dans son terme ; qu'elle n'augmente plus et est exempte de toute peine ; et, qu'au contraire, l'union avec Dieu en cette vie peut augmenter et croître de plus en plus ; ce qui ne se fait pas sans difficulté, à raison des obstacles que nous y avons. Or, comme les croix sont le grand moyen qui éloigne de nous les empêchements à l'union divine, nous retirant de l'être créé pour nous unir à l'incréé, on peut bien dire qu'elles sont le paradis de ce monde, puisque, par elles, nous sommes unis à Dieu seul, notre centre et notre fin.

 

C'est pourquoi nous disons que la félicité de la vie présente consiste dans les souffrances, puisqu'elles nous font jouir de Dieu seul d'une manière plus pure et plus parfaite. Il est vrai que souvent la douceur de ce bonheur n'est pas goûtée dans les sens, ni connue dans la partie inférieure raisonnable, de peur que l'amour-propre et la propre satisfaction ne s'y mêlent ; mais ce bien ne laisse pas d'être véritablement dans l'âme, qui jouit de son véritable bonheur quand elle est dans son centre, c'est-à-dire dans l'union avec son Dieu. Elle le voit bien, quand il plaît à son Souverain de le lui manifester ; ce qu'il fait quelquefois avec des douceurs sensibles si charmantes, ou, si les sens n'y ont pas de part, avec des lumières si vives et si certaines, qu'il lui semble être dans les avant-goûts de la joie des bienheureux, parmi les croix les plus pénibles à la nature.

 

Mais enfin ces douceurs sensibles et ces lumières aperçues ne sont que de petits rejaillissements de la grâce sur la partie sensitive, ou quelque connaissance réfléchie du bien que l'on possède, qui est l'union avec Dieu seul. Or cette union, en ce monde, est d'autant plus pure et plus parfaite, quelle est moins connue. Pourvu que l'on soit très uni à son centre, on possède la félicité dont on peut jouir. On peut ici remarquer la raison par laquelle de saintes âmes se sont trouvées dans une grande tristesse, lorsque les croix qui les affligeaient étaient sur le point de finir. Quelquefois même elles étaient tout étonnées d'où leur pouvait provenir une tristesse si extraordinaire ; car, ordinairement, on sent de la joie dans la délivrance des peines. C'est que ces âmes ayant rencontré leur bonheur dans l'union avec Dieu seul par le moyen des croix, et connaissant qu'elles allaient perdre ce moyen, se trouvaient dans la peine, appréhendant, dans sa privation, de ne pas jouir de leur centre parfaitement.

 

Nous disons ensuite qu'il est plus doux de souffrir que de penser à la souffrance. Cela peut encore paraître surprenant, et cependant cela est très vrai. La raison est que la pensée de la souffrance ne nous unit pas à Dieu seul comme la souffrance actuelle. Le chemin qui mène au lieu où l'on va est le moyen nécessaire pour y arriver ; mais il y a bien de la différence de la pensée de se mettre en chemin, ou bien de le prendre. Vous voyez bien que la pensée d'aller au lieu ne nous y conduit pas ; de même les sentiments, les vues ou pensées des croix ne nous conduisent pas à l'union avec Dieu seul, comme les croix mêmes, et par conséquent ne nous font pas jouir du bonheur qui se rencontre dans cette union comme les souffrances actuelles. Ô âme chrétienne, fais ce que tu voudras, tourne-toi de quel côté que tu pourras ; quand tu jouirais de tous les honneurs, plaisirs et richesses du monde, tu ne trouveras ton repos qu'en Dieu seul : Dieu seul est ton principe, ta fin et ton centre. Voyez-vous cet homme qui, par quelques faux pas, s'est disloqué un os ; il souffre de grandes douleurs, et crie. Mais si on lui disait : Eh ! pauvre homme, pourquoi cries-tu ? Tu n'as rien de rompu ; l'os de ta jambe ou de ton pied est en son entier. Hélas ! vous dirait-il, il est bien vrai ; mais c'est assez, pour me faire bien de la douleur, qu'il soit hors de sa place. Si un os hors de son lieu ordinaire est capable de donner tant de peine, ô mon Dieu ! que doit-on penser d'une âme qui est hors de l'union avec Dieu ? Mais quel bien est-ce que la croix, puisqu'elle nous y conduit si avantageusement, nous y conserve si sûrement, nous en fait jouir de plus en plus si saintement ?

 

J'ai connu une personne qui, étant malade, se trouvait soulagée du mal de tête, que la fièvre lui donnait, en s'entretenant du bonheur des croix ; et voici comme elle y pensait. Elle se représentait un grand délaissement des créatures, un grand nombre de persécutions, la perte de son honneur et de ce que l'on a de plus cher au monde. Elle se considérait comme abandonnée de ses amis, décriée parmi les gens de bien et les serviteurs de Dieu, ne trouvant qu'oppositions partout, regardée comme la malédiction du monde. Ensuite elle se voyait dans un tel abandon de toutes les créatures, que, réduite dans une dernière extrémité de maladie, elle ne pût pas trouver une table pour se retirer, pas un verre d'eau pour sa nécessité, pas une seule personne pour l'assister ; mais qu'elle fût obligée de mourir en pleine rue, dans un ruisseau, comme un pauvre chien. S'entretenant de la sorte, elle se trouvait bien soulagée, et elle disait : Cet état est le paradis de la terre. S'il y a quelque bonheur au monde, c'est celui-là. Dans la suite des temps, cette personne a éprouvé une grande partie de ce qu'elle pensait pour lors, et je lui ai ouï dire, dans l'épreuve, qu'elle était bien éloignée de changer de sentiment, mais qu'elle découvrait cent mille fois mieux que la félicité de la vie présente consiste à y souffrir beaucoup. Ô Dieu seul : Dieu seul ! Dieu seul !

 

 

ORAISON A LA TRÈS SAINTE VIERGE

La reine de toutes les plus saintes lumières de la grâce

 

Sainte Vierge, vous êtes comme une divine aurore dans le point du jour de votre conception immaculée, toute pure et toute sainte ; vous êtes comme une belle lune dans le progrès de votre vie admirable ; vous êtes encore choisie comme soleil, non seulement parce que vous êtes toute couverte du soleil de justice et que vous êtes toute pénétrée des lumières de la grâce et des ardeurs ineffables de son pur amour, mais encore parce que, comme c'est le soleil visible qui donne le jour au monde sublunaire, de même c'est pour vous que le soleil visible communique ses clartés à tout le monde de la grâce. Ô sainte Vierge, obtenez donc à mon esprit, et à ceux qui liront ce petit ouvrage, qui est tout à vous, aussi bien que tout le reste que je puis avoir, quelque participation spéciale aux lumières de votre Fils bien-aimé, qui nous fasse concevoir toujours une très haute estime de la croix, pour avoir ensuite un véritable amour qui nous serve à nous unir à la très sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Dieu seul. Ainsi soit-il.