CHAPITRE IV
Des croix corporelles
Réjouissez-vous, vous qui êtes affligés de maladies. Sainte Thérèse bénissait Dieu de ce que, n'étant pas d'une forte complexion, cela lui donnait la fièvre dans ses voyages et augmentait ses peines. Elle assurait qu'une âme cultivée par les travaux et par les maladies n'est jamais sèche, mais toujours imbibée de l'esprit de Dieu. Réjouissez-vous, vous qui avez quelques défauts corporels, soit que vous les ayez dès votre naissance, soit qu'ils vous soient arrivés par quelque accident : vous n'en serez pas si agréables aux créatures, qui, ne s'attachant pas à vous, vous donneront lieu de vous en détacher, pour vous unir à Dieu seul. Oh ! Quelle heureuse grâce, que ces disgrâces de la nature ! Que ne voudrions-nous pas avoir donné en l'autre vie, pour les moyens qui, nous séparant de l'être créé, nous unissent au Créateur ! Oh ! combien, oh ! combien, oh ! combien d'âmes gémissent dans les enfers, pour avoir eu des corps bien faits et de beaux talents naturels ! Oh ! Si vous les pouviez entendre maudire ce que le monde aime tant, ces beautés, ces grâces naturelles ! Combien d'âmes sont sauvées, parce que, déplaisant aux créatures, elles se sont attachées à Dieu ; ou parce que, ayant un corps infirme et sujet aux maladies, elles n'ont pu s'engager dans les vaines voies du siècle ! J'en ai connu qui m'ont dit qu'elles seraient perdues sans leurs maladies.
Cependant, le saint livre de l'Imitation de Jésus-Christ dit que peu de personnes deviennent meilleures par les infirmités des maladies. C'est qu'elles n'en font pas un usage chrétien. Faites-en donc un bon usage ; et pour cela apprenez que la grâce des maladies est bien grande. Dieu, dit sainte Catherine de Gênes, fait un purgatoire en ce monde des corps des personnes malades. Apprenez que c'est une grâce si grande, qu'elle suffit pour arriver à une haute sainteté, comme nous lisons de plusieurs saints, qui ont passé toute leur vie dans des maladies continuelles. Que faisaient ces personnes éminentes en sainteté ? Visitaient-elles les pauvres ? Prêchaient-elles ? Quels étaient leurs exercices et leurs emplois, sinon d'être malades ? Tâchez d'avoir recours au ciel, pour en obtenir une grande patience : elle est très nécessaire dans les maladies qui ont des douleurs aiguës ou qui sont de longue durée. Souvenez-vous que les maladies qui durent longtemps doivent être soigneusement ménagées pour l'éternité : c'est l'emploi que la divine Providence donne à ces personnes pour gagner le ciel. Qu'elles y prennent bien garde, pour en faire un fidèle usage : ordinairement la durée, quand elle est longue, les rend ennuyeuses.
Ensuite veillez sur les ruses de l'amour-propre qui se mêle partout : il ne manquera pas de vous fournir ici quantité de prétextes, colorés même de la gloire de Dieu, pour vous donner de l'ennui dans vos maladies : il vous mettra en l'esprit que vos infirmités sont à charge à ceux avec qui vous êtes : mais Dieu, qui veut ces infirmités, en veut toutes les suites. Il faut donc les vouloir, et se tenir en repos, quoique l'on soit à charge et incommode aux autres. Il vous fera voir que vous êtes inutile au monde ; et particulièrement si vous vivez dans quelque communauté ; il tâchera de vous attrister par cette vue : mais sachez que les malades véritablement Chrétiens ne sont pas inutiles, comme se l'imaginent ceux qui n'envisagent les choses que par des yeux de chair. Oh ! Que ces gens de souffrances attirent de douces miséricordes du ciel sur les maisons où ils sont, et qu'ils y font incomparablement plus de bien, que ces personnes qui ont tant d'aptitudes, tant d'intrigues, tant d'industries naturelles, et qui sont communément regardées comme les soutiens des communautés ! Ô mon Dieu, que vos yeux divins regardent bien les choses d'une autre manière que les yeux des hommes prudents de la sagesse humaine ! Jamais les communautés n'ont été mieux, et pour l'assistance temporelle aussi bien que pour la spirituelle, que lorsqu'elles ont été plus remplies de véritables crucifiés. Entendez bien cette vérité, ô supérieurs ! Et souvenez-vous que vos maisons ne peuvent être plus fortement appuyées que sur la croix.
L'amour-propre prétextera encore que les maladies privent des exercices spirituels, des pratiques de la communauté ou de sa vocation ; comme, par exemple, un prédicateur, de la prédication ; un supérieur, des fonctions de sa charge ; un artisan, de l'exercice de son métier. Mais que ces prétextes sont grossiers dans leur subtilité ! Je vous demande pourquoi vous voulez tous ces exercices, si ce n'est parce que Dieu les veut ? Dès lors donc que Dieu ne les veut plus, pourquoi les voudriez-vous, si ce n'est par votre propre volonté, qui est un grand dérèglement ? Mais cela empêche beaucoup de bien, me direz-vous. Voilà encore un détour de votre amour-propre. Est-ce à nous à faire le bien que Dieu ne veut pas que nous fassions ? Cela est bon, répliquerez-vous encore : mais c'est que je suis religieux, prédicateur, ou artisan. L'amour-propre est une étrange bête, que l'on ne tue pas facilement, et même qui renaît toujours. Est-ce que Dieu ne sait pas que vous êtes religieux, prédicateur, artisan ? Il le sait bien, mais puisqu'il vous envoie les infirmités que vous souffrez, il en veut toutes les privations et peines qui en arrivent.
On dira encore que tout cela est bon, mais qu'il en arrive de bonnes humiliations : on est regardé de mauvais il, dans une maison ; on est méprisé, on est rebuté ; on s'ennuie, dans la longueur du temps, de vous servir et assister. Tant de charité qu'il vous plaira dans une forte maladie, si les incommodités durent longtemps, particulièrement quand elles ne sont pas si notables, on manque souvent de plusieurs besoins. Hélas ! vous plaignez-vous du trop de grâces que le ciel vous fait ? Si vos croix sont plus grandes, vous en êtes plus heureux devant Dieu. J'oubliais de vous dire que Dieu laisse quelquefois des personnes de grande vertu si sensibles à leurs maux, qu'à moins d'un grand discernement, vous croiriez qu'elles sont fort impatientes quoique dans leur fond elles soient admirablement résignées à la divine volonté. Les douleurs de sainte Catherine de Gènes lui faisaient quelquefois faire des cris jusqu'au ciel, dit l'histoire de sa vie. J'ai connu des âmes d'une vertu extraordinaire, à qui la même chose est arrivée. Cela sert à humilier, et à couvrir des vertus qui raviraient si elles étaient aperçues. Certainement le miroir de patience, le bienheureux Henri de Suso, pleurait et criait à hauts cris, et quelquefois dans les rues, au milieu de ses souffrances. Les impatients ne doivent pas de là prendre un sujet d'excuse à leur peu de résignation ; mais les personnes véritablement résignées, peuvent se consoler par ces exemples, si leur partie inférieure est vivement touchée, et jusqu'aux larmes ; cela n'empêche pas l'entière conformité de la volonté avec la volonté de Dieu.