CHAPITRE V

Des doutes et scrupules

 

 

Toutes les peines, même les plus méchantes, ne nous peuvent rendre coupables, tandis qu'elles nous déplaisent, non plus que notre entendement ne s'infecte pas par la connaissance qu'il a des plus grands maux du monde. Voyez-vous, dit l'illustre évoque de Bellay, en sa Lutte spirituelle, une glace de miroir ? Elle représente naïvement la chose qui lui est opposée, mais cette chose n'est pas dans la glace ; il en est ainsi de notre cœur. C'est une glace où le diable peut par ses artifices représenter tout ce qu'il y a de plus hideux, de plus infâme, de plus abominable dans l'enfer ; mais il n'y a que la seule volonté qui puisse ouvrir la porte, et y faire entrer ces exécrations. Que le diable fasse donc tant de grimaces qu'il voudra, qu'il forme devant votre cœur les images les plus sales, qu'il profère aux oreilles de votre intérieur tous les blasphèmes et impiétés les plus détestables qui se puissent imaginer, toutes ces choses ne vous peuvent rendre coupables. Quand même  ces tentations dureraient toute notre vie, dit notre bienheureux P. saint François de Sales, elles ne sauraient nous souiller d'aucun péché. Vous direz que vous ne redoutez que votre sentiment et moi je tiens avec toute la théologie, bien plus assurée que vos appréhensions, qu'il est autant possible de joindre le douter et le consentir, que le certain avec l'incertain ; parce que le consentement présuppose un acquiescement de l'âme si plein, et une détermination si absolue, qu'elle ne laisse après soi aucun doute. La marque la plus expresse de ne pas consentir est quand on doute de consentir. Je ne voudrais mettre le péché capital que dans une détermination de la volonté qui ne laissât après soi aucun doute de la malice. Oui ; mais, répliquerez-vous, tant de tentations et de croix qu'il vous plaira, pourvu que je n'offense point Dieu. Mais est-il possible que vous ne voyiez pas que c'est la peine que vous fuyez. Et c'est là que l'amour-propre joue son rôle et vous donne subtilement le change. Humiliez-vous devant Dieu, et reconnaissez qu'il sait mieux ce qu'il vous faut que vous-même. Jusqu'ici ce sont les paroles de ce grand évêque.

 

Les scrupuleux sont très sujets à ces doutes, dont les scrupules, selon Grenade, viennent, ou de ce qu'ils ne peuvent pas faire la différence entre la pensée et le consentement de la volonté ; et à cela l'unique remède est l'obéissance, s'en rapportant au jugement du directeur ; ou de ce que les hommes ne comprennent pas assez la bonté de Dieu, et le désir extrême qu'il a de les sauver. Ils le traitent comme un juge rigoureux et bizarre, et ils sont infiniment injurieux à la bonté de Dieu, étant entièrement éloignés des sentiments qu'ils en doivent avoir. Ce sont les propres paroles de cet auteur. Pour lors il faut, selon le commandement du Saint-Esprit, prendre des sentiments de bonté du Dieu de toute miséricorde, et le chercher en simplicité de cœur. (Sap. I, 1) Il est vrai que les scrupuleux ont des pensées de la conduite de Dieu, qu'ils ne pourraient pas prendre d'un honnête homme sans l'offenser. Il leur semble que Dieu ne veille que sur leur perte. Oh ! Que ces miséricordes sont bien plus grandes que nous ne pouvons jamais penser !

 

Les scrupules viennent quelquefois d'une humeur mélancolique ; et en cet état on a besoin de récréations honnêtes et du secours de la médecine, ou de la qualité de l'esprit ; et en ce cas il est assez difficile d'y remédier ; cependant l'assujettissement du jugement y fera beaucoup. Les scrupules viennent aussi de la lecture des livres de théologie, et spécialement des matières de la prédestination, de la grâce, ou d'autres sujets qui ne sont ni propres ni nécessaires à ceux qui s'en occupent, soit par la lecture, soit par l'entretien, comme aux femmes ou aux hommes qui ne sont pas obligés par leur état d'étudier ces matières. Pour lors il n'y a point d'autre voie que de renoncer absolument à ces lectures, se défaire des livres que l'on en a, quitter les entretiens où l'on en parle, ne s'arrêter jamais volontairement aux raisonnements, ni aux pensées qui en arrivent, les éloignant doucement de son esprit, ou n'y pensant pas avec une entière vue, n'y donnant plus d'occasion ; autrement ces curiosités sont suivies d'étranges peines et malheurs ; et l'expérience fait voir que ces esprits, curieux ordinairement, ont toujours quelque peine, et ne sont jamais dans un parfait repos. Les scrupules viennent encore par une conduite particulière de Dieu, pour purifier et humilier l'esprit. Dans cet état, le remède est la patience et la soumission aux ordres de Dieu. Ils viennent aussi du démon, qui les donne pour abattre, pour décourager, pour rendre la dévotion insupportable ; et il faut lui résister. Ils peuvent encore venir, ou être augmentés par les directeurs timides, peu résolus et expérimentés ; quand cela est, il faut nécessairement changer de confesseur, il n'y a point à cette rencontre à hésiter.

 

On ne peut assez dire ici combien est grande la nécessité d'un directeur expérimenté dans ces voies : ceux qui n'ont que de la science, y peuvent nuire en plusieurs rencontres ; car il est nécessaire, outre ta connaissance générale que la science donne de la différence, de la pensée et du consentement de la volonté, de bien pénétrer ce qui se passe dans l'intérieur de la personne qui demande avis, non-seulement selon ce qu'on en peut apprendre d'elle-même, qui ordinairement pense faire les choses tout d'une autre manière qu'elle ne les fait ; mais encore par une longue expérience que l'on a dans ces états, qui en fait juger tout d'une autre façon que l'on ne pourrait jamais faire sans cette expérience. Il faut avoir assez de lumières pour prévenir ces âmes affligées, pour entendre ce qu'elles ne peuvent expliquer, pour leur dire ce qu'elles ne disent pas, pour discerner leurs opérations intérieures où elles ne voient goutte, pour avoir des clartés au milieu de toutes les ténèbres, pour les assurer où ne font que craindre pour les tenir fermes où elles ne font que douter et trembler. Enfin, il faut un directeur plein d'une charité extraordinaire pour supporter doucement les scrupules de ces personnes, qui quelquefois sont ridicules, sans raison, sans fondement, ou bien qui sont honteux par les pensées extravagantes qu'ils suggèrent, ou rebutants par leur opiniâtreté, qui est le défaut ordinaire. Tout cela demande une charité extraordinaire. Il y a des âmes, dit sainte Thérèse, qui sont assez affligées, sans les affliger davantage ; autrement on leur ferme le cœur, on les met dans un abattement extrême, on les décourage ; et quelquefois ces rebuts et sévérités les tentent de désespoir. Saint Ignace, qui a été rudement éprouvé par les scrupules, fut tenté un jour de se précipiter du haut d'une maison en bas, tant la peine qui le pressait était grande. Combien de fois a-t-il été tenté de quitter les voies de la perfection, le démon lui suggérant de retourner à une vie commune, qu'il lui faisait paraître n'être pas sujette à toutes ces épreuves ! On a vu des plus forts esprits, de grands théologiens, qui donnaient solution de toutes choses, tomber dans les scrupules. J'en ai connu qui étaient doués d'un grand jugement, qui ne manquaient pas de lumières ni de doctrine, qui en étaient travaillés d'une manière que l'on aurait de la peine à croire, leurs scrupules étant des choses de rien et de pures bagatelles. Mais celui qui n'est pas tenté, que sait-il ? Que les esprits les plus assurés sachent que si Dieu les abandonnait le moins du monde à ces tentations, ils seraient souvent plus ridicules que ceux qu'ils ont peine à supporter. Cependant la charité doit être accompagnée d'une certaine fermeté pour les empêcher de donner de nouvelles occasions à leurs scrupules, ne leur souffrant pas, par exemple, de réitérer leurs confessions et choses semblables dont nous allons parler.

 

Premièrement, les confessions générales ne leur sont nullement propres, quand ils en ont fait une fois. Ils pensent que leur répétition les tirera de leurs peines, et ils se trompent bien. Saint François Xavier disait que ces confessions, au lieu d’un scrupule qu'elles avaient, en faisaient dix. Aussi il n'y a pas de bénédiction ; la véritable cause qui pousse à en faire n’étant que l’amour-propre et la propre satisfaction, quoique de beaux prétextes de conscience ne manquent pas. C’est donc déplaire à Dieu dans cet état, de réitérer les confessions générales ; et les directeurs les doivent empêcher. Les confessions même annuelles ne leur sont pas utiles. Il faut leur défendre d’aller deux fois à confesse avant que de communier ; car ils sont tentés plusieurs fois d’y retourner, s’imaginant ne s'en être jamais bien acquittés. On leur doit dire qu'ils n'y retournent pas, même quand ils penseraient avoir oublié quelque péché : il leur suffit de le dire à la première confession qu'ils feront. Le directeur doit tenir ferme à les faire communier quand il le juge à propos, les faisant passer par-dessus les difficultés que leur imagination leur suggère.

 

Secondement, c'est une grande règle pour ces personnes de laisser là tous leurs péchés dont elles doutent ; car, quoique celles qui sont dans une grande liberté d'esprit doivent s'en accuser, cependant celles-ci ne le doivent pas, n'y en ayant pas d'obligation pour elles. Cette règle étant bien gardée, les confessions de ces personnes, qui seraient d'une longueur ennuyeuse, seront bientôt faites, car à peine s'accusent-elles d'un péché dont elles seraient entièrement certaines. Ce n'est pas une bonne raison de dire que l'on s'en accuse pour plus grande sûreté ; car Dieu ne les ayant pas obligées, et d’autre part cela n’étant convenable à leur état, ce n’est qu’amour-propre que tout cela. Il faut prendre garde que ces personnes s’opiniâtrent à dire leurs tentations, quand elles voient qu’on les empêche de s’accuser de ce qui est douteux ; s'imaginant facilement avoir donné un plein consentement au péché : c'est pourquoi les Pères spirituels disent qu'on ne doit ni les croire, ni leur permettre de se confesser de leurs tentations, à moins qu'elles ne soient si certaines d'y avoir consenti avec une parfaite liberté qu’elles en puissent jurer sur les saints Évangiles. Elles doivent éviter les longs examens de conscience où elles excèdent toujours : leur état en demande très peu, et elles n'ont que trop de vues de leurs fautes. Qu'elles se souviennent que la confession n’est pas établie pour gêner les consciences, comme le disent les hérétiques, mais pour les soulager ; que Dieu ne demande de nous autre chose, sinon de nous confesser à la bonne foi de ce qu'il nous souvient, après un examen raisonnable, sans rien celer volontairement ; que Dieu pardonne aussi bien les péchés qu'on oublie que ceux dont on s'accuse ; autrement ceux qui ont défaut de mémoire seraient obligés à l'impossible. Au reste, on doit se tenir en repos sur l'avis d'un sage confesseur ; car, quand bien même il se tromperait, la personne qui obéit est en sureté de conscience. Ainsi, par exemple, celui qui douterait de la validité d'une confession générale, ou d'autres confessions, si le sage confesseur juge qu'elles ont été bien faites, il doit s'en arrêter à l'avis qu'on lui donne ; et quand le confesseur se serait absolument trompé, et qu'il y aurait eu de véritables défauts dans ces confessions, celui qui obéit n'en répondrait pas devant Dieu, et ne lui serait pas moins agréable.

 

En troisième lieu donc, surtout il faut éviter l'attache au propre jugement, renoncer à ses pensées, et ne se pas conduire par ses sentiments. Nous ne devons pas choisir des remèdes à nous-mêmes ; car c'est ce qu'on ne laisse jamais à la disposition des malades. Les médecins mêmes, quand, ils sont indisposés, en consultent d'autres : les habiles avocats demandent avis dans leur propre cause. La soumission d'esprit est absolument nécessaire, et on gagne plus par une simple soumission que par mille instructions que l'on pourrait prendre, et que par toutes les austérités et autres dévotions que l'on pourrait pratiquer. Saint Ignace, comme nous l'avons dit, étant réduit dans d'étranges angoisses par les scrupules, jeûna durant huit jours tout entiers sans rien prendre, pour fléchir la miséricorde divine, et en obtenir la délivrance, mais tout cela inutilement ; une simple soumission à son confesseur le délivra de ses peines. Dieu demande l'assujettissement de l'entendement ; l'on a beau faire, sans cela l'on travaille en vain. Pour les pensées qui viennent de ce que l'on ne s'explique pas bien, que le confesseur ne nous entend point, qu'il ne connait pas notre état, elles doivent être méprisées comme de subtiles inventions de l'amour-propre. Il faut dire sincèrement ce qui se passe dans son intérieur, et en la manière qu'on le peut dire, on n'est pas obligé à davantage. C'est l’affaire du confesseur d'examiner s'il entend bien les choses, et la nôtre est d'obéir avec fidélité.

 

Enfin il faut aller généreusement contre les scrupules. S'ils veulent qu'on répète l'office, les prières ordonnées par pénitence, qu'on entende de nouveau la messe les jours d'obligation après y avoir assisté, s'imaginant que l'on n'a pas satisfait au précepte, on n'en doit rien faire. S'ils donnent des pensées que l'on commet des sacrilèges dans l'usage des sacrements de certaines choses ; l'on doit passer outre, pratiquant avec courage toutes ces choses, quelque répugnance, difficultés et craintes que l'on en puisse avoir. Si l'on objecte que c'est un crime de faire une action, quoique bonne, avec une conscience erronée, croyant qu'il y a péché ; je réponds qu'il est vrai que la conscience qui dicte qu'il y a péché dans l'action n'a point de fondement de croire le contraire : mais ici il n'en va pas de même, puisque le sage directeur assure qu'il n'y a point de péché où la personne peinée en croit. C'est pourquoi, non-seulement elle ne fait point de mal d'aller contre son jugement, mais encore c'est un grand point de perfection qu'elle pratique. Un prêtre étant fortement tenté de désespoir, parce qu'il pensait commettre autant de sacrilèges qu’il célébrait de fois le très saint sacrifice de la messe, se persuadant de plus qu'il péchait dans toutes ses actions, la divine Providence lui adressa un saint personnage, et d'une grande expérience, qui lui dit : Allez, Monsieur, passez par-dessus tous ces sacrilèges que vous vous imaginez, faites toutes ces actions que vos scrupules vous disent être de grands péchés, et qui, selon la lumière véritable des personnes sages, ne le sont pas. Il obéit simplement, malgré tous ses sentiments ; et par cette obéissance il fut entièrement délivré de ses peines. J'ai connu une personne qui avait fait plusieurs confessions générales pour remédier à quelques-unes qui étaient invalides, mais enfin sans trouver le repos de conscience qu'elle cherchait par la réitération de ses confessions, dont, à la vérité, la première était nécessaire. Après tout cela, elle voulut tout de nouveau se préparer à une confession générale, avec des attentions extraordinaires : ce qu’elle fit durant un très long temps, l'ayant écrite bien amplement avec un soin merveilleux. Ensuite elle se confessa à loisir dans une chapelle particulière, pour le faire avec plus d'attention ; et l'ayant fait après toutes ces diligences et ces soins, elle se trouva dans le trouble plus que jamais, d'où elle n'a pu sortir que par une soumission de son esprit au jugement des confesseurs, qui lui ont conseillé de ne plus faire de ces confessions générales, quoique selon sa pensée sa dernière eût encore été invalide. Elle est entrée par cette soumission dans une paix admirable ; mais ce n'a pas été sans combat qu’il lui a fallu donner pour ne plus réitérer ses confessions, croyant, selon son jugement, ne les avoir pas bien faites. Dieu lui a donné cette paix pour récompense de son obéissance. Sans cette soumission elle serait encore dans la peine, avec tous ses soins et le travail de son esprit.