CHAPITRE III

- 41 L'entité la plus proche envers qui nous avons des devoirs, c'est notre famille. Que les enfants ne jugent pas leurs parents; les vieux codes religieux ont trouvé tous une formule parfaite de la conduite filiale : Honore ton père et ta mère. Et en fait, les roues des générations sont tellement enchevêtrées que celui-là qui, par extraordinaire, connaît quelque chose à l'ontologie secrète d'une famille, la prudence clôt ses lèvres, et la crainte de renverser le fragile édifice de la paix domestique lui commande de ne dire que le précepte général énoncé plus haut.


- 42 Ce n'est que plus tard, quand parents et enfants ont montré tour à tour leur affection réciproque en donnant leurs peines et jusqu'à leur vie les uns pour les autres, que commence l'application du conseil évangélique : quitter la famille pour suivre Dieu. Ne soyons pas vains; n'entreprenons pas un travail ardu parce qu'un plus commode nous est déjà insupportable; pas de présomption en nulle circonstance.

Quand les petits labeurs nous deviennent trop faciles, la Nature se charge bien de nous en apporter de moins agréables; et c'est à faux qu'une oeuvre nous paraît commune ou fastidieuse Si le Destin nous donne pour la millième fois la même tâche, il est hors de doute que les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf premières fois, nous ne l'avons pas assez bien faite. Notre altitude morale ne se mesure pas au retentissement de nos actes, mais à l'exaltation de notre coeur.


- 43 Le mariage aussi est une oeuvre difficile; voyez-le comme une collaboration, comme un colloque, comme un mutuel dévouement. La femme doit aimer l'homme à fond, qu'elle ne craigne rien; le beau rôle lui appartient si elle fait cela; qu'elle l'aime pour lui et non pour elle; les inquiétudes, les espoirs, les triomphes, les lassitudes du mari doivent être ses inquiétudes, ses espoirs, ses triomphes et ses lassitudes. Qu'elle surmonte ses craintes; qu'elle sache que la gêne matérielle est nécessaire à la réussite spirituelle; que ce soit elle qui élève le coeur de l'époux. Quant à celui-ci, qu'il demeure fidèle à sa parole, exact à son travail, attentif aux intuitions de son épouse.


- 44 Le mariage véritable serait l'union de deux êtres dans tous les modes de leur existence, dans tous les départements de leurs esprits, dans toutes les aspirations de leur coeur; cette utopie platonicienne n'est cependant, en réalité, qu'une vue de l'intellect; car tant que nous sommes quelque part dans la création, nous avons des corps; si beaux et si sublimes soient-ils, ce sont toujours des formes matérielles qui portent, par définition, l'indestructible ferment du mal et de l'égoïsme; Platon est le suprême effort de la raison humaine haussée jusqu'au seuil de l'Amour.


- 45 Le mariage est une étape avant de parvenir à la pure concorde, où rien de particulier ne subsiste, qui est l'atmosphère même du royaume de Dieu. L'homme et la femme sont des étrangers; le Destin les assemble, pour que, se connaissant, ils deviennent amis et unis, dans la mesure où ils perdront ce qui les constitua homme et femme.


- 46 Les parents ont envers leurs enfants trois sortes de devoirs : physiques, éducatifs, instructifs. En théorie, ils devraient les leur rendre eux-mêmes tous trois; en pratique, les nécessités de l'existence font qu'ils ne peuvent s'occuper que de la première de ces séries. Le prêtre est là, ou devrait y être, pour la seconde; et l'instituteur pour la troisième. Nous ne parlerons pas de l'assistance corporelle due par un couple à sa progéniture.

- 47 Quant à l'assistance morale, dans une société synarchique, elle appartiendrait au prêtre, parce que la religion est le principe réel de l'éducation. Chez nous, les parents doivent assumer cette charge, et ceci est peut-être un bien, car ils trouvent là un motif de reprendre leur attitude essentielle de ministres de Dieu à leur foyer, et d'intermédiaires naturels entre l'Idéal et l'organisme domestique. Ils ont ici un devoir grave et sacré; leur exemple est le plus efficace des enseignements.


- 48 L'enfant est imitateur : il obéit bien plus à ce qu'il voit qu'à ce qu'on lui commande. Si donc les parents ont, par la triple loi naturelle, civile et religieuse, pouvoir sur lui, il est préférable qu'ils s'attachent en outre à acquérir de l'autorité, c'est-à-dire à faire naître en lui le respect, l'admiration et l'amour. Ils arriveront à ceci en donnant le bon exemple. Il ne faut pas que ce petit trouve jamais chez eux la moindre contradiction; il ne faut pas qu'il les voie versatiles, impatients, capricieux; leurs actes et toutes leurs paroles doivent lui sembler parfaits. Que leur tendresse ne les entraîne pas; qu'ils sachent en rester maîtres, qu'ils la mesurent, qu'elle ne dégénère pas en sensibleries; qu'ils se surveillent sans cesse, car l'enfant est observateur attentif et psychologue pratique; il possède d'instinct la patience, la simplicité de vouloir, la ténacité qui lui feront obtenir ce qu'il convoite. Donc les parents doivent se montrer devant lui ce qu'ils sont dans l'Idéal : sages, parfaits, calmes et bons.


- 49 Les premières leçons à donner à l'enfance sont des leçons de choses, des commentaires aux phénomènes quotidiens, des comparaisons extraites de la vie des animaux, des pierres, des plantes; des rappels fréquents à la cause première, à l'action de l'Invisible, de quelque nom qu'on le désigne, des conclusions de morale pratique. L'enfant ne raisonne pas, il sent. Ce n'est donc pas des théories qu'il lui faut, mais des images dont on lui extrait la signification.


- 50 " Les affections les plus pures, dit Epictète, sont celles de la famille ". Mais à condition que les membres du foyer se purifient; surtout qu'ils apprennent à se connaître; rien n'est plus rare que les parents qui voient juste les aptitudes et les ressources morales de leur progéniture; et l'inverse est aussi vrai trop souvent.


- 51 Aucun soin n'est indigne ou superflu dans l'éducation des enfants; les moindres paroles, les actes les plus minces trouvent dans cette terre vierge une merveilleuse facilité de germination; le père et la mère doivent paraître comme ces deux aspects de Dieu, dont parle la Kabbale, et qui s'expriment par la libration perpétuelle de toutes choses. Le Pouvoir et l'Autorité, la Loi et la Grâce, la Justice et la Miséricorde, tels sont le père et la mère parfaits.


- 52 L'instruction des enfants exige de profondes réformes; la tendance actuelle qui recommande l'usage des leçons de choses est excellente; il faut noter et publier les louables et ingénieux efforts de M. Laisant dans cet ordre d'améliorations. M. Barlet, dans un livre trop peu connu, l'Instruction intégrale a élaboré un admirable système d'études, en cercles synthétiques, de plus en plus complets, où les matières des examens actuels sont réparties de telle sorte que l'élève puisse toujours sentir des vues d'ensemble et des notions générales organiques. Nos gouvernants devraient aussi s'inspirer des méthodes d'instruction que la Suisse et les États-unis emploient, et connaître les soins scrupuleux que demandent ces masses scolaires qui représentent l'espérance, l'avenir et la fleur d'un pays.


- 53 La règle d'un état libre est l'égalité naturelle de tous les citoyens et de leurs droits; les gouvernants doivent, comme première obligation, prouver qu'ils respectent la liberté de leurs administrés; ils sont leurs égaux; seule, la différence occasionnelle de leurs fonctions sociales les en distingue. Aussi, nos devoirs civiques sont des offices, au sens stoïcien du mot; des fonctions réciproques, comme celle de la polarité physique, de l'équilibre moléculaire, de la balance des orbes sidéraux. Nous sommes des atomes de l'état social; ce soleil nous entraîne dans sa course, et chacun de nous influe sur sa biologie générale. C'était un lieu commun de l'école de Zénon, c'est encore un principe inné de l'âme chinoise que cette dépendance du tout avec chacune de ses parties, et de chacune de ces dernières avec l'entité collective qui les agrège. Tout acte de l'individu " qui ne se rapporte pas, soit immédiatement, soit de loin, à la vie commune, met le désordre dans notre vie, lui ôte son unité, rend le citoyen factieux ". (MARC-AURELE.)


- 54 Il vaut mieux travailler pour sa famille que pour soi seul, pour ses amis, que pour sa famille, pour ses concitoyens inconnus que pour ses amis, pour l'humanité que pour sa patrie, pour Dieu que pour l'humanité. Mais on ne peut entreprendre raisonnablement le difficile qu'après avoir accompli le facile. Donnons donc à nos devoirs une hiérarchie, ou plutôt, comme nous ne connaissons pas les rapports mystérieux des choses, et que notre système, quelque sage qu'il soit, risque fort de les altérer, obéissons à l'ordre divin qui se manifeste sans cesse à nous par l'appel des événements, des circonstances et des rencontres que le hasard apparent place devant nos pas. Ceci est la sagesse la plus universelle.


- 55 Ne refuse pas, pour atteindre un but civique, social ou général, l'aide que d'autres hommes peuvent t'offrir. Des forces mises en commun sont puissantes en proportion géométrique et non arithmétique, sous-entendu que rien ne s'y mêle de vaine gloire, de suprématie ou d'égoïsme. Considère la promesse que le Verbe fait d'être au milieu de quelques-uns dès qu'ils se réunissent " en son nom ", c'est-à-dire, pas pour leur science, leur fortune ni leur gloire personnelles, mais pour concevoir plus clairement et réaliser plus sainement un idéal commun.


- 56 Toute association qui ne repose que sur la matière et qui ne se propose que la matière, se trouve condamnée à une prompte mort. Si la valeur essentielle d'un homme est en raison des objets qu'il affectionne, haussons le concept de famille jusqu'à la cité; haussons celle-ci jusqu'à la province, jusqu'à l'État, jusqu'à la race, jusqu'au genre humain terrestre, jusqu'au total des créatures. Plus les sujets de nos inquiétudes grandissent, plus aussi les avenues de notre esprit s'élargissent, les horizons de l'intelligence s'étendent, plus les flèches de la volonté portent juste et loin (1).


- 57 Il y a donc beaucoup à réformer dans l'ordre social. La politique, l'extérieure surtout n'est que ruses, cruautés, crimes, embuscades lâches; l'homme d'État ne peut plus se permettre le luxe d'une idée généreuse, d'une entreprise humanitaire. Les nouveautés actuelles sont des pièges, des nids de discorde. Le socialisme n'est qu'une déification de l'Etat-Trésorier, de la manie administrative. Le syndicalisme est une caricature impudente de la fraternité des anciens compagnonnages.
(1 ) Cf. Barlet : Sociologie.

Le féminisme fonctionnariste est une aberration. Seuls nous restent quelques flambeaux, des enthousiasmes individuels, le désintéressement de l'inventeur, le travail inlassable du savant, la passion de l'artiste. On s'endort dans la torpeur du confortable. L'ouvrier n'est plus qu'une sorte de bourgeois dissipateur; la femme du peuple, ne croyant plus à rien, n'a d'attrait que pour les magasins de nouveautés; le bourgeois ne cherche qu'à faire des économies et à tromper le fisc.

- 58 Dans ces conditions, le révolutionnaire devient utile, et la guerre est un bien. Les peuples ont aussi des opérations chirurgicales nécessaires; ce n'est pas parfait, mais c'est ce qui se trouve de moins mal, quand la médecine est impuissante. La guerre est un excitant, un coup de fouet, une flambée d'énergies; et tant que dans le plus humble des hameaux, le voisin attaquera son voisin, elle sera inéluctable entre les provinces, les peuples et les races. Les pacifistes oublient qu'un palais se construit de bas en haut et pierre à pierre, mais non pas en commençant par le toit ni par les angles.


- 59 Quant à nos devoirs religieux, voyons d'abord qu'est-ce que la religion : " Ce matin les accents d'une musique de cuivre arrêtée sous mes fenêtres, m'ont ému jusqu'aux larmes. Ils avaient sur moi une puissance nostalgique indéfinissable. Ils me faisaient rêver d'un autre monde, d'une passion infinie, d'un bonheur suprême. Ce jour-là les échos du paradis dans l'âme, les ressouvenirs des sphères idéales dont la douceur douloureuse enivre et ravit le coeur. O Platon, ô Pythagore, vous avez entendu ces harmonies, surpris ces instants d'extase intérieure, connu ces transports divins ! Si la musique nous transporte ainsi dans le ciel, c'est que la musique est l'harmonie, que l'harmonie est la perfection, que la perfection est notre rêve, et que notre rêve c'est le ciel. Ce monde de querelles, d'aigreurs, d'égoïsme, de laideur et de misère, nous fait involontairement soupirer après la paix éternelle, après l'adoration sans bornes et l'amour sans fond. Ce n'est pas tant de l'infini que nous avons soif que de la beauté. Ce n'est pas l'être et les limites de l'être qui nous pèsent, c'est le mal, en nous et hors de nous. Il n'est point nécessaire d'être grand pourvu qu'on soit dans l'ordre. L'ambition morale n'a point d'orgueil; elle ne désire qu'être à sa place, et bien chanter sa note dans le concert universel du Dieu d'amour (AMIEL) ".


- 60 Une religion est un ensemble des règles instituées pour que telle fraction du genre humain puisse s'unir dans l'invisible à un aspect de Dieu et lui donner dans le visible une forme familiale, sociale, esthétique et intellectuelle. Toutes les religions sont donc bonnes si on en observe le principe essentiel et commun; mais toutes n'indiquent pas la même route ni n'offrent les mêmes secours.


- 61 Regardez les uns après les autres les divers systèmes de morale : les chrétiens, les stoïciens, les platoniciens et les vénérables orientaux, tous s'inaugurent par la fixation d'un but; il faut une cible, un centre, une cime; il faut ramener les modifications du non-moi et les tourbillons du moi à la commune unité d'un idéal.


- 62 Cet idéal est, comme toute chose, à la fois intrinsèque et extrinsèque; les anciens savaient que l'homme marche toujours en compagnie d'un invisible guide; Socrate et son daïmon forment un couple annonciateur de celui du catholique avec son ange gardien; ce génie est en dehors de nous, mais sa correspondance avec notre individualité, ses dialogues avec elle, lui donnent l'air d'en être un hôte.


- 63 Or puisqu'une religion est l'oeuvre d'une des puissances directrices du monde, cette puissance donne quelque chose à ceux qui naissent dans son empire terrestre, et par suite, ces derniers ont envers elle un devoir de reconnaissance. Il ne faut pas de moyen terme; ou bien on accomplira strictement tous les préceptes de son Église, ou bien on s'en abstiendra complètement, si l'on est incrédule; le mieux c'est d'agir selon l'opinion des gens avec lesquels on se trouve. Dieu nous voit, et Il nous a commandé de ne pas faire de scandale. Appliquons les règles suivantes.


- 64 Ne vous amoindrissez pas à observer un rituel de tenue et de contenance, comme les Jésuites l'imposaient à leurs novices; procédez du dedans au dehors; que notre extérieur soit l'expression libre et spontanée de notre interne : Celui qui n'a pas dans son coeur la bienveillance, le courage, la gravité, ne peut pas sans un mensonge visible, exprimer ces vertus sur son visage; qui porte en soi l'éternelle Beauté, ne peut pas ne pas être beau dans ses gestes et dans sa figure; qui utilise toutes les minutes, n'aura jamais de paroles oiseuses ni de rires puérils. Enfin, distinguez avec soin la religion et le cléricalisme; les ministres d'une foi sont des hommes, hélas, et non pas des saints. Ne chargez pas de leurs fautes le Dieu qu'ils représentent.


- 65 Non seulement il faut agir, réfléchir et aimer beaucoup; mais il faut faire tout cela le plus tôt possible; la quantité ne suffit pas; il faut que nos oeuvres soient de la meilleure qualité; choisissons dès lors parmi les centres de force, le plus profond, le plus haut, le plus immuable; notre effort nous modèlera à son image; et plus notre but sera proche de l'Unité primordiale, plus notre être reproduira cette Unité harmonieuse.


66 Passons nos mobiles à la pierre de touche. Nous voulons ne pas vouloir; mais cette abnégation peut être une paresse; nous voulons de notre chef, cette volonté propre peut être un héroïsme saint. Si notre obéissance, si notre martyre consenti tendent à notre salut personnel, ce sont des égoïsmes; et ces fruits à la belle apparence portent en eux leur ver rongeur. Prenons garde de subir la tyrannie au moyen du secret espoir d'être un jour tyrans. Prenons garde que l'épigramme de Nietzsche ne se vérifie par nous : " Celui qui s'abaisse veut se faire élever ". Prenons garde enfin; Jésus n'ordonna jamais que nous nous rendions les jouets inertes et passifs des circonstances et des caprices de nos voisins, mais tout le contraire : que nous agissions dès que nous avons envie de nous reposer, que nous prenions justement dans une alternative le parti qui nous déplaît, et que, quand l'action nous enivre, nous sachions nous arrêter pour une autre oeuvre plus prosaïque.


- 67 Ici, prennent place nos devoirs envers le genre humain total; ce sont les mêmes que tout à l'heure, leur horizon seulement devient plus vaste. Agir, se résigner, pardonner, c'est en cela que tout se résume.


- 68 D'abord, comprenez le sens de cette parole : " Aide-toi, le Ciel t'aidera ". Il faut remuer, il faut agir; il faut " ne pas se laisser aller, surtout devant soi-même " (Nietzsche). L'aide du Ciel vient ensuite, mais seulement alors; et elle peut prendre les formes les plus diverses; l'aspect d'un paysage, le mouvement d'un animal, la structure d'une fleur, le regard du passant, le hasard d'une parole, tout cela sont les voiles de la collaboration divine; tout cela c'est la Nature entière, les hommes y compris, qui nous offre son multiple concours. Le Non-moi imite l'attitude que le Moi prend avec lui.


- 69 Le plus essentiel des devoirs est de n'être que le moins possible à charge aux gouvernants de cet univers; et pour cela, il ne faut pas s'en retirer. " C'est un déserteur, celui qui se dérobe à l'empire des lois de la cité; un aveugle, celui qui a les yeux de l'intelligence fermés; est indigent, celui qui a besoin d'autrui; un abcès dans le corps du monde, celui qui s'en retire à cause des chagrins que lui font éprouver les accidents de la vie; un lambeau, celui qui a arraché son âme de la société a des êtres raisonnables ". (MARC-AURELE.)


- 70 Dire que le monde est un tout organisé ne frappe pas l'imagination; voyez le monde comme un animal, comme un homme immense, et d'une forme trop vaste pour que notre regard puisse l'embrasser tout entière; c'est ainsi que le comprenaient les anciens sages chinois, hindous et sémites. Voyez le cosmos, avec la diversité infinie des substances qui le composent, comme un être étonnamment complexe, mais vitalisé par une âme unique; voyez-en tous les modes d'existence comme des fonctions physiologiques et psychologiques, soumises à une loi centrale qui est la volonté de Dieu. Voyez cette créature immense en train d'accomplir un travail dont la nature nous échappe, comme le sens et le but d'une montre échappent à tel atome de l'index de l'horloger, et bien plus encore. Songez enfin, que vous pouvez coopérer à cet oeuvre inconnu; et que cette loi rectrice de l'animal cosmique dont vous êtes un ion infinitésimal, se manifeste à vous directement par votre conscience; et que ceci vous confère la noble attitude du soldat.


- 71 L'individu est uni à son milieu par des liens multiples et résistants; la lutte entreprise contre soi-même est aussi une lutte contre la contemporanéité, et inversement, une victoire sur soi-même est un triomphe sur le monde.

De sorte que l'on a pu écrire, avec quelque justesse, que la morale pusillanime de la foule est en somme une négation de la vie. On a eu le tort de n'apercevoir dans les religions que l'aspect purgatif, pénitentiel, immobilisant, terrorisant même; il faut découvrir aussi leur force d'énergie; il faut y voir des ferments d'activité, des encouragements vers un plus bel avenir; qu'elles soient le vin vieux qui chauffe nos enthousiasmes; que nous y trouvions l'ardeur des découvertes, le courage qui fait la victoire; que, par elles, notre espérance s'enflamme, que nous brûlions généreusement pour le succès de toutes les tentatives, aussi bien esthétiques que philosophes, que sociales, qu'industrielles. Qu'enfin, on ne se serve plus de la morale comme d'un soporifique, mais comme du plus sain et du plus fort des excitants. Telle doit être l'attitude du vingtième siècle.