CHAPITRE IV

- 72 Notre devoir est d'exercer de toutes manières toutes les charités. Pour pouvoir donner, il faut avoir; pour avoir, il faut acquérir; pour acquérir, il faut travailler. Travailler, c'est fournir quelque chose au milieu, à tous les milieux; à la famille, à la société, à la patrie, à la religion, aux arts, aux sciences. Avant donc de songer à faire l'aumône, veillez à ce que les autres ne soient pas obligés de vous la faire. Ne craignez pas le travail matériel, ni l'humilité d'une petite profession.


- 73 Il n'y a jamais lieu de craindre d'ailleurs. Le dieu que vous avez choisi, vous, spiritualiste, n'est-ce pas l'Esprit ? N'est-ce pas le plus ancien, le premier, l'éternel, le plus fort, le plus savant, le meilleur ? Donnez-vous donc en entier à LUI, afin que, vous prenant dans sa main, vous aspirant avec le remous de ses ailes innombrables, il vous maintienne exalté par dedans, à une hauteur surhumaine. Soyez un héros. " L'héroïsme est le triomphe éclatant de l'âme sur la chair, c'est-à-dire sur la crainte : crainte de la pauvreté, de la souffrance, de la calomnie, de la maladie, de l'isolement, de la mort. L'héroïsme est la concentration éblouissante et glorieuse du courage " (Amiel).


- 74 Ayez donc, même dans le martyre, même dans la défaite, ayez dans les yeux l'éclair du triomphe, et sur les lèvres le sourire de la toute-puissante douceur. Ainsi vous vivrez totalement, parfaitement, complètement, avec une simplicité plus expressive : mais soyez ainsi sans cesse dans la boutique, au bureau, avec les passants, avec la servante, avec tous les quelconques; essayez d'être bon.

- 75 Toutefois, quand le mal se déploie, s'y résigner en soupirant même s'il ne nous attaque point, c'est de la paresse; s'en irriter est un manque de raison; il faut engager le combat avec franchise, avec calme, avec constance.


- 76 Exercez la juste compassion, soyez pitoyables avec une raison calme; gardez-vous des entraînements d'une sensiblerie fumeuse; les vapeurs de la chair ont une inquiétante subtilité; elles pénètrent les chambres intérieures les mieux closes; redoutez par-dessus tout comme une bassesse, comme une avarice odieuse, de faire quelque profit sur le pauvre à qui vous êtes secourable. Que votre charité soit charitable : qu'elle soit un don. Vous avez le droit de demander un travail à celui que vous aidez; mais si vous sollicitez de lui une complaisance, vous souillez votre altruisme et vous légitimez son ingratitude. Gardez-vous des voix chuchotantes de la chair.

- 77 Faites attention comment vous donnez; car votre secours ne va-t-il point accroître chez le pauvre le désir de l'existence ? Ajoutez peu de paroles à votre aumône; salez votre offrande avec le sel de la gêne qu'elle vous occasionne; alors seulement elle sera pure, et n'engendrera point le trouble dans le coeur du malheureux. Si le don d'argent ne vous coûte rien, cherchez quelque chose en vous qui vous soit précieux pour l'ajouter à cet argent inerte.


- 78 Prenez en considération les étiquettes que les hommes ont collées sur les actes; sachez cependant que ce ne sont que des à peu près; ne craignez pas, si vous croyezbien faire, de porter vous-même un acte désigné d'un nom peu honorable : Celui qui voit le fond de votre coeur vous jugera; l'opinion des créatures n'est qu'une vapeur volatile.

- 79 Le spiritualiste, en somme, se sent tenu de vivre pour la collectivité et non pour lui-même. Qu'il offre à son prochain une aumône, un conseil, un remède, une consolation, un abri, un emploi, c'est toujours un peu de son propre bonheur qu'il sacrifie. Or, le don matériel n'est qu'un secours momentané si une ferveur morale ne le dynamise. Dès lors, si nous voulons offrir de la joie aux autres, il faut que nous la possédions d'abord en nous-mêmes.


- 80 La joie physique est un signe de santé physique. La joie intérieure est un signe de santé morale. Tous les sages dont la sapience fut vivante, prêchèrent la gaîté. Voyez les statuettes chinoises des vieux ancêtres au front proéminent : ils sourient, et leurs rides sont aimables; voyez le dernier Bouddha, comme il recommande à ses mendiants d'avoir la sérénité dans le coeur et l'amabilité sur le visage; voyez notre Jésus, comme il accueille les rires des petits, comme il accepte la beauté, comme il ne parle que d'espérances; voyez le touchant François d'Assise, comme il sourit aux bêtes, aux plantes, aux astres et aux hommes. La joie est un rayonnement, et la force seule peut rayonner. Celui qui incarne un idéal est fort de toute la puissance de son Dieu; combien donc celui qui sert l'unique Créateur des dieux ne reçoit-il pas de paix et combien ne doit-il pas rayonner cette paix en lumière et en bonheur ?


- 81 Il est de règle que, si vous semez des bienfaits, vous récolterez l'ingratitude. Sachez-le d'avance afin de ne pas être surpris, de ne pas vous en décourager, de ne pas accueillir le mépris envers vos débiteurs. Vivre pour les autres est facile à dire mais difficile à faire. Il faut d'abord savoir ce dont ils ont besoin, savoir comment le leur offrir, savoir comment il faut en profiter; c'est la théorie de l'altruisme. Ensuite il faut aimer autrui, comprendre ses errements, ses faiblesses, ses fautes, ses maladresses, et ses beautés aussi. Cela, c'est la réalisation intérieure de l'altruisme. Enfin, il faut pouvoir donner de la science, c'est-à-dire être instruit; il faut pouvoir donner des conseils, c'est-à-dire avoir vécu.


- 82 Si le sage antique " se montre facilement exorable, toujours prêt au pardon dès l'instant que ceux qui l'ont offensé veulent revenir à lui ", le spiritualiste chrétien peut, s'il est humble, si son coeur brûle, s'il aime son frère comme un autre soi-même, s'il se sent les entrailles déchirées au seul soupçon que ce frère va peut-être se pervertir davantage, - ce disciple de Jésus, dis-je, peut sans doute faire plus par la divine folie de l'Amour. Il n'attendra point l'offenseur, il ira à sa rencontre, lui affirmant sa persistante amitié, quitte à subir peut-être un refus injurieux, ou l'hypocrite tyrannie d'une exploitation cynique de sa bonne volonté.


- 83 Si nous n'aimons pas assez Dieu pour trouver dans cet amour la force du pardon, que l'humaine sympathie tout au moins nous la procure. " S'il arrive à quelqu'un de pécher envers toi, réfléchis aussitôt à l'opinion qu'il a dû se faire du bien ou du mal pour manquer ainsi. A cette pensée tu auras pitié de lui; tu ne sentiras plus ni étonnement, ni colère. Ou, en effet, tu as la même opinion que lui sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, ou tu as une autre opinion, mais analogue à la sienne. Tu dois donc pardonner. Mais si tu ne partages pas son opinion sur les biens et sur les maux, il te sera plus facile encore de te montrer indulgent pour un homme qui a si mauvaise vue ". (MARC-AURELE.) " Et, dit autrefois Antisthène à Cyrus, c'est chose royale quand on fait le bien, d'entendre dire du mal de soi ".