DE LA CONDUITE DES MISSIONNES
Voici un point sur lequel il me paraît important d'attirer l'attention des mystiques. Nous voyons, en plusieurs endroits de l'Évangile, que le Christ autorise Ses apôtres à pourvoir à leur nourriture un jour de sabbat ou à la recevoir des gens auxquels ils portent la Lumière. N'oublions pas qu'il s'agit des apôtres, c'est-à-dire d'êtres exceptionnels commis à un office de Lumière, non par leur propre volonté, mais par la volonté du Ciel. Ne nous croyons pas semblables à eux. S'enthousias-mer pour une conception poétique d'un serviteur de Dieu errant à travers le monde au gré de ce qu'il s'imagine être des inspirations et attendant, comme si cela lui était dû, que ceux auxquels il s'adresse pourvoient à tous ses besoins, ce serait presque un abus de confiance. Saint Paul lui-même, tout en donnant, d'après une parole du Seigneur, à ceux qui annoncent l'Évangile le droit de vivre de l'Évangile, saint Paul s'astreignait à un métier manuel pour, comme il le déclare expressément, n'être à la charge de personne. Or les saint Paul sont rares. Quand nous nous sommes donné la moindre peine pour quelqu'un, nous croyons avoir fait acte de serviteur du Christ. Il faudrait avoir vu la vie intérieure des soldats du Ciel pour se rendre compte de l'intensité de l'effort qu'ils fournissent; leurs proches mêmes apprécient mal ces fatigues, car " nul n'est prophète en son pays ". Mais, si l'on se souvient que d'une part il est écrit : " Quand tu jeûnes, oins ta tête et parfume ton visage ", et que d'autre part le ministère de la prière exige un jeûne spirituel constant, on peut imaginer que nul chef temporel, nul homme d'État n'est chargé de plus d'inquiétude que tel chrétien obscur vivant en apparence bien bourgeoisement, mais à qui, en secret, Dieu a confié un travail quelconque pour l'avancement de ses frères. Si vastes soient nos espérances, si ardent notre désir du bien, l'humble sagesse qui doit nous servir de règle nous fera donc rester à la place que la Providence nous a choisie, acceptant de bon coeur les travaux les plus monotones, car eux aussi ont besoin de recevoir la Lumière par notre exemple. Si le Ciel veut autre chose de nous, Il saura bien incliner les circonstances et nous faire connaître Sa volonté d'une façon aussi simple et aussi certaine que notre chef à l'usine, par exemple, nous donne ses ordres.
Ainsi, priez pour les malades, aidez les pauvres, consolez les affligés, priez pour les besoins publics, donnez quand on vous le demande votre avis de chrétiens, mais gardez votre profession et gagnez le pain de votre famille avec votre travail jusqu'à ce que Dieu en décide autrement.
L'enfant de Dieu, lui, est en dehors de toute loi, parce qu'il n'est devenu enfant de Dieu qu'après avoir obéi à toutes les lois, et parce que son coeur vit dans le monde d'où sortent toutes les lois. Il sert son Seigneur; or, le service du Seigneur, c'est uniquement la charité. Par conséquent, toute coutume et toute règle s'effacent devant les exigences de la charité. Mais l'homme ordinaire a le devoir d'être prudent; il ne doit pas imposer des fatigues excessives à son corps ni des privations aux membres de sa famille, à moins que ceux-ci n'y consentent, car rien ne lui appartient; il n'est qu'un gérant, il n'est que l'intendant de sa maison, de ses enfants, de ses employés, de ses animaux domestiques et tout excès de travail qu'il imposerait aux uns ou aux autres, il en por-terait la responsabilité. "L'imprudence n'est permise que dans le seul cas du Soldat ".
Cette règle de prudence et d'opportunité, Jésus Lui-même S'y conforme. La plupart du temps, lorsque quelque créature Le reconnaît, Il lui ordonne de se taire. Rien n'est plus grave en effet que ces reconnaissances par une créature de l'identité spirituelle enclose dans une forme corporelle. On peut s'y tromper; on peut prendre un rayonnement magnétique ou mental pour la pure Lumière, selon que soi-même on vit dans le magnétique ou dans le mental. Il faut être humble pour voir la Lumière.
Aujourd'hui beaucoup de sages humains ont déjà empoisonné l'Europe et l'Amérique avec des théories soi-disant chrétiennes; ils ne sont que des avant-coureurs de sages bien plus nombreux encore et bien plus fascinants que l'Asie tentatrice tient en réserve dans ses temples, au fond de ses déserts, en haut de ses montagnes sacrées. La plupart de ceux-là cependant savent qui est le Christ; mais eux, qui se croient libres, esclaves de leurs systèmes, l'amour-propre les empêche de Le reconnaître publiquement. Les démons d'au-trefois qui, par la bouche de leurs possédés, s'écriaient devant Jésus : Tu es le Fils de Dieu ! c'était la splendeur de Sa vertu, insupportable à ces esprits obscurs. qui leur arrachait ce témoignage. Mais les adeptes sont des hommes; ils sont plus libres que les démons; leur liberté est autre; ils possèdent le redoutable privilège de pouvoir discuter avec eux-mêmes, de pouvoir fermer les yeux à l'évidence.
Que leur aveuglement ne nous scandalise pas. Beaucoup d'entre nous se comportent comme ces surhumains; nous voyons trop souvent le prestige au lieu du miracle, et du merveilleux là où le Divin seul opère. Beaucoup des contemporains de Jésus n'ont vu en Lui qu'un rebouteur, un magicien, un agitateur, un cabaliste. Prenons garde d'être rangés parmi ceux qui, ayant rencontré sur cette terre une image corporelle du Seigneur, ne la reconnaîtront plus au jour du Jugement, lorsqu'il leur sera demandé compte du trésor qu'ils auront reçu en dépôt.
D'autre part, la bonté du Père est telle qu'Il voile tout flambeau dont l'éclat risquerait de blesser nos yeux malades. C'est par sollicitude que Jésus ne veut pas qu'on publie Son titre de Fils de Dieu; Il ne veut être pour la foule que le serviteur du Père, sans rien laisser soupçonner de Son rang parmi ces serviteurs. Il ne veut être qu'un élu, un homme que le Père a choisi entre les autres, que le Père aime et qu'Il comble de Ses dons; mais Il ne veut pas laisser voir qu'Il est le premier de tous les serviteurs du Père, leur Principe et leur Force, qu'Il est l'Élu par excellence, le Bien-aimé avant tous les autres, que les complaisances du Père, Il est capable de les recevoir toutes et infiniment parce qu'Il est Lui-même de même nature que l'Infini, que seul entre tous les serviteurs Il peut recevoir la plénitude de l'Esprit parce qu'Il est l'égal de l'Esprit et que, si tous les serviteurs doivent quelque jour juger tel ou tel coin du monde, c'est-à-dire le réorganiser, Lui seul, Jésus, jugera l'univers entier et tout l'ensemble des nations.
Le texte d'Isaïe auquel l'Évangéliste nous renvoie montre bien ce parti pris de ménagement et d'indulgente tolérance. En effet, l'Élu du Seigneur est le bien-aimé, parce qu'Il est le seul qui accomplisse parfaitement la volonté de Dieu; c'est pour cela qu'Il possède la plénitude de la vie céleste. Il ne dispute pas; Il sait bien que les discussions ne servent qu'à aigrir les amours-propres et que la Vérité s'affirme en nous à la suite de nos efforts vers la bonté, mais non pas à la suite de nos recherches intellectuelles. L'Élu du Seigneur ne crie pas sur les places publiques, Il ne cherche pas la popularité, et la Lumière entre dans le coeur de l'homme en silence et par dedans. L'Élu du Seigneur soigne avec sollicitude les rameaux à demi rompus de nos facultés affaiblies et rallume avec patience la lueur sans cesse prête à s'éteindre de nos coeurs agonisants.
Car l'homme ne se perfectionne que par son effort libre, il ne comprend que ce qu'il expérimente, il n'apprécie la valeur des choses qu'après en avoir goûté la cendre; les conseils et les admonestations ne lui servent pas à grand'chose, il n'y croit jamais qu'à moitié. C'est ainsi que l'Élu du Seigneur, avant de nous adresser sur cette terre Ses émouvants discours, a pris soin de nous donner d'abord l'exemple avant le précepte par le sacrifice effrayant de Sa descente jusqu'ici-bas et de Son martyre.
Ainsi appliquons-nous à agir selon le bien plutôt qu'à discourir; nos exemples seront les meilleures propagandes, notre action sera la plus douce et la plus saine, et les fruits de notre apostolat les plus nombreux.