L'OPINION ET LES CHOSES DIVINES


Les proverbes, comme les superstitions, élèvent quelquefois à tort des remarques particulières au rang des vérités générales. Ainsi, il arrive assez rarement que la voix du peuple soit la voix de Dieu. Pour rendre cet adage véridique, il faudrait établir une différence entre le peuple et la foule. Dans celle-ci, pourrait-on dire, se mêlent toutes les classes de la société communiant, sous l'empire d'une ivresse quelconque, par leurs instincts inférieurs; tandis qu'au mot : peuple, nous attribuerions un sens plus sain, plus vivant, plus profond, synonyme à peu près de ce que l'on nommait récemment encore : les classes laborieuses. Le peuple serait l'ensemble de ceux qui font vivre la nation : travailleurs manuels d'abord, sans doute, mais aussi travailleurs administratifs et travailleurs intellectuels. L'ouvrier comme le paysan inclinent à dire des hommes aux mains blanches qu'ils sont des paresseux; il y a pourtant bien des commis, des ingénieurs, des patrons, des savants, des médecins, des artistes, dont les journées comptent plutôt seize heures que huit, et qui s'usent tout autant qu'un mineur ou un cheminot. Certes, la fatigue musculaire est une pénible chose, mais la fatigue nerveuse n'épuise pas moins; au surplus, toute besogne poussée à fond confère une noblesse mystique et attire sur nous la lumière du Réel.

Aussi, parce qu'il vit avec force et qu'il propage la vie, le peuple reconnaît les porteurs de flambeaux; la foule, au contraire, les vilipende parce qu'ils gênent ses caprices impulsifs; ses huées montent d'autant plus furieuses, comme les acclamations populaires s'élèvent d'autant plus enthousiastes, que la Lumière brille plus pure et plus généreuse. Jésus, singulier entre tous ces hérauts, suscitera toujours les oppositions extrêmes : fils de Dieu pour les uns, fils de Béelzébul pour les autres, fou pour sa parenté, il bouleverse tout avant de tout réorganiser.

Le peuple, tous ceux qui se soucient de leur devoir familial et de leur devoir social, la nation au travail enfin, discerne la Lumière parce qu'il porte en soi de saines facultés : l'énergie d'abord, l'effort; et le bon sens, le sens du réel et du vivant. Cela est juste, car, pour recevoir des forces nouvelles, il faut d'abord dépenser celles qu'on possède, car la droiture qu'on met à vivre donne une vision droite des choses et des gens. Jésus Se tient du côté du peuple; quelle que soit la subtilité des argumentations phari-siennes, Il ne leur oppose jamais que du bon sens. On L'accuse de chasser les démons par le prince des démons; Satan, réplique-t-Il, deviendrait donc son propre ennemi ? Vous reconnaissez que l'Enfer s'enfuit ? C'est donc que le Ciel est descendu jusqu'à vous.

De la sorte nous sommes conduits vers cette grande simplification qui dégage l'intelligence encombrée de raisonnements et augmente la force d'agir. Dieu ou le diable, le bien ou le mal, la charité ou L'égoïsme : ces partages nécessaires suffisent pour nous diriger; plus de compromis, plus d'hésitations,
plus de ménagements. Il n'y a que deux camps et, entre eux, l'intervalle vide. Que l'on ne se range pas avec le Christ, on est enrôlé du coup par l'Autre; celui-ci prend même quiconque ne se donne pas explicitement et complète-ment au Christ; et quiconque travaille avec un autre but que de servir le Christ, les fruits de son labeur, si nombreux soient-ils et si beaux, pourrissent.

Voici l'une des raisons pratiques pour lesquelles la foi au Christ, Dieu et homme à la fois, me paraît tellement importante. Dans la cohue des mouvements innombrables qui constituent l'existence universelle, la qualité l'emporte sur la quantité. Or les choses ne peuvent recevoir que deux qualités : elles ne peuvent être que divines ou naturelles; et, comme ce sont les intentions de nos actes qui les qualifient, tout acte qui n'a pas le Christ comme objectif meurt au bout d'un temps plus ou moins long, parce que le seul Verbe confère la surnaturalité. Si l'on considère ce même ensemble d'actes dans leur avenir, on en voit la plupart disperser leurs fruits au caprice des circonstances extérieures. Quelques-uns seulement, trop rares, groupent au contraire leurs résultats, les coordonnent, les organisent, et se perpétuent le long du futur, parce qu'ils ont été émis au nom du Christ et pour Son seul service.

Cette discipline des intentions, tous ceux qui la suivent avouent qu'elle est aussi dure qu'importante. L'énergie, la persévérance, la vigilance ne suffisent pas; nous ne sommes, en effet, que rarement d'accord avec nous-mêmes; plusieurs volontés se battent en nous, bonnes et mauvaises; elles s'affirment tour à tour, en même temps quelquefois, et nous nous agitons en nous contredisant. Ainsi, n'avez-vous pas remarqué comme nos actes diffèrent d'avec nos paroles ? L'un jure et blasphème, mais heureusement sa colère n'arrive pas jusqu'à ses poings; l'autre tient les plus beaux discours et commet mille méchancetés. Nous ne sommes ni totalement bons, ni totalement mauvais; nous louvoyons. Or Dieu n'aime pas la veulerie, ni l'habileté; nous avons à devenir homogènes.

Jésus connaît bien notre tare humaine, cause à la fois de notre misère actuelle et de notre grandeur future; Il désire nous aider à reconstruire notre unité, en établissant en nous ce ciel unitaire évocateur du Royaume éternel où tous sont un, en eux-mêmes et entre eux. Il ne manque aucune occasion de nous apprendre à nous simplifier, à réduire tous les gestes de notre vie intérieure sous l'obédience du même principe, par une seule méthode, vers le mème but. Ainsi, après avoir posé, comme nous venons de le voir, les grandes antrinomies universelles, après nous avoir démontré que la réalisation de notre unité propre se fera en nous unissant à Lui, l'Unité absolue corporisée, Il nous tourne vers la conquête de l'unification psychologique au moyen de deux leçons, en apparence étrangères à cet objectif : l'une sur l'importance de la parole, l'autre sur les parentés spirituelles. Harmonie de nous-mêmes avec nous-mêmes, harmonie de nous-mêmes avec nos semblables, double but vers lequel notre Maître nous achemine indirectement. Il nous sait indociles et vains; Sa tendresse veut nous éviter le révolte et le découragement, et nous faire gagner les petits mérites d'une recherche un peu plus longue : la grande route est plus facile que le raccourci.

Avant de se mettre en face d'une forme quelconque de l'Absolu, l'homme doit oublier tout le relatif, faire de son cerveau une page blanche, et de son coeur un coeur de petit enfant. Aussi, avant d'entreprendre les deux leçons indiquées plus haut, Jésus chasse d'abord le désespoir en nous annonçant le pardon de tous les péchés, de tous les blasphèmes, à l'exception du péché contre l'Esprit. Cette exception ne doit pas nous effrayer, car un tel péché nous est impossible à commettre : l'Esprit demeure inaccessible à toute créature non régéneréee. Entre les personnes divines, le Christ est la plus proche, et pourtant personne ne Le connaît, personne même ne Le connaîtra avant le jour où les portes du Ciel s'ouvriront. Le Père reste encore plus inconnaissable, et l'Esprit encore bien plus, si toutefois je puis me permettre ces pauvres façons de parler. Celui qui attaquerait l'Esprit ne pourrait l'attaquer que parce qu'il Le connaîtrait, et il ne Le connaîtrait que parce qu'il aurait tout vu, tout appris, tout expérimenté. Son attaque serait donc comme le suicide de son être tout entier, il se lancerait lui-même dans le néant. En réalité, tout ce que les plus sunblimes contemplateurs disent de l'Esprit
ne vaut rien. Bornons-nous donc à nous inquiéter des fautes que nous pouvons comprendre : de celles-là nous sommes pleinement responsables.

Aller avec Dieu, ou avec le Diable, nous comprenons cela; nous en sommes responsables. Attaquer le Christ, nous savons ce que nous faisons; nous en sommes responsables. Exprimer nos vrais sentiments, ou mentir; parler mal des autres, parler sans but, nous avons pleine conscience de tout cela; nous sommes pleinement responsables, et il est juste qu'au jour du Jugement nous ayons à rendre compte du moindre mot. Cette annonce de condamnation ne contredit pas l'annonce de pardon, faite quelques lignes plus haut. Pour pardonner, en effet, ne faut-il pas avoir subi l'offense ? Encore que le Père ne S'offense pas de nos révoltes; Il nous laisse en éprouver un peu de temps les suites douloureuses; puis, dès qu'Il aperçoit en nous un repentir véritable et la volonté de mieux faire, Il pardonne, c'est-à-dire qu'Il lave notre coeur et rétablit tous les désordres que notre faute avait engendrés en nous dans notre corps, autour de nous, dans le visible comme dans l'invisible.

Avoir reçu le pardon du Ciel est une faveur merveilleuse et grave; soyons attentifs à ne pas la perdre, veillons sur nos pensées, sur nos paroles et sur nos actes. Le contrôle de nos gestes est relativement facile; le contrôle de nos pensées, qui se lèvent spontanément de notre coeur, est presque impos-sible; si nous voulons nous donner un peu de mal, essayons-nous au contrôle de nos paroles; nous obtiendrons peu à peu, par cette discipline secrète, que la foule autour de nous insulte moins ce qu'elle ne comprend pas.