LA PAROLE
Nous ne nous rendons pas compte de la valeur d'un an, d'un mois, d'un simple jour; mais, quand nous serons transportés dans le pays des morts, le temps terrestre, que nous gâchons souvent, nous paraîtra d'un prix inestimable. Vous le voyez, j'en reviens toujours à l'effort volontaire; ne craignez pas, en suivant une discipline stricte, de tarir en vous les sources de l'enthousiasme et de l'inspiration; les plus gigantesques travaux que nous puissions accomplir pour la conquête de nous-mêmes, le moindre souffle de l'Esprit descendant sur nous les dépasse infiniment. Ainsi nous pouvons, sans aucun inconvénient, nous atteler de toutes nos forces à soumettre à l'Évangile toutes nos facultés physiques, morales et intellectuelles.
Entre toutes ces puissances, il en est une, dont tout le monde presque abuse, et qui appartient en propre à l'homme terrestre : c'est la parole. Presque partout ailleurs, les créatures ont d'autres moyens de s'exprimer; mais ici-bas la parole occupe un poste central dans le mécanisme de la vie. C'est pourquoi la Loi promulgue ce décret : " Par tes paroles tu seras justifié, et par tes paroles, condamné ". Dans notre état actuel, en effet, nous sommes moins responsables de nos actes que de nos paroles, et encore moins de nos pensées sur lesquelles nous n'avons presque pas de contrôle.
Nos pensées surgissent de notre coeur, malgré nous; tout ce que nous pouvons, lorsqu'elles sont mauvaises, c'est de ne pas nous y arrêter. Nos actes, le temps nécessaire à les réaliser peut servir à la réflexion; il nous arrive aussi de mal faire en voulant bien faire; et puis surtout, un acte, bon ou mauvais, exige la collaboration d'une foule d'énergies fatidiques dont nous n'avons pas une conscience claire; nous ne nous connaissons pas, nous ignorons ce que nos ancêtres nous ont légué, nous ne sommes pas du tout maîtres de notre vie corporelle, nous ignorons presque tout de cette vie secrète.
Tandis que nous savons ce que nous disons; nous pouvons gouverner notre langue bien mieux que les mille mouvements obscurs du reste de notre corps; et ces paroles, si vite formées, jaillissent en somme de notre coeur tout directement; elles sont donc vivantes, et immortelles - hélas ! puisque la plupart sont méchantes ou oiseuses.
Sachons-le, la parole fut à l'origine donnée à l'homme pour créer, à l'image du Père. Je n'ose pas dire toutes les merveilles que la parole aurait pu produire, si nous ne l'avions pas galvaudée. Il nous faut maintenant remonter la pente; ce sera dur; essayons, n'est-ce pas ?
Plus de paroles mauvaises, plus de paroles inutiles. Il faudrait arriver à n'injurier aucune créature : ni le temps, ni la boue, ni une bête gênante, ni un outil que l'on manie maladroitement, à plus forte raison aucun de nos frères; des théories, bornons-nous à dire qu'elles nous paraissent conformes ou non à ce que nous apercevons de la Vérité; quant aux criminels et aux malfaiteurs, excusons-les. Le Christ a stigmatisé les pharisiens, les marchands du Temple, les hypocrites; nous ne sommes pas le Christ.
Auprès de chacun de nous se tiennent constamment un ange bon et un ange mauvais, qui voient et entendent tout ce que nous faisons et tout ce que nous disons.
Tous les bons anges sont toujours ensemble; les mauvais sont souvent sépa-rés. Quand nous parlons mal d'un être qui ne peut pas se défendre, soit parce qu'il est absent, soit parce qu'il appartient à un autre royaume que le royaume des hommes, son ange est là, nous voit, nous entend. Au minimum, trois anges de Lumière donc sont témoins de notre méchanceté; elle nous sépare d'eux, elle intercepte cette Lumière; encore qu'ils désirent nous aider, ces anges ne le peuvent pas; chaque médisance ajoute une pierre au mur que nous élevons entre eux et nous. Nous nous séparons du Ciel; nous nous condamnons. Puis nous quittons nos interlocuteurs, et cela fait trois, quatre couples, et davantage, d'êtres divisés, qui auraient pu rester unis. Et, pour que l'harmonie soit rétablie, il faut attendre que le jeu des circonstances remette en présence toutes ces mêmes personnes et que l'offensé offre son pardon à celui qui l'attaqua.
Quant aux paroles oiseuses, elles nous condamnent parce qu'elles sont des gaspillages. Plaisanter pour rendre un peu d'entrain à un camarade fatigué, c'est utile; parler par devoir de courtoisie, c'est juste, puisque le disciple doit se tenir pour inférieur à n'importe qui. Mais parler pour faire du bruit atrophie le pouvoir d'attention et nous rend peu à peu inca-pables de suite dans les idées.