UNE OCCASION DE CHUTE


Le malheur, pour nos contemporains, est qu'ils ne veulent presque jamais écouter la Voix surnaturelle.

Les conséquences des opinions humaines sont graves à la mesure de la gravité de leurs objets. Ceci est une remarque évidente pour les choses ordinaires qui appartiennent presque toujours à cet ordre pratique considéré comme le seul réel; c'est une remarque encore plus vraie pour les choses spirituelles, en particulier pour les jugements que l'on porte sur Jésus.

Je songe à cela en lisant ce que la presse dit d'un drame qui s'intitule Jésus de Nazareth, récemment représenté à l'Odéon. La critique produit, de coutume, une foule de sottises, mais elle dépasse la mesure quand le sujet la dépasse. On raille les politiciens et les stratèges de café; toutefois, que les mêmes cervelles anémiques discourent sur les choses religieuses, infiniment plus complexes et plus éloignées des habitudes mentales de la foule, tout le monde trouve cela tout naturel. La liberté d'examen est bonne si les gens compétents seuls l'exercent, à condition encore qu'ils soient impartiaux. Aujourd'hui elle sert surtout de prétexte aux incompétences. Renan fait figure d'initiateur pour les " esprits libres " d'hier, comme Anatole France pour ceux d'aujourd'hui.

" Nous sommes trop intelligents pour croire ", déclarent-ils. Etre intelligent, cela veut dire n'accepter que ce que peuvent percevoir leur raison ou leurs cinq sens. L'intelligence, à ce compte, dépend de la finesse de ces sens ou de la liberté de cette raison; elle ne jouera donc, hélas ! que dans des limités bien resserrées. S'ils déclaraient que les choses religieuses les dépassent, alors, oui, ils se montreraient des intelligences libres de préjugés; bien au contraire, ils tranchent et ils retranchent tout ce qui les dépasse. Cette attitude n'a rien de scientifique; c'est le moins qu'on puisse en dire.

Ils sont incurables, puisqu'ils ne veulent pas guérir. Mais disons, à leur excuse, qu'ils sont aussi un peu aveugles; leurs
yeux ne sont encore sensibles qu'à la lumière physique et leur conscience, qu'à la lumière mentale. Toutefois, ils sont responsables de leur aveuglement, parce que la Providence les informe toujours, d'une façon ou d'une autre, de l'existence d'un autre soleil que le soleil de l'intelligence et parce qu'ils refusent d'examiner ces informations. Ils oublient que l'on ne progresse jamais qu'en dépassant, ne fût-ce que de l'épaisseur d'un cheveu, ses propres limites. Une intelligence indépendante et saine les discerne d'abord et se rend, par cet aveu, capable d'un renouvellement grâce auquel il lui sera permis de les agrandir. Pour renaître, il faut accepter de mourir.

L'une des plus mortelles utopies de l'être pensant, c'est son obstination à fabriquer des systèmes. Pour construire une maison, il faut des pierres ou des briques, objets précis, mesurables, nets; pour construire un système, en outre des idées, il faut des mots : rien de plus imprécis. Le merveilleux, c'est qu'avec de si piètres matériaux on réussisse, de temps à autre, un bel édifice. Mais, que l'architecte soit Héraclite ou Aristote, saint Thomas ou Duns Scot, Descartes ou Spinoza, Kant ou Bergson, nul n'arrive jamais à faire entrer tout l'univers dans son édifice.

En sociologie se montre une impuissance analogue. Les mêmes mots signifient, sous des plumes différentes, des choses tout à fait contraires. Le matérialisme marxiste de Lénine et le spiritualisme juridique du président Wilson - pour ne citer que des morts - ne prétendent-ils pas au même but, ne parlent-ils pas de justice, de bonheur universel et de paix ?

En littérature - pour choisir la plus populaire des formes d'art et pour ne citer toujours que des morts - , que nous lisions Maurice Barrès ou Marcel Proust, ne constatons-nous pas que l'un défigure les grandes entités qu'il célèbre, en ne les considérant que par leur surface psychologique, et non par leur centre divin; que l'autre, attiré par l'anormal, ne nous donne ses analyses étonnantes de la sensibilité que comme les notations d'un spectateur extrêmement intelligent, mais néglige de les composer en vue d'une application pratique ?

En science, Einstein, autant du moins que des profanes puissent le comprendre, nous révèle de vieilles vérités connues
depuis le déluge. Ai-je besoin du calcul intégral pour comprendre qu'une quantité infinie demeure toujours infinie quelle que soit la quantité que je lui retranche ? Freud se donne une peine énorme pour expliquer ce que beaucoup de bonnes femmes incultes savent fort bien; Bergson appelle à son aide toute la biologie pour nous apprendre que l'intuition peut illuminer; William James confond obstinément le merveilleux et le divin.

Je m'arrête; chacune des branches de l'activité humaine ne donnerait-elle pas lieu à des remarques semblables ?

Le fait, la sensation, l'idée, ce sont des surfaces, des points de contact, non des centres; voilà ce qu'il faudrait d'abord admettre. D'ailleurs, pour un penseur instruit, l'impuissance d'exprimer une vérité n'est-elle pas le signe d'une lacune dans la conception ?
Oui, tous ces grands travailleurs, toutes ces intelligences d'élite appliquent leur effort à une des faces externes des problèmes qu'ils veulent résoudre : soit la face physique - phénoménisme, économie, administration, sensibilité, matière esthétique, rites - , soit la face intellectuelle, soit la face émotive. Aucun ne veut accepter la réalité du Dieu vivant; et pourtant tous savent fort bien que la compréhension intellectuelle n'est pas la compréhension réelle.

Pour se préparer à obtenir cette dernière, il faut bien des choses :
Accepter le monde sensible comme réel.
Accepter le monde des entités collectives - race, patrie, religion - comme réel.
Accepter le monde des concepts esthétiques comme réel.
Accepter le monde abstrait des lois et des métaphysiques comme réel.
Accepter le monde des sentiments comme réel.
Accepter le monde de l'imagination comme réel. Et accor-der à cette épithète les qualités d'organisme et de vie que possède par exemple l'animal humain.
Car tout existe à la fois en nous et hors de nous. Et tout est organique.

Une perception, une émotion, une idée, une volition, ce ne sont ni des résultats psychico-chimiques de réactions cellulaires, ni des contacts d'ondes; ce sont des rencontres d'êtres individuels, des drames, des combats, des mariages, des naissances, des morts. On va me répliquer : anthropomorphisme. Mais pourquoi l'anthropomorphisme se retrouverait-il dans tous les siècles et sous toutes les latitudes, s'il n'était l'expression terrestre d'une vérité cosmique ?

En somme, toute l'activité psychologique tend à engendrer des compréhensions, des notions à la solidité desquelles concourent l'intelligence, l'émotivité, la sensibilité, mais à titre auxiliaire. Cet enfantement qu'est la certitude exige un père et une mère; pourquoi leur inventer des pseudonymes, puisque ces parents se nomment la Lumière éternelle et l'amour du parfait ?

Ceux donc qui n'admettent pas que Jésus est Dieu, soit qu'ils Le considèrent à la façon des panthéistes, soit qu'ils tiennent ce titre pour une habileté de l'Église, soit pour d'autres motifs qu'il me paraît inconvenant de redire, Jésus les déclare malheureux plutôt que coupables. D'abord des malheureux, parce qu'ils vont à la mauvaise route et aux souffrances incomprises; ensuite, un peu coupables, parce qu'ils pourraient voir réellement clair, s'ils avouaient n'être pas infaillibles.

L'apparition de la Lumière est toujours salvatrice; elle sauve immédiatement la minorité qui l'accepte aussitôt qu'aperçue; elle sauve peu à peu l'innombrable majorité qui la refuse d'abord. Ce refus, en effet, rejette l'incrédule vers une nuit plus obscure, au sein de laquelle il se débat pour émerger à un jour qu'il rejette encore, mais avec une moindre violence; ainsi, oscillant d'ombres en clartés de plus en plus voisines, au bout d'un certain nombre de cycles, par six ou multiple de six, les aveugles se rendent et la Lumière les guérit.

Le retour de ces enfants prodigues donne, sans doute, une grande joie au Père et à Ses Anges; mais eu ne sont pas pour cela dans le bonheur, car il leur faut épuiser le repentir et réparer quelque peu les troubles que leurs vagabondages ont semés dans le monde. Celui-là seul est tout de suite dans la béatitude qui, par l'effort surhumain de l'humilité, accueille le Christ dès qu'il L'aperçoit. Car, et ceci est le grand mystère de l'amitié de Jésus-Christ, l'individu, tout en jouissant de la plénitude de sa conscience psychologique, peut vivre en même temps sur la terre et dans le Ciel. Les racines de l'arbre peinent dans l'obscurité du sol, parmi les pierres et la vermine; les feuilles de l'arbre travaillent dans la lumière et l'air; branches et racines appartiennent au même arbre. Et les particules qui ont souffert dans les ténèbres montent peu à peu vers le soleil; tandis qu'à l'automne les feuilles tombent, se désagrègent, forment l'humus nourricier dont les racines réabsorbent les sucs pendant l'hiver.

Ainsi en est-il du disciple, mais inversement. Il est un arbre dont les racines s'élèvent dans l'infini du Ciel et qui donne à la terre ses fleurs merveilleuses et ses fruits miraculeux. Il vit dans la joie totale puisqu'il se nourrit en haut - ou par son centre - des béatitudes de l'Amour, et que, en bas, il offre à la matière ce qu'il rapporte du Ciel, par les sacrifices également bienheureux de ce même Amour.