ANTIBES
Ce matin-là, un coup de mistral balayait les nuages pluvieux qui, depuis quelques, jours, avaient versé l'eau bienfaisante sur les campagnes desséchées depuis des mois. A l'horizon septentrional, les cimes italiennes étendaient leurs neiges que le soleil levant ornait d'un rose précieux. Les collines s'éveillaient dans le brouillard d'améthyste montant de leurs vallées; la mer, par contraste, approfondissait les bleus métalliques des jours de grand soleil et, dans le petit port, les tartanes appareillaient avec lenteur; déployant leurs voiles rapiécées, bises et rouges, sous le regard des vieux pêcheurs immobiles. A l'arrière d'une barcasse livournaise, un homme causait avec les matelots. Sa silhouette ne m'était pas inconnue. En me rapprochant, je vis avec surprise que c'était Andréas. Il me regarda comme je passai et, d'un clin d'oeil, me fit comprendre qu'il me rejoindrait tout à l'heure. le l'attendis en flânant dans un chantier de canots. Puis, la barcasse largua ses amarres et, quelques minutes ensuite. Andréas vint à moi, de la même allure tranquille, avec le même sourire paternel, avec le même regard de puissance et de bonté. Mais son visage vieilli portait les traces de fatigues accablantes et tout de suite. je lui en exprimai mon inquiétude. - Ce n'est rien, me répondit-il; ce n'est rien; ne te tourmente pas. Tu sais bien que, si je la Lui demandais, le Père. m'accorderait la victoire d'ici trois jours; mais nous avons le temps de vaincre, comprends-tu? Nous ne sommes pas pressés d'en finir; nous ne devons être pressés que de répandre la Lumière. Plus la lutte aura été longue, plus les êtres monteront haut. - Ah! répliquai-je, je vous retrouve bien pareil à vous-même, inamovible et comme debout sur le seuil de l'éternité. Il fit un geste de souriante dénégation : - Voyons. mon docteur, ne fais pas de littérature; je suis un homme semblable aux autres. Ne te monte pas la tête; la vie est bien assez compliquée comme cela. Nous avons chacun notre petit travail; faisons-le tout simplement, mais tout à fond. Mais, et toi, que deviens-tu? - Vous le savez de reste, dis-je. Je ne suis pas très satisfait... Qui peut l'être? Tiens. regarde la barcasse, elle a bon vent, elle touchera Porto Maurizio en temps voulu. Tu vois, les choses s'arrangent toujours quand on garde confiance. Hier soir rien ne marchait; demain tout ira parfaitement, s'il plaît à Dieu. Toi, mon docteur, tu es toujours le même; tu te fais trop de souci. Patience, patience; à chaque jour suffit sa peine. Quand tu seras un saint, c'est alors que commenceront les véritables difficultés; pour le moment, la besogne est simple. - La besogne est simple, interrompis-je, un peu surpris; sana doute; mais encore faut-il la faire les vingt-quatre heures de chaque jour., pour qu'elles soient parfaites, définitives. qu'il n'y ait plus à y revenir, comme je trouve cela difficile! -Tu as grandement raison, rien n'est plus difficile. affirma Andréas, d'un ton grave. Le tort qu'on a, c'est de vivre aujourd'hui en pensant à après-demain. Je n'interdis pas la prévoyance, mais cette prévoyance d'aujourd'hui même, quoiqu'elle vise le mois suivant, elle appartient au travail d'aujourd'hui. - Oui, être tout entier au travail actuel! C'est possible pour vous, mais pour nous? . - Pour tout le monde, mon docteur; car, si j'ai un Ami, puisque tu es mon ami, toi aussi tu l'as, cet Ami; et tes amis peuvent l'avoir aussi. Tous ceux de tes camarades qui ont traversé la guerre sans accident, c'est parce qu'ils ont su être simples. et, je te l'affirme, s'ils continuent à rester simples, ils pourront traverser la paix, ce que l'on appelle la paix; ils n'ont qu'à ne pas faire de phrases, dans leur coeur, avec le bon Dieu. Vois-tu, tout est si simple! Le Christ est simple ses ordres sont clairs, c'est nous qui compliquons... - Cependant, hasardai-je, trouver de l'argent pour les pauvres, trouver des forces aux affligés, trouver la guérison aux malades, ce n'est pas tout de même si simple, il me semble? Et gagner son pain honnêtement, parmi toutes les cupidités, ce n'est pas commode? - Mais si, c'est simple. Seulement, vous tous, vous. cherchez la simplicité au moyen de la complication. Il vaudrait mieux aller à la simplicité par la simplicité, c'est-à-dire en se faisant tout petit, tout petit. Regarde les grands littérateurs, les grands peintres; il y en a ici, en ce moment; nous irons les faire causer un de ces jours. Dans leurs débuts, ils ont tous fait des livres ou des tableaux très touffus, avec des tas de recherches, de procédés, de sous-entendus, de mots rares, de techniques savantes. Et puis, ils se sont aperçus qu'ils faisaient du métier, non pas de l'art. Ils ont raturé, ils ont restreint leur vocabulaire ou leur palette; ils ont surtout ouvert leur sensibilité, agrandi leur compréhension, ennobli leur âme. Maintenant, ils sont presque simples. Ils auraient pu le devenir trente ans plus tôt, s'ils avaient lu l'Evangile. Toi, de même; deviens simple dans ton coeur et puis, tu trouveras les procédés simples pour guérir et pour aider. Ici Andréas fit mine de se plonger dans un de ces longs silences dont il avait l'habitude. Et, comme je craignais de le perdre de vue pour des mois peut-être, je lui demandai d'autres conseils pour parvenir à cet état de solidité intérieure qui favorise l'activité la plus intense tout en laissant l'essor le plus libre à nos désirs nobles et à nos enthousiasmes. Voici à peu près ce qu'il me répondit : - Vois-tu, ceux qui croient que, parce qu'ils se sont voués au Christ, leur vie doit être tranquille et monotone, se trompent. Ceux qui croient que, parce qu'ils se sont voués au Christ, leur vie doit être un long martyre, se trompent encore. Les uns et les autres n'ont raison que sur ce point : de s'être voués au Christ. Mais, puisqu'ils se sont donnés à ce Christ, de la toute-puissance et de la toute-bonté de qui ils sont certains, de quoi s'inquiètent-ils donc? Puisqu'ils sont dans la, main du Père, qu'ils fassent à fond leur devoir, qu'ils demandent pour tout, cela suffit. S'il exauce, c'est bien, s'il refuse, c'est bien; s'il envoie l'épreuve, c'est bien, s'il envoie quelque. bonheur, c'est bien. Tiens-regarde, justement, ce vieux monsieur,. qui descend de son auto et qui vient; tu le reconnais sans doute? En effet, c'était un très grand personnage dont tout le monde alors connaissait le nom. Il s'était arrêté, attendant un geste d'Andréas, exactement comme moi, tout à l'heure, sur le port. - Tu vois, tes camarades, en cinq ans, ont risqué dix mille fois la mort; ils'vivent. Lui, depuis trois ans, il a -été pourchassé par des milliers d'hommes, traqué, sans argent, sans refuge. On le croit dans une forteresse, ou enseveli sous la neige, quelque part vers l'Est. Le voilà; il a su rester simple. Allons lui serrer la main puisque tu le connais; nous déjeunerons ensemble. |