LA BATAILLE

   Une dépêche m'avait appelé à Nyon; et je n'étais guère en avance à la gare. Comme je courais au guichet, quelqu'un se trouva devant moi qui, en saluant, me dit :  Ne te presse pas, mon docteur, nous avons encore dix minutes à attendre, car je suppose que tu prends le train de Pontarlier? Leur machine ne va pas; il faut qu'ils en changent.

C'était Andréas. Il ne me laissa pas me remettre de ma surprise :

- Je vais au télégraphe, continua-t-il. Prends une seconde, et attends-moi, tu veux bien que nous fassions route ensemble jusqu'à Dijon? Moi, je vais au Creusot.

Le train partit en effet avec le retard annoncé. Nous avions trouvé un compartiment vide. Andréas m'offrit un journal et me demanda la permission de travailler; il en avait pour une petite heure et nous causerions ensuite. je savais ce qu'il voulait dire. je compris l'accident de notre locomotive et pourquoi, dans ce train bondé, nous avions la chance d'être seuls. Je m'installai à l'autre bout de la banquette et, me tournant vers la portière, je ne m'occupai plus de mon voisin. Quand, par grand hasard, Andréas ne « travaille » pas seul, il veut qu'on l'ignore absolument. J'eus tout le loisir de savourer l'heureuse rencontre. - Un soir, en me quittant, il avait fait un plongeon dans la foule et elle s'était refermée sur lui, comme la mer sur le bateau qui sombre. Combien de fois, depuis le cataclysme sanglant qui dévasta l'Europe, mon coeur n'était-il pas tristement revenu vers cet homme 7 Que faisait-il durant l'immense cauchemar? Oublieux de la règle que le Christ impose à su soldats, je m'étonnais de ne pas entendre la chronique secrète parler d'Andréas; j'aurais voulu le voir aux conseils des grands chefs. Et il était là, soudain, aussi calme, aussi affectueux, avec son paternel sourire. Certainement, il n'avait pas ralenti ses mystérieuses activités; je le sentais bien. Comme autrefois, l'air autour de lui vibrait de toutes sortes de présences; je respirais de la force et de l'immutabilité. Il était le même, tout entier le même.

Un peu après Fontainebleau, il rompit le silence :

- Eh bien, mon docteur, que dis-tu de tout cela?

- Ah! j'ai trop de questions, j'ai trop de requêtes. Vous voyez bien tout ce qui me manque, tout ce qui nous manque à tous. Que puis-je?

- Mais la France possède tous les éléments de là victoire. Le Ciel la lui donnera dès qu'il le voudra. En ce qui te concerne, tu es dans la tempête; reste à ta place; subis jusqu'à la fin; il faut...

- Mais subir, ce n'est pas assez. Je ne fais rien, moi; je suis un inutile.

- Personne n'est inutile, mon docteur, prends patience. Tu sais bien que je n'aime guère donner de conseils, cela augmente les difficultés, surtout pour nous autres qui sommes tenus en observation par les séides invisibles de l'Adversaire. Car c'est dans l'Invisible qu'a lieu la vraie bataille. Cette guerre-ci fut remarquable : à la fois militaire, politique, ethnographique et spirituelle. Les armées physiques s'y trouvèrent dans le prolongement exact des deux armées mystiques de la Lumière et de la Ténèbre. Heureux sommes-nous d'avoir vécu en une telle époque!

- Oui, ceux qui se sont battus; mais les autres?

- Qu'ils se battent maintenant; il y a la bataille civique. Tous vos écrivains l'ont signalée. Cependant on pourrait davantage.

- Quoi, dites-moi quoi?

- Pas d'autres choses, mais celles qu'on fait, les faire plus à fond : l'aide sociale, - la tenue morale, la propagande

par la presse, par la conversation...; bien des tentatives encore, car il y a d'autres sortes de combats, ajouta Andréas.

après m'avoir lancé un coup d'oeil scrutateur.

Je me recueillis un instant, puis je me décidai :

- Ecoutez, dis-je, il est probable que vous ne voulez pas me donner d'ordre. Mais ce que vous me croyez capable d'entreprendre, expliquez-le moi; je réfléchirai ensuite.

- Oui, continua Andréas, comme s'il ne m'avait pas entendu, les tranchées, les grenades, les obus, les gaz asphyxiants, les corps à corps, toutes ces horreurs effroyables ne sont que l'ombre de ce qui se passe au delà du voile. Or. si, pour les affronter, si pour simplement faire figure de bon citoyen, il faut être héroïque, qui sera capable de la guerre spirituelle? Quel homme peut demander cela? Quel homme peut commander cela? 

- Mais le Christ cherche ces hommes. Il me demande. moi, je le sais bien; et je sais bien que ce n'est pas sans motif que je vous ai retrouvé.

Après un court intervalle, Andréas reprit :

- Les actions éclatantes sont précieuses; mais les actions que Dieu seul voit les dépassent. Les premières sont les fleurs; les secondes sont les semences; et le Christ en est le jardinier. Ceux-là seuls les accomplissent qui savent se taire. Tu connais des gens qui sachent se taire?

- Je connais des gens discrets.

- Oui, tout le monde est discret; mais à condition que le voisin s'aperçoive qu'on détient un renseignement sensationnel. - Et Andréas rit un peu.

Il y aurait donc une discrétion intérieure, une taciturnité mentale? Il faudrait, non seulement se taire, mais encore ne pas laisser voir qu'on pourrait parler? Il faudrait « oublier »effectivement, et se souvenir à volonté? Que l'oeil le plus pénétrant ne puisse pas lire sur mon visage que je cache quelque chose? Que les démons subtils ne s'en doutent même pas?

- Voilà, mon docteur, telle est la première consigne. Tu sais que les consignes en campagne ont la mort pour sanction; pour le soldat du Ciel, imagine ce qu'il risque. Et c'est justice, car l'acte ne porte pas en soi toute sa valeur, elle dépend pour une grande pari de celui qui l'effectue. Inutile de te chercher des exemples, n'est-ce pas? Voilà pourquoi une chose aussi minime que ne pas médire est, pour nous, tellement importante. Autour de nous, des centaines d'êtres se règlent sur notre allure, et d'autres centaines nous guettent pour nous faire tomber.

- Oui, je me souviens; vous me disiez cela autrefois. Mais on n'accorde jamais assez d'importance aux travaux simples. Aussi, à l'avenir...

Andréas m'arrêta :

- C'est bien, il suffit. Tu connais ton devoir, exécute-le jusqu'au bout, avec entêtement. Que tu meures de fatigue, qu'est-ce que cela fait?

- D'accord, répondis-je; et puis, il y a la prière.

- Laquelle? la prière opportuniste? la prière économique, en tranches toutes prêtes? la prière pusillanime, l'égoïste? Ah! non, docteur; une prière perpétuelle, qui embrasse les plus petits détails et les plus vastes objets; une prière de tendresse débordante, et quand même impassible; une prière nue, droite, sûre de Jésus, mais anéantie, voilà ce qu'il faut. D'un coeur incandescent retombe la pluie fraîche du bon Dieu sur le sol desséché par l'enfer. Devant notre Roi, rien n'est puéril, rien n'est irrémédiable. Devant toi, donc, que tout apparaisse comme une semence d'éternité. Pour celui qui, à cette heure, assume l'office de la prière, ni veille, ni sommeil, ni repos, ni lecture, ni délassement; mais de la prière et de lai peine. Qu'il force son moi jusqu'à le briser. Que son corps se soumette ou qu'il tombe. Et, si le corps tombe, l'esprit continuera, de l'autre côté, le travail...

Telles furent, en substance, les paroles d'Andréas, dites sur le ton familier de la causerie. Mais toute une avalanche de forces roulait par-dessous cette voix tranquille. La certitude souveraine, la sagesse, les plus vastes conceptions s'y devinaient. L'enthousiasme instinctif que suscitent les fanatismes ne s'en dégageait point; mais ma volonté montait vers un mode nouveau. Des lumières certainement se levaient en moi; je me sentais devenu autre.

J'écoutais encore l'écho intérieur de ses dernières phrases, qu'Andréas reprit :

- En outre, il y a des réactions, c'est là le plus dur du travail de prier. Chez nos ennemis, il y a des hommes intelligents, des hommes à fort magnétisme. C'est évident, puisqu'ils servent le Prince de ce monde, celui qui gouverne entre autres choses les magnétismes. Les esprits de ces hommes attaquent nos esprits, et par la force et par la ruse. Un soldat du Christ demande, par exemple, qu'un concussionnaire soit arrêté; aussitôt, les génies de tous les rouages administratifs où atteint cette concussion, les esprits des complices, ceux de l'ennemi, de toutes ses formations correspondantes, de ses sciences, de ses usines, de ses centres intellectuels, tous les faux anges de sa religion, tous les serviteurs de la Bête, en un mot, tout cela réagit et essaie d'accabler le serviteur du Ciel. L'Armée de la Matière contre l'Armée de l'Esprit., Que le soldat du Christ, voyant tous ses efforts provisoirement vains, se décourage, que son calme s'altère, qu'il s'irrite, ou qu'il critique, voilà, tout est à recommencer. Le général, au milieu de son état-major, dispose ses plans dans une tranquillité relative. Le soldat du Christ est à la fois combattant et stratège. Il lui faut souffrir, et rester lucide. En outre, il doit prendre une occupation matérielle quelconque.

- Je vois alors que personne ne peut dire : je serai un soldat.

- Non, mon docteur; du moins, non... et oui.

- Bien, j'ai compris.

- En ce cas, marche, conclut Andréas; et tâche que d'autres t'accompagnent. Le Ciel aide les faibles. N'aie crainte, mon docteur, ajouta-t-il en souriant, - et il me fixait droit dans les yeux, d'un regard clair et fort, tandis qu'une sensation singulière de joie calme se répandait en moi, allégeant mon corps, et illuminant mes facultés.

- Il doit y avoir, demandai-je après quelques minutes de réflexion, dans les purifications morales, quelqu'une spécialement propre à faire exaucer nos prières.

- Mais il y a d'abord la charité, l'acte de charité est le meilleur pour tout. En outre, si l'on ne craint pas sa peine, qu'on s'abstienne de médire, non seulement d'une personne, mais même d'un animal, même d'un objet, même du temps... Mais oui, ajouta Andréas devant mon air surpris; un animal a de l'intelligence; un objet, la pluie, tout cela, ce sont des êtres qui vivent. Tu m'as l'air d'oublier que le disciple du Christ se trouve en esprit dans la maison du Christ où tout est vie, intelligence et amour?

- Oui, j'oubliais cela, en effet. murmurai-je.

- Tu n'oublieras pas toujours, va, dit-il en manière de consolation. Tu le sais bien, nous sommes des serviteurs du Christ, du Verbe... du Verbe, comprends-tu? Mais le vrai Verbe, c'est l'acte. C'est pourquoi, pendant la guerre, ce fut le troupier qui tint le premier rôle. Le civil, même un saint, même un homme de génie, ne se trouva qu'au second plan. Quant à ceux qui restent sur place, tant pis pour eux; ils prolongent leur bail sur la terre de six mille ans, peut-être de davantage encore. Mais, tu vois, je dis aux autres de se taire, et moi, je bavarde. Au revoir, mon docteur, au revoir... Ne te dérange pas, reste assis.

Et, comme le train entrait en gare de Dijon, Andréas s'apprêta.

Comme, ces heures avaient passé vite!

Et que de questions encore, et que de besoins à lui dire, que de souhaits à formuler! Mais, inexorable malgré son bon sourire, Andréas était descendu. Tout en se dirigeant vers la sortie, il me faisait adieu de la main. Et, à mesure qu'il s'éloignait, je comprenais davantage tout ce qu'il m'avait dît, et combien en somme ce peu englobait tout l'unique Nécessaire.