En arrivant un soir chez Andréas, je le trouvai aidant sa femme à des préparatifs de voyage. Une amie intime, malade, la réclamait et elle devait prendre le Sud-Express immédiatement. Nous l'accompagnâmes à la gare d'Austerlitz. Je remarquai combien Andréas s'ingénia pour lui assurer tout le confort imaginable, et aussi la politesse exquise de ses manières, une grâce que je n'avais jamais rencontrée que chez deux ou trois vieux grands seigneurs. Je m'aperçus aussi qu'Andréas connaissait beaucoup le personnel, depuis le commissaire spécial jusqu'aux hommes d'équipe.
Le rapide parti, il me proposa une promenade nocturne à la campagne. J'acceptai d'enthousiasme. Une nuit de causeries avec un tel compagnon de route était une bonne fortune. Je proposai de prendre un train suburbain pour gagner plus vite le silence et l'air des champs. Et c'est ainsi que, vers une heure du matin, les habitants de Villaine qui ne dormaient pas encore pouvaient apercevoir, grâce à la pleine lune, deux ombres prendre à travers champs vers les collines boisées qui dominent la vallée de la Bièvre.
- Ce sont, dis-je, des pays que je voudrais bien connaître, toute cette vaste Tartarie, cette Inde, cette Chine!
- Oui, mais combien de voyageurs y ont laissé leur peau ! Il y a des contrées dont la réputation est faite, et on se prémunit en conséquence: telles l'Inde, l'Himalaya. Mais le climat du Turkestan, de la Mongolie n'est pas moins meurtrier. Je me rappelle y avoir beaucoup souffert.
- Comment donc ? demandai-je.
- Voici. C'était à mon premier voyage à Lhassa. Je subissais à ce moment une forte attaque morale, du genre de celle dont vous m'avez parlé, et, comme un malheur ne vient jamais seul, d'autres soucis me préoccupaient encore. Je me trouvais dans la situation suivante : Dans toute l'Asie, vous le savez sans doute, continua Andréas tout en grimpant un raidillon, la politique et les sciences occultes sont étroitement mêlées et se prêtent un mutuel secours. Les brahmes restent à peu près tranquilles dans leur ethnogénie, les musulmans sont déjà plus actifs et donnent bien du souci à l'impératrice des Indes comme au tsar. Quant à la Chine, tout le monde confiait aujourd'hui les sourdes et lentes menées des sociétés secrètes contre la dynastie mandchoue. Les Annamites 'rêvent toujours de recouvrer leur autonomie. Et les Tibétains surveillent du haut de leurs neigeux observatoires les mouvements des peuples qui s'agitent dans l'immense continent.
Les migrations des nomades bouddhistes de Tartarie, des mahométans iraniens, afghans et hindous, des taôistes, des membres de la Triade et du Nénuphar blanc leur sont fidèlement rapportées par des émissaires rapides, et par une sorte de télégraphie sans fil qu'ils connaissent depuis des siècles. Les lamas prennent grand intérêt à la descente des Russes vers le Sud et à la montée des Anglais vers le Nord. C'est d'ailleurs aux premiers que vont toutes leurs sympathies.
Je ne veux pas vous faire un historique fastidieux de la politique tibétaine, ni des vicissitudes de ce sacerdoce central. Il vous suffira de savoir que le dalaï-lama et les grands lamas de la Tartarie sont bien plus d'accord que ne le croit la masse de leurs fidèles. Leur conseil suprême, qui comprend, outre ces bouddhas vivants, les chefs de toutes les initiations de l'Inde, de la Chine, du Japon, de l'Annam et de la Malaisie, projetait d'entreprendre un rapprochement avec le chef d'un grand empire d'Europe. Il y a de cela, d'ailleurs, déjà pas mal d'années. Ils avaient besoin d'un émissaire au courant des choses occidentales, et ils jetèrent les yeux sur moi.
Mais les messagers, les caravanes, le cérémonial ne leur permettaient pas de tenir ces négociations absolument secrètes. La foule du Peuple, des novices, des lamas et même des khampos ou cardinaux aurait été mise trop vite au courant par les allées et venues inévitables qu'occasionnent ces démarches diplomatiques. Il leur fallut donc trouver un prétexte .qui justifiât aux yeux de ces populations l'importance donnée à ma personne.
Ici, Andréas s'arrêta, alluma sa pipe et, considérant lu vallons endormis sous la lune, dit:
- La Nature est clémente ici.
Puis, se détournant de quelques pas, se tint immobile dans une contemplation silencieuse. Le levant s'éclairait déjà un peu. sur l'avenue, des lapins s'aventuraient, les hirondelles commençaient à gazouiller autour d'une ferme, dans la vallée. Tout à coup surgit le soleil devant nous au-dessus des bois de l'Hay et, en même temps, une alouette jaillit d'un sillon. comme une balle, lançant sa prière matutinale.
Andréas revint vers moi et continua son récit.
- Le Transcaspien n'était pas terminé. Mon cortège et moi-même fîmes donc la route à cheval, à travers, les plaines du Turkestan. Je revis les ruines de l'antique Amarcanda, de Merv, centres disparus de la brillante civilisation arabe. C'est là que j'aurais voulu te voir: rôti le jour, aveuglé le soir par la poussière, gelé la nuit, souffrant de la soif à toute heure, ne pouvant la calmer par crainte des maladies intestinales, en proie au mal du sable qui rend grincheux les plus patients. Mais je te raconterai tout cela un autre jour.
Ma mission remplie, nous repartîmes pour le Tibet. Le voyage se fit paisiblement, jusque sur les hauts plateaux de l'Hindou-Kouch. Des choses terribles m'attendaient sur ce sommet du monde.
C'était la troisième fois que mon, destin m'amenait aux solitudes neigeuses de l'Himalaya. Mais, bien loin que le froid, la fatigue ou la disette me rebutassent, en outre de là paix que j'ai toujours sentie au fond d'un désert, les montées pénibles, les descentes dangereuses, les tempêtes, les terrifiantes illusions d'optique, rien ne comptait pour moi en face des joies du montagnard. M'emplir les poumons de l'air glacé des cimes, m'enivrer, le soir, de la vue du firmament splendide, savourer les magies'du soleil levant et les orchestrations tragiques des couleurs au soleil couchant, me noyer dans la béatitude calme des nuits, lorsque la lune éclaire le silence formidable, que pique de loin en loin le cri d'une bête en chasse au fond des vallées ! Dans cette paix immense, immobile et pleine de vies, la majesté de la Nature visible exalte le coeur de l'homme jusqu'à l'Invisible. Il repose plus près du sein de la Grande Mère. L'artificiel et l'inutile tombent, comme des écorces sèches. Énormité même des formes matérielles terrestres, en l'écrasant de toutes parts, fait jaillir du fond de son soeur la petite plainte si faible qui, seule, peut monter jusqu'au Ciel et en faire descendre l'Amour.
Ce n'est pas sans raison que les épisodes les plus marquants de l'histoire religieuse se passent sur les sommets. Le Mérou, le Nébo, l'Horeb, le Thabor, le Calvaire sont les tremplins mystérieux d'où s'élance, d'un effort surnaturel, la prière des initiateurs. Ce sont les Havres-de-Grâce où atterrit, des rivages éternels, la nef qui porte au sacrifié les secours nécessaires à la consommation de l'holocauste.
Les sanies des courants électro-telluriques tombent au fond des vallées, l'air de la montagne est plus pur, la terre en est plus riche. Sous la neige les rochers couvent silencieusement la formation des alumines vierges; l'eau des sources y coule, invigorante, saturée des saveurs du sol maternel. L'odeur des forêts développe les poitrines; les vastes horizons aiguisent les regards, l'escalade des pentes abruptes forge des muscles d'acier; le cataclysme imprévu des avalanches, la traîtrise des crevasses asservissent les nerfs au contrôle d'une volonté prompte; la quasi-solitude exalte I'âme et la rend avide d'aspirer elle aussi les souffles impollués des cimes mystiques.
Dans l'intimité de la Nature la culture du civilisé sèche et meurt. Le sens intime reprend sa place normale; l'instinct du vrai, délivré des préjugés et des conventions sociales, peut épanouir librement ses vertes frondaisons, dans le perpétuel printemps d'une âme redevenue innocente. Ah ! si les hommes ne voulaient pas se croire plus savants que la Nature, comme à s'apercevraient vite que leurs systèmes sont stériles et ne donnent que des fruits insipides; comme ils laisseraient, sans inquiétude du lendemain, les forces vives de leur interne s'ébattre de ci, de là, s'offrir aux rayons du vrai soleil, répandre la joie, autour d'eux et en eux, telle une ronde d'enfants qui dansent devant la porte de la chaumière !... Mais nous ne voulons pu comprendre que le simple est vrai.
Une nuit, nous étions campés sur le flanc sud d'une montagne, pour nous préserver d'un vent âpre qui nous avait fait cruellement souffrir toute la journée. Le ciel était clair; rien ne faisait prévoir la tempête; et, cependant, j'avais vu quelques petits faucons à tète blanche remonter vers le nord contre le vent, au-dessous de nous, dans les vallées. J'avais fait part de mes craintes à mes compagnons, et j'avais fait dresser la tente où, comme candidat au nomekhanat, je dormais seul, entre deux roches, dans le sens du sud au nord.
Je fus réveillé cette nuit-là par le bruit sourd d'une chute sur mon toit de feutre. Comme nous étions entourés de crevasses et de précipices, je voulus attendre le matin, et je passai quelques heures à écouter la tempête de neige prévue s'abattre sur les flancs de ma yourte tartare.
Quand le bruit cessa, je voulus sortir. Je dus me frayer un sentier dans la neige. Un soleil radieux faisait briller le plateau immaculé et les pics de diamant. Mais mes compagnons, leurs tentes, les chameaux et les chevaux, tout avait disparu. Un glaçon s'était formé entre les roches qui étayaient ma yourte et en avait fait une cabane aux murs de neige. En cherchant, j'aperçus un lambeau de feutre à quelques centaines de pieds au-dessous de moi. La caravane tout entière avait été emportée comme une feuille par l'avalanche, et j'étais seul, avec un sac de thé, sans. eau ni feu, à près de cinq mille mètres d'altitude, par 35 degrés sous zéro.
Cependant, je n'étais qu'à demi inquiet. Si mes serviteurs avaient été réellement victimes d'un accident, je pouvais, au moyen d'une application de ce que vous appelez la télépathie, demander des secours au couvent le plus proche, et attendre plusieurs jours en me plongeant dans un des états léthargiques du Hata-Yoga. Mais, si mon abandon était prémédité, j'avais bien à ne plus compter que sur moi-même; pas un lama ne répondrait à mes appels. Le plus prudent était donc de me prémunir contre la faim.
Tu as entendu parler certainement d'adeptes qui peuvent matérialiser par exemple un sac de riz pourvu qu'ils en aient un grain pour servir de base, de point d'appui. Mot je n'avais rien que du thé qui n'est pas nourrissant, la neige avait recouvert tous les argols où j'aurais pu trouver un fragment végétal oublié par l'estomac des chameaux; je ne pouvais utiliser ce procédé. Mais il m'était relativement facile, avec un peu de patience, d'attirer et d'absorber certaines particules nutritives qui proviennent de la décomposition des roches exposées à la pluie. Le minéral, que vos médecins ont étudié beaucoup depuis un siècle, renferme tout ce dont l'homme peut avoir besoin. La matière première ne me manquait donc pas.
Déjà j'avais recueilli une poignée de poudre rougeâtre, déjà j'avais disposé uni aire sous ma yourte, écrit les formules et orienté l'opération, lorsque, sans raison, ces paroles lues autrefois et oubliées traversèrent ma mémoire: Fais que ces pierres deviennent du pain ª. Je me levai, profondément troublé. De quel droit déranger le plan de la Nature ? Que deviendront toutes ces vies microscopiques que ma volonté va jeter dans un pays spirituel- qui n'est pas le leur, détruisant la courbe de leur évolution, les tyrannisant pour leur faire accomplir une tâche qu'elles ne sont pas préparées à entreprendre ? Et pourtant, ma vie à moi est, plus précieuse que toutes ces poussières peut-être ; mais, si je poursuis mon opération, c'est la loi du plus fort que je réalise; si je fais une injustice aujourd'hui, quels abus de mon pouvoir ne commettrai-je pas demain?
L'heure s'avançait. Bientôt il me faudrait remettre au lendemain la transmutation projetée. Les idées bourdonnaient dans ma tête. Si je résiste à ces suggestions, c'est la mort. Je n'ai pas peur de mourir, mais je ne veux pas mourir. L'orgueil est blessé en moi, plus que le désir de vivre. Je recommence tous les préparatifs de mon opération, tout est prêt, à nouveau, je vais prononcer les paroles rituelles... et mes lèvres restent muettes. Quelque chose est descendu en moi, comme une liqueur amère et astringente. Je me suis senti tout à coup si petit, aussi petit par l'intelligence que par le corps et je reste là, comme un insecte, cramponné à la paroi rocheuse, attendant l'inconnu, et heureux d'attendre, dans la nuit où scintillent les étoiles.
A l'aube, je sortis de cette dangereuse torpeur. Les scrupules mystiques avaient disparu ; j'avais oublié les dignités, les mystères, la politique mondiale et l'église lamaïque. Je n'étais plus qu'un montagnard affamé, mais encore alerte et voulant jouer au plus fin avec la neige, le froid et les précipices.
Je pliai le feutre de ma tente en une sorte de traîneau, sur lequel je m'attachai au mieux que je pus. Puis, ayant saisi dans chaque main un piquet comme gouvernail, et, me fiant à ma bonne étoile et à mon expérience des champs de neige, je me laissai glisser le long d'une pente à peu près unie au bas de laquelle j'espérais pouvoir trouver, en quelques heures, un être vivant.
Les contusions ne me manquèrent pas, ni les risques de me rompre le cou. Mais, vers le milieu du jour, ayant descendu près de deux mille mètres, j'apercevais une bande de gazon et, un peu plus bas, des arbres. J'étais sauvé.
Je rassemblai mes forces pour jeter, du bord du bois, quelques appels aigus, que l'écho pourrait porter aux oreilles d'un pâtre. J'eus la joie dl entendre triller dans l'air une lointaine réponse; et, une demi-heure plus tard, un paysan gravissait la pente en courant, tout heureux de pouvoir rendre service au saint homme de lama, assis sous les sapins, avec un grand air de noblesse et de détachement.