Quelques jours plus tard, continua Andréas, reconduit par des pâtres, je rentrai dans ma cellule pour y attendre avec le plus de calme possible des événements que je pressentais décisifs. Bientôt arriva l'ambassadeur du grand lama d'Ourga, sous un prétexte d'anniversaire à célébrer; et le lendemain on vint me chercher en grande pompe, au milieu du vacarme des clochettes, des pétards et des acclamations populaires. Le conseil des douze nomekhans était réuni. On me plaça au centre. Un long parchemin me fut présenté en silence et j'y lus, à ma grande surprise, qu'on m'aurait élu à un poste élevé si je n'avais donné pendant ma mission européenne des preuves notoires de mon incapacité. Je promenai sur l'assemblée un regard sans couleur, car je les pressentais tous occupés à m'épier de toute la force de leur attention. Tout autre à ma place se serait défendu, la mort étant la sanction usuelle de ces jugements secrets; mais mon expérience antérieure des ruses orientales me servit. S'ils avaient décidé ma suppression, rien ne pouvait me sauver qu'un miracle; je ne pouvais leur échapper par mes propres forces. Il fallait deviner d'abord ce qu'ils attendaient de moi. Je me savais supérieur à eux dans certains rites que les sanctuaires brahmaniques n'ont jamais communiqués aux bouddhistes. M'amener à leur dévoiler ces mystères, tel était sans doute le but de ces manoeuvres savantes. Or, je ne voulais point trahir la parole donnée. J'attendis donc sous le feu de ces douze volontés, avides de m'arracher mon secret, dans le silence de cette salle, au milieu du monastère bourdonnant et de la ville en liesse. Aucun désert ne m'avait encore semblé aussi terrible.
Mon impassibilité, dut surprendre mes juges. Je fus reconduit dans ma cellule, après que l'on m'eût passé au pouce, en signe d'honneur, un superbe téco, qui est une bague en jade gravée et ciselée.
Les Nomekhans n'en avaient donc pas à ma personne physique. Mais j'avais à craindre des tortures d'un autre ordre, dont l'emploi leur est familier, et à qui je n'avais vu résister aucun des quelques malheureux que les politiciens des conseils secrets avaient voulu réduire. Les savants ne parlent pas de cet art ; mais les gens du peuple croient que certains lamas peuvent déchaîner à vos trousses une horde de démons. Tu comprendras que je ne dise rien là-dessus.
C'est ce qui arriva en effet. Les idées de fuite germèrent dans mon cerveau, mais comment les réaliser ? Je ne pouvais jamais sortir seul; je n'avais pas d'autre costume que la grande robe de laine, et le grand chapeau; je n'avais pas d'argent. Je désespérai. Puis je voulus employer la suggestion hypnotique pour m'assurer un de mes serviteurs. Mais on avait prévenu mon dessein; tous étaient pour ainsi dire envoûtés par le grand conseil. J'eus toutes les peines du monde à faire que mes tentatives restent secrètes. J'étais pris comme une mouche dans une toile d'araignée. Pendant une semaine je me débattis, accomplissant les rites publics, le chapelet de faîne aux doigts, l'enseignement aux lèvres, car on m'avait conservé le décor et les fonctions d'un dignitaire; autant de chaînes d'ailleurs. Puis l'énervement se calma et la consomption commença de miner mes énergies. C'est ce qu'attendaient mes tentateurs. Quand ils me surent bien affaibli, impressionnable, désespéré, ils m'envoyèrent chercher, me proposèrent la charge d'abbé d'un des couvents de Lhassa et me le firent visiter depuis les caves jusqu'aux combles. Ce qu'il y avait là de richesses entassées est inimaginable. Des chambres pleines de pierres précieuses brutes ; d'autres remplies de joyaux, d'autres de monnaies, d'armes, d'objets d'art, de manuscrits, de dessins, de meubles; des collections de plantes, de minéraux, d'animaux disparus, d'instruments magiques, de costumes. Je fus ébloui. Mes mains s'ouvraient malgré moi vers ces trésors. Mais, avant que la fièvre de posséder m'envahît tout à fait, je pus dire à ceux qui m'accompagnaient : A quoi bon ? L'or s'éparpille, la science est vaine, la beauté n'habite point cette terre. Alors, changeant de tactique, ils me saluèrent comme celui qu'ils attendaient pour l'accomplissement de leurs desseins. Ils me les dévoilèrent. Il s'agissait de jeter la moitié de l'ancien continent sur l'autre moitié, pour asservir la terre tout entière à leur domination. Je me vis héros, demi-dieu, adoré par des millions d'hommes. Toute la beauté, toute la puissance, toute la richesse seraient à moi, toute l'intelligence aussi et tout l'amour que le coeur humain peut contenir. Une flamme s'allumait dans mon organisme épuisé. Je cachais mes mains dans mes manches pour qu'on ne les vît point trembler. A mes pieds étaient les trésors des hommes; sous mes yeux le splendide horizon, les cimes, l'éther, les forêts, dans l'innocence de leur éclat printanier sur les terrasses inférieures, les novices et les moines pliée en deux à mon aspect me versaient le vin de l'ambition.
Tu établiras la gloire de notre seigneur le Bouddha sur toute cette terre, me disaient les cardinaux lamaïques; peut-être changeras-tu les destinées de notre monde; peut-être pourras-tu, aidé par l'enthousiasme des multitudes, l'amener à la soumission. Tu vivras toujours, présent sur ces montagnes, présent aussi partout où tu le voudras, ignoré, si tu le veux, unique objet des regards des hommes, si tu le désires . Et. pendant des heures, ces solitaires, muets par système, égrenèrent à mon oreille le chapelet des sublimes concupiscences.
Le royaume invisible du Bouddha fut ouvert à mon esprit son auréole m'entoura un instant. Mais, parmi les roues fluidiques aux rais de diamants, à travers les flammes d'or scintillant dans mon cerveau, au fond des laves de rubis coulant dans ma poitrine, tout en haut du dais de saphirs penché sur ma tête, une petite lueur apparut, fraîche comme la goutte de rosée, douce comme le souffle du vent dans les vergers en fleurs. Alors je pus répondre: Le seigneur Bouddha a dit : Tout est illusion. Vous ne pouvez donc détruire les illusions en créant d'autres illusions. Permettez, ô très sages, que seul, dans le désert comme dans la ville, je détruise à fond d'abord en moi l'illusion radicale. Alors seulement la Vérité voudra peut-être descendre, alors je pourrai vous répondre, alors nous servirons ensemble tous les bouddhas, et leur père, l'Inconcevable. A ces mots, les nomekhans vaincus se retirèrent.
Mes souffrances étaient finies. Quelques jours après, un homme arriva avec une caravane de marchands chinois. D'ailleurs, il me semble que vous avez rencontré ce personnage, ajouta Andréas, en parenthèse. On découvrit que ma santé avait besoin d'un climat plus clément, et on m'offrit de descendre avec lui vers l'Inde. J'acceptai. Quel enchantement que ce voyage par les vallées silencieuses, sous l'ombre des forêts de pins, d'yeuses et de bouleaux. De loin en loin on rencontrait un petit ours brun, un daim, des singes; l'aigle gris nous suivait du haut des airs; les fleurs des montagnes d'Europe, renoncules, seringas, clématites, anémones se multipliaient à mesure que nous avancions vers les collines fertiles du haut Népaul. Nous ne prîmes le train que dans le Saran, pour filer par le Behar, le Bardwan et Madhupur vers le Gange jusqu'à Calcutta. Et pendant ces trois mois que de leçons vivantes me furent apprises par ce compagnon mystérieux que je ne croyais plus revoir sur cette terre...
Le soleil était déjà chaud lorsqu'Andréas se tut. Il choisit à l'ombre un revers de fossé, et m'invita à dormir comme lui un couple d'heures.
Nous descendîmes ensuite à la ferme de son ami, qu'on apercevait depuis longtemps de la crête où nous étions. Notre hôte était un grand vieux paysan, avec des favoris et des anneaux d'or aux oreilles. Il nous fit visiter ses étables, ses écuries et, après le déjeuner, ses vastes champs de culture maraîchère. Il causa seul avec Andréas, une demi-heure environ, puis nous prîmes congé.
A peine sur la route. Andréas me demanda: Vous avez rêvé, ce matin?
Oui, répondis-je, mais c'étaient des souvenirs de la veille : ferme, labour, pluie...
- Ah ! et pourquoi, demanda-t-il, si la vie matérielle influe sur le rêve, le rêve n'influerait-il pas sur celle-là ?
- C'est ingénieux, ce que vous me faites remarquer; quelle science obscure que l'oniromancie !
- C'est bien un peu de notre faute; nous nous tissons des bandeaux sur les yeux et ensuite nous nous plaignons de ne pas voir clair.
Je marchai quelques minutes en silence, rassemblant mes forces pour franchir définitivement le mur que je sentais devant moi.
- Eh bien ! dis-je, de tout l'élan de mes plus chers espoirs, de toute la force de mes désirs les plus profonds, faites que je voie !
- Oh ! docteur, s'écria-t-il doucement, avec un air de reproche, pour qui me prenez-vous ? Comprenez bien que je suis ignorant, impotent, incapable. Quand j'étais jeune encore, il y a des choses que je croyais pouvoir faire; mais maintenant, tous les jours, toutes les minutes j'apprends que je ne vaux rien.
Il se tut. Son mutisme était plein de choses incompréhensibles à la raison, mais que mon coeur écoutait. Pourtant j'analysais mes sensations en pleine conscience; mes jambes parcouraient allégrement le chemin sous l'ombre grandissante de vieux pommiers; mes poumons se remplissaient avec délices du vent frais du crépuscule; une force magnétique frémissait dans mes muscles et dans mes os; la tête était calme puisque je dénombrais en ce moment les motifs logiques qui auraient pu m'expliquer la conduite d'Andréas. Et alors, tout au-dedans de moi-même, très loin du séjour ordinaire de ma volonté, il y avait un autre moi, non pas inconnu, mais peu connu, qui se dressait, et il répliquait à Andréas avec la voix, avec la bouche de mon premier moi, terre à terre et quotidien.
- Pourtant, il y a des hommes qui savent, qui peuvent. Il y a un homme... peut-être très loin... peut-être très près... celui dont vous m'avez parlé... dis-je, en pensant au compagnon de voyage auquel il venait de faire allusion dans la matinée. Je ne pouvais m'empêcher d'ailleurs d'associer à cet homme le souvenir de l'inconnu qui présidait les funérailles de Désidérius, et de ce passant que j'avais rencontré le matin de ma première visite à Andréas.
- Je ne sais si je dois, murmura Andréas en hochant la tête. Si je vous montre la Lumière que j'ai vue, vous voudrez aussi en prendre votre part. Mais le chemin qui mène vers elle, tout y a été réuni pour éloigner le promeneur. Mauvais pavé, poussière, côtes, ornières, pas d'ombrage, des carrefours où on risque de se faire écraser, des passages sombres où des brigands tendent des pièges dans la nuit... (sa voix vibra tout à coup, comme une corde de violoncelle). Et, quand on a les pieds en sang, trempé de sueur ou glacé par la bise, les genoux écorchés, le ventre vide, il faut avancer quand même! cria-t-il tout bas avec une concentration extraordinaire d'énergie dans toute sa puissante stature.
Cet homme, par moments, vous remuait le coeur, comme le lion secoue sa proie avant de l'emporter. Je m'émerveillais de tout l'inconnu dont il me semblait le gardien. Et, comme de juste, je fis, séance tenante, les plus puériles protestations de courage, de persévérance, de tout ce qui me vint par la tête.