LA MOMIE

 




     Nous nous promenions, Andréas et moi, par une belle matinée d'automne, le long de cet admirable quai Voltaire dont les seuls, fervents de Paris savent goûter le charme noble et discret. Les vieux trembles de la berge y voilent en cette saison, de leurs feuillages rougis par les premiers gels, la longue silhouette grise du Louvre. Le dôme de l'Institut, les hôtels seigneuriaux, le profil de la place Dauphine se situent avec grâce dans la perspective d'une lumière délicate , et le soleil, sur la droite, laisse dans une ombre lointaine la flèche de la Sainte-Chapelle et les tours de Notre-Dame. Paysage tout intellectuel, beau d'une élégance aristocratique, vibrant de tout ce que les générations et les siècles y ont empreint de leurs ardeurs, de leurs douleurs et de leurs pensées.

   Andréas fumait en silence, les yeux fixés à terre, lorsque, devant les vitrines du minéralogiste qui siège en face de la vieille maison du gentilhomme-peintre, le marquis Desboutins, il se détourna tout à coup, et prit dans l'étalage du marchand à la figure rougeaude une petite statuette égyptienne du dieu à tête d'épervier.

   Usé, corrodé, vert-de-grisé, informe, ce bronze ne présentait rien de remarquable.

- Regarde-le, un peu, mon docteur, me dit-il.

Je considérai alors l'objet avec un peu plus d'attention, et voilà qu'un sentiment de malaise, m'envahit sans motif.

Andréas me jeta un coup d'oeil et ajouta en souriant:

- Vois-tu, il vaut mieux que nous prenions cet oiseau-là: un autre s'en trouverait fort mal. Viens, suis-moi. - Et, appelant l'antiquaire, il lui acheta la statuette sans marchander.

Au même moment, ma canne s'embarrassa dans mes jambes, et je serais tombé lourdement si Andréas ne m avait soutenu. Je ne vis là, tout d'abord, qu'une maladresse; ce n'est que plus tard que j'établis entre cet incident et la vue de ce bronze une relation.

Andréas tourna vers le Pont~Neuf et descendit les escaliers qui sont au pied de la statue de Henri IV. Il n'entra pas dans le jardinet, mais, passant derrière quelques pêcheurs à la ligne, Il s'arrêta sur l'extrême bord de la berge et, me tournant le dos, se prit à considérer la statuette, en silence, pendant cinq bonnes minutes. Accoutumé à ses étranges façons, je me tenais en arrière, sans rien dire.

Il me sembla voir une flammèche bleuâtre partir de ses mains pour s'évanouir presque tout de suite dans l'air léger. Andréas prit un journal dans sa poche, enveloppa soigneusement la statuette, la ficela et attendit qu'un bateau-mouche qui remontait le fleuve fut passé. Alors il lança son paquet dans l'eau le plus loin qu'il put. Et, nous retournant, nous remontâmes sur le pont.

- Alors ? dis-je.

Andréas m'offrit du tabac et, après avoir fumé un peu:

- Tu te rappelles bien l'histoire de cette momie du British Museum qui, depuis huit ans, cause tant d'ennuis à ses visiteurs ?

- Oui, répliquai-je, tous les journaux en ont parlé ; et on m a affirmé qu'un ménage anglais a constitué sur cette affaire un énorme dossier.

Or, continua-t-il, quand on meurt, ne faut-il pas que le corps pourrisse, pour que ses cellules se reposent ? Beaucoup d'esprits attendent ce moment autour de l'homme, n'est-il pas vrai? Si donc on empêche le corps de se corrompre, on viole une loi naturelle, on fait souffrir ces cellules, on prive certains êtres de leur évolution, on arrête une ou plusieurs roues du temps, hé ?

- C'est cependant vrai; je n'y avais jamais songé.

- Quand les prêtres égyptiens embaumaient des milliers et des milliers de cadavres, ne crois-tu pas qu'ils immobilisaient ces roues avec une force énorme ? qu'ils enchaînaient les âmes à la terre natale de leur corps ? qu'ils agrégeaient une formidable batterie d'une électricité spéciale ?

- Oui, dis-je, il me semble. Mais dans quel but ?

- Cela, c'est leur secret; inutile de le dévoiler. Réfléchis un peu, tu trouveras vite. Mais si quelqu'un ou quelque chose qui n'est pas isolé ou protégé entre en contact avec un circuit électrique sous voltage, ne se produit-il pas une décharge d'électricité qui peut avoir les caractéristiques dangereuses d'un court-circuit ?

- Ah ! m'écriai-je, les égyptologues font cela, et leurs butins doivent alors tout naturellement causer du désordre dans le milieu étranger réfractaire où on les expose. Cependant, le sarcophage en question ne contient plus sa momie, paraît-il ?

- Qu'est-ce que cela fait ? Tu sais bien que, selon les rites, les figures et les signes et les couleurs qui décoraient le cercueil exprimaient le caractère vital du défunt, et lui étaient reliés par des charmes spéciaux. On a dû traduire cela cependant.

- Oui, en effet, j'ai vu cela dans les annales du Musée Guimet.

- Eh bien ! tu comprends maintenant?

Oui, je crois; mais ne peut-on rien faire pour atténuer ce mal ?

- Ah ! si tu trouves un homme capable de voir des choses passées depuis quatre mille ans, capable de parler à des âmes atlantes, capable de dénouer des liens serrés par des collèges séculaires, capable de remettre en branle des orbes peuplés d'esprits par milliers, immobiles depuis ces temps, cet homme-là peut faire quelque chose.

Or, comme Andréas avait pris, en disant cela, l'allure de mystère par laquelle s'imposait parfois à son interlocuteur le sentiment d'une force inconnue, je ne lui demandai rien de plus. Ce fut lui qui rompit le silence.

- Je me rappelle, mon docteur, il y a une quinzaine d'années, je passais justement par ici avec un de mes amis, un Mr. d'Annovilliers.

- Celui qui a laissé des souvenirs sur Jean Lorrain ?

- Justement. Eh bien ! il me racontait qu'il avait dîné la veille chez M. Sadi Carnot, qui n'était alors que président du Sénat; et il lui avait donné, ce soir-là, à sa demande, un petit Bouddha en basalte, qu'il avait lui-même reçu d'un explorateur. Ce dernier l'avait trouvé dans le pays des Song. C'est dans la Haute-Birmanie, vers la droite; j'ai passé aussi par là, dans ma jeunesse. Cette statuette avait appartenu successivement à cinq ou six chefs de village qui tous étaient morts de mort violente. Et le bonze, à qui l'explorateur l'avait achetée, étant bouddhiste, avait été assez honnête pour le prévenir de ces particularités. L'explorateur mourut aussi par accident. Et, comme M. d'Annovilliers contait cette histoire à table, M. Carnot, ne croyant point à ces superstitions, insista pour avoir cette idole. Or, tu sais comment il est mort.

- De sorte, maître, que, si j'ai bien compris, il ne faut pas déranger l'ordre des choses ; ni violer le cours des lois naturelles; ni même sortir de leur pays les êtres qui y sont attachés ?

- Oui, docteur; c'est toujours le conseil de l'Ami: Laissez les morts ensevelir leurs morts. Et si jamais tu vas dans les vieux pays, les statuettes qui ont l'air d'être oubliées dans les coins d'ombre, laisse-les tranquilles. Plus tard, je te le promets, je t'apprendrai comment on peut y toucher.

- Et le diamant bleu de Tavernier ?

- Ceci est une autre histoire ; nous en causerons quelque jour.

Et, ayant de nouveau allumé nos pipes, nous continuâmes à fumer, entre les bouquinistes amis et les platanes familiers.