LA PRIÈRE


   Je reprends maintenant le récit de notre promenade au point où'je l'avais laissé. Bien que ces souvenirs revêtent parfois des allures un peu romantiques, l'on comprendra, je l'espère, l'intensité de l'intérêt que j'attachais aux révélations d'Andréas, si l'on veut bien faire attention que, malgré les nombreux échecs subis dans ma recherche d'un maître véritable, j'avais gardé l'enthousiasme de ma jeunesse, et la certitude assurée du succès. Ceux qui ont nourri une même passion durant toute leur existence me comprendront.

Andréas, donc, après avoir presque acquiescé à ma demande, était redevenu taciturne. Il m'offrit du tabac et, rallumant sa pipe, il me laissa sur le bas côté et marcha un bon quart d'heure seul au milieu de la route.

Quand il me rejoignit, je gardai le silence, ne sachant comment renouer la conversation. Ce fut lui qui parla.

- Oui, docteur, croyez-moi. Les épreuves dont parle Jamblique, le puits du Raguel où descendit Moïse, les antres olympiques, les mystères de l'île de Sein, ceux de Samothrace, les retraites souterraines du Bramatcharia où viennent le rejoindre tous les dieux d'En Bas, les dragons qui empêchent le jaune de monter sur la tour de l'Invariable Milieu, les tyrans mêmes, souillés de sang, coprophages et sodomites, qu'adorent quelques hommes dévoyés, le séjour d'aucun de ces lieux, la présence d'aucun de ces êtres ne demande autant d'énergie que l'effort vulgaire, journalier, continu et simple, vers la Lumière des lumières. Dans cette montée, il y a des moments où nul, vous entendez. nul - et sa voix grondait - n'aurait plus assez de force pour seulement lever la paupière, si un ange n'était envoyé... Ah ! docteur, c'est cela qui vous apprend la prière !

Ces derniers mots me déconcertèrent. J'avais toujours considéré les mystères antiques comme le summum de la gloire humaine, dont la conquête exigeait une volonté toute-puissante. Et voilà que mes livres m'avaient leurré; il y avait autre chose !

- Mais, demandai-je, de quelle initiation parlez-vous? de quelle prière?

Il s'arrêta et, me jetant un rapide regard de là tête aux pieds, répondit :

J'ai oublié toutes les initiations. Je te l'affirme. Mais. Je te comprends; pourquoi prier, songes-tu, puisque la Cause première agit avec justice, avec bonté, avec perfection? La prière serait alors une puérilité, elle dénoterait l'aveuglement de notre coeur, ou un égoïsme tenace. Ce serait, selon toi, l'enfant têtu qui pleurniche après son jouet, l'orgueil qui s'estime assez important pour que l'univers se dérange à son gré, ou l'être qui ne conçoit pas que son désir puisse, ne pas être satisfait !

O savant ! - et sa puissante main pesait amicalement sur mon épaule - n'as-tu jamais vu le nourrisson au sein de sa mère, la femme sur la poitrine de l'époux ? La pierre enfouie ne cherche-t-elle pas le jour ? la plante ne perce-t-elle pas le mur pour trouver la lumière ? Les bêtes s'arrêtent devant le soleil une fois au moins par jour; l'océan se soulève régulièrement à la rencontre des effluves séléniques qui le revivifient; les peuples cherchent le bonheur, les planètes aussi en s'inclinant sur leurs pôles; ton intelligence elle-même n'est si vaste que parce qu'elle a beaucoup demandé. Est-ce à dire que chacun de ces êtres demande comme il faut? Non, la création tout entière est imparfaite; mais elle a le sentiment de cette impuissance, et le pressentiment d'une stase plus haute.

Si la perfection et l'idéal n'existaient pas, la Providence aurait-elle eu le cruel courage d'en semer les sentiments dans nos profondeurs ? Le chemin de l'homme est semblable à celui de tous les autres êtres; qu'il suive en toute simplicité le sens spontané de la vie, palpitante en lui-même, et il ne sera pas possible qu'il erre.

Je demeurai un long moment sur la route obscure à me redire ces paroles. Elles m'apparaissaient précieuses et définitives. Je n'en avais jamais entendu de semblables. Mon émotion m'empêchait de raisonner; tout ce que je pouvais faire, c'était de les graver dans ma mémoire.