Pour l'intelligence de la narration, je dois mentionner dès maintenant un récit que me fit Andréas, bien des mois plus tard, de l'un de ses voyages au Siam. Je le rapporte aussi exactement que ma mémoire me le permet.
- Tu sais déjà, me dit-il un soir, qu'à une époque déjà lointaine je me promenais à travers le bassin septentrional du Salouen. Les légendes qui ont cours sur ces contrées encore inconnues avaient fixé mon choix. Des montagnes, des forêts interminables, des cours d'eau non repérés, une flore et une faune exubérantes, des tigres à chasser, autant d'attraits irrésistibles.
Aussitôt libre des écoles et des conseils de famille, j'avais couru visiter l'Inde. Puis, les yeux éblouis de mille tableaux éclatants, j'allai à Rangoun me reposer, et prendre mes dispositions pour un voyage moins hâtif dans le Laos et le Schan. Voulant pénétrer l'âme de ces peuples, je m'étais avisé d'un stratagème que mon scepticisme d'alors me fit paraître tout légitime.
- J'avais remarqué l'extrême courtoisie des Orientaux pour les Européens. Seulement elle me semblait de commande, et dictée par d'autres sentiments que la pure bienveillance, ou la crainte. Je la crus inspirée par la conscience d'une certaine supériorité sur nous. Mais en quoi consistait cette supériorité ? Ces peuples, d'autre part, sont profondément religieux. Même pour un observateur hâtif, il est clair que l'Inde et les contrées voisines sont les domaines propres de n'importe quelle sorte de prêtres. Les laïcs peuvent se moquer accidentellement de tel ou tel sacerdoce, mais, au fond, la vénération qu'ils leur vouent et la crainte restent intactes. Je me crus donc très adroit en me faisant bouddhiste. Je parlais déjà l'hindoustani ; j'étudiai le pâli pour pouvoir déchiffrer sur les textes les paroles du Sublime, je m'habituai à marcher pieds nus, à contenir mon attitude et mes regards ; je me débarrassai de mon attirail d'explorateur. Me défiant de la rapidité avec laquelle les moindres incidents volent de bouche en bouche, parfois très loin, parmi ces populations que le labeur n'absorbe pas, je fis mine de monter sur un paquebot en partance et, avec la complicité d'un ami, je changeai à la hâte de costume dans sa cabine, puis je redescendis sur le quai, transformé en moine quêteur. Un changement aussi radical dans mes habitudes et mon régime détermina toute une transformation de ma mentalité. J'étais devenu un anonyme, seul, ne possédant plus qu'une robe, une sébile et un bâton ; j'oubliai au bout de quelques jours le boulevardier que j'étais resté. Je me sentais renaître en vigueur corporelle et en lucidité cérébrale; je me perdais dans la fuite des jours, et des semaines et des mois. Je vivais : voilà tout.
J'avais cru les bonzes siamois indolents, inoccupés, paresseux. Nos orientalistes ne les représentent-ils pas comme ne sachant que juste quelques formules rituelles, et quelques lieux communs philosophiques ? je fus vite détrompé, à peine eus-je passé quelques jours dans un couvent lointain où je m'étais facilement fait recevoir. Chaque novice est attaché à un Parfait pour un an au moins. Celui auquel on me confia était un homme d'âge mûr, sympathique et calme. Mais, alors que tous les errants qu'on rencontre ont l'air absorbé, ce prêtre gardait un visage affable et un perpétuel sourire. D'une corpulence assez forte, la tête rase, un regard fin, cette contenance ecclésiastique qui se retrouve sous toutes les latitudes, il me rappelait ces sages et vigoureux provinciaux franciscains ou bénédictins que l'on rencontre en Italie et dont la silencieuse et toujours active intelligence est le facteur le plus effectif de la pérennité du catholicisme.
Tel était celui que je nommais monseigneur, à qui je lavais les pieds trois fois par jour, et que je servais.
Les premières semaines furent délicieuses. Levé avant le soleil pour balayer la cour et remettre de l'ordre pendant que tous étaient encore dans leurs cellules, je jouissais ingénument de la fraîcheur, de l'air embaumé par la forêt prochaine, du silence, du ciel exquis. Tout le jour restait parfumé de ces joies matinales ; et la lecture du soir me trouvait dans la même quiétude.
Cependant je n'oubliais pas le but de mon voyage. Une occasion se présenta de m'en approcher. C'était l'époque où la France commençait à conquérir le Tonkin. Détail peu connu de nos diplomates, ces hostilités avaient ému toutes les montagnes où naissent la rivière Claire et le fleuve Rouge. Quant aux raisons de ces inquiétudes extraordinaires chez des tribus aussi lointaines, je n'ai jamais pu les connaître.
Toujours est-il que mes bouddhistes birmans étaient en relations avec des monastères et des ermitages perdus jusque dans le voisinage des Lolos. Il y avait des constructions à édifier, des travaux actifs, auxquels on me jugea très propre à cause de ma vigueur physique. Au départ, mon précepteur m'adressa un petit discours où il m'exprima en termes discrets, parmi des éloges et des conseils, qu'il n'était pas très certain de la sincérité de mes convictions religieuses. Et comme, surpris de sa pénétration, je protestais de ma ferveur
C'est bien, mon fils, me répliqua-t-il en souriant et les yeux baissés; mais alors, pourquoi cherches-tu du poison ?
Je fus stupéfié, car il disait vrai. J'avais fabriqué en cachette une sarbacane, fait provision de longues épines, et je recherchais, pour en prendre le venin, les terribles petites vipères grises, dont la morsure tue en une minute. Car, pour mes explorations futures, j'avais besoin d'armes contre les fauves. Je n'avais soufflé mot à personne de ces préparatifs. Je crus avoir été espionné. Je niai avec le plus de sang-froid. Mais mon Vénérable reprit: Mon fils, le mensonge est un suicide; et à celui qui a vaincu la colère, le tigre ne peut plus faire de mal. Tu dois encore vivre dans l'illusion avant de voir le Permanent. Va donc dans les montagnes où ton destin t'appelle, tu apprendras là-haut comment celui qui se dégage des douze enchaînements pénètre les pensées d'autrui .
Nous partîmes à cinq ou six.
Tous les récits de voyageurs se ressemblent ; je te ferai grâce du mien. Tu imagines les charmes de ces longues journées silencieuses; ils surpassèrent mon attente; mais les nuits étaient pénibles à cause des moustiques et des bêtes venimeuses. Toutefois, par un hasard singulier, en deux mois de marche à travers jungles, forets, roches, marécages aucun d'entre nous ne fut piqué.
Je passe sur les longues semaines employées à construire le Vihara. Je m'impatientais, je combinais sans cesse de nouveaux plans pour les rejeter sans cesse. Nous étions sur le versant, oriental de la rivière Noire. Par conséquent je n'avais qu'à suivre un des nombreux ruisseaux qui descendaient la montagne pour être sûr de parvenir en quelques semaines au coeur du Tonkin. Nous résidions sur un plateau herbu entouré de forêts; l'air y était aromatique et chargé d'électricité. Aussi, conformément aux Ecritures, notre supérieur nous avait ordonné une abstinence sévère. Seul j'avais le droit de sortir pour récolter les racines et les fruits qui faisaient notre unique nourriture. Je me sentais calme, détache, un peu somnolent, conquis par la forte emprise de cette nature luxuriante et le magnétisme collectif de ce groupe d'hommes revenus de tout.
Un matin, dans la forêt, sautant un arbre abattu, le bruit que je fis réveilla une de ces terribles petites vipères grises, que je cherchais. Elle se dressa plus rapide que l'éclair; mon regard rencontra ses yeux fixes et froidement cruels; elle s'enfuit, vive comme la mèche claquante d'un fouet. Mais le chasseur ressuscita tout à coup en moi; je me précipitai d'un bond, et j'eus la chance de lui rompre le cou. Je lui arrachai ses crochets, recueillis le contenu de ses glandes à venin dans le creux d'une pierre. Je décidai de partir au soleil couché.
Il n'y avait pas de lune cette nuit-là. Je cachai dans ma robe jaune ma sarbacane et mes petites flèches empoisonnées; et je me mis en route aussitôt. L'entreprise était assez téméraire. Rien à craindre de ceux que je quittais ; mais tout à redouter du pays, infesté de bêtes féroces, où je m'aventurais. Les pentes rapides de ces montagnes sont un fouillis inextricable de hautes herbes, de buissons épineux, de roches, où gîtent les tigres. Dès le second soir de marche je commençai à les entendre; et je dus dès lors, pour dormir un peu, passer les nuits sur les arbres, et assez haut. Quant aux reptiles, aucun moyen de les éviter. Je m'en remis à ma bonne étoile.
Je ne trouvai d'eau que le sixième jour. Je bus longuement et je suivis le ruisselet, de la bonne direction duquel je m'étais assuré d'après la position des étoiles. Au bout d'une semaine, le ruisseau devint torrent ; puis son cours s'assagit. Je crus pouvoir l'utiliser. Je me construisis une sorte de radeau avec des bambous et des lianes; et je m'embarquai insoucieusement.
Je n'aperçus un homme qu'au bout d'une autre semaine. C'était un individu assez grand qui conduisait des boeufs. J'aurais voulu m'arrêter; je ne pus le faire, n'ayant qu'une godille comme gouvernail. J'avais changé deux fois de cours d'eau; je naviguais maintenant sur une rivière, le courant était moins fort. Tout à coup, quelques heures après cette rencontre, un grondement lointain frappa mon oreille; à un coude il augmenta, tandis que mon radeau pirouettait sur un trou. Je compris qu'un rapide était proche. Mon coeur se serra. Il m'aurait fallu pour manoeuvrer l'adresse d'un sauvage. Je me sentis perdu pour peu que la cascade fût haute, ou que des roches s'y trouvassent. Rien à faire. La rivière s'encaissa brusquement entre des murs à pic; le bruit devint assourdissant. Je me sentis emporté comme une feuille à travers les remous écumeux. La sensation d'une chute, une contusion, un plongeon. L'instinct me fit remonter à la surface, et j'échouai épuisé, meurtri, sur une langue de sable où je perdis connaissance.
Une douleur aiguë me réveilla. On me déchirait le dos; un poids énorme m'écrasait; une odeur de putréfaction me suffoquait. J'étais tombé la face contre terre; je ne pouvais pas bouger. Je compris qu'un tigre était sur moi. Il ne se pressait pas de m'emporter; sa langue râpeuse léchait le sang qui coulait de mon épaule. Revenu maintenant tout à fait à moi, je vis avec la lucidité du désespoir le moyen de sortir une flèche de ma poitrine - c'était miracle que je ne me sois pas piqué -, mais l'animal me tuerait dans son spasme de mort ! N'importe. il faut tenter la chance. Avec une lenteur infinie, je parvins à replier un bras, à saisir une flèche. J'allais essayer de me tourner quelque peu, pour diriger mon coup, lorsque l'animal poussa un rauquement terrible et, pesant de tout son poids, enfonça plus profond ses terribles griffes dans mes chairs. Je crus mourir de douleur. Mes mouvements convulsifs m'avaient tourné vers la berge du fleuve. Je voyais au-dessus de ma tête le terrible mufle du fauve. Il ne s'occupait pas de moi; il regardait quelque chose. Je cherchai, et j'aperçus un homme de haute taille qui venait vers nous posément. L'excès de la souffrance m'avait rendu ma présence d'esprit. Je ne sentais même plus les fortes griffes se creuser dans mes muscles des gaînes sanglantes. Je regardais le survenant. Vêtu d'une étoffe rouge-jaune, ses jambes et le côté droit de son torse, à nu, montraient une musculature et une perfection de lignes admirables. Sa poitrine bombée, ses larges et pleines épaules, le port dominateur de sa tête, la grandeur de ses traits exprimaient une force peu commune, au physique et au moral. C'était certainement un Européen, ou un de ces brahmanes de caste pure dont la peau est aussi claire que, celle d'un Provençal. Malgré mon étourdissement, je regardais avec plaisir les mouvements harmonieux de cet homme. Je m'étonnais qu'il portât la barbe; j'aurais voulu distinguer son visage, mais mon épuisement sans doute ne me laissait plus voir, quand je fixais les yeux, qu'une buée violette, à travers laquelle perçait le point brillant de son regard. Le tigre grondait. J'entendais sa queue puissante battre le sol avec le bruit du fléau sur l'aire durcie. L'homme n'était plus qu'à quelques pas. Les griffes du tigre rentrèrent plus profondément, comme s'il allait bondir. Je sentis ses pattes trembler ; il jeta un miaulement aigu. L'homme était là, et posait sa main sur le front aplati du fauve. Les muscles terribles se détendirent, le poids qui m'étouffait fut enlevé. La bête féroce s'en allait, sur les talons de mon sauveur, les oreilles basses et les jarrets fléchis. Au fourré, l'inconnu s'arrêta et je l'entendais disant au tigre en français : Je ne te punirai pas; va-t'en, mais n'attaque plus l'homme. La bête lécha les pieds nus du singulier dompteur, puis elle disparut dans les broussailles.
Cet homme me releva, lava mes plaies, me fit un pansement de feuilles et un bandage de lianes. Ensuite, m'ayant préparé un lit sur une roche voisine, il alla chercher des fruits pour notre repas. Après que j'eus mangé et dormi, il consentit à parler. Tu devines qui était mon sauveur, conclut Andréas après un moment de silence.