LA VIERGE



       La douceur singulière de cette journée de décembre nous avait séduits. Nous nous promenions dans le petit jardin d'Andréas, sous la surveillance de son chien, parmi les disputes des moineaux familiers. Nous parlions d'Olive Schreiner, qui venait de mourir au Transvaal. Les féministes passèrent dans notre entretien, puis les jeunes filles esprit nouveau, puis les vieilles grand-mères esprit ancien, et nous convînmes que l'amazone batailleuse d'aujourd'hui courait grand-risque, malgré ses déclamations, ses diplômes, ses congrès, ses journaux et ses ligues, de ne parvenir qu'à une influence bien extérieure, bien superficielle, bien incohérente. Tandis que les femmes d'autrefois, dont le royaume reconnu ne s'étendait que de la cuisine au grenier, exerçaient une régence bien plus effective, plus profonde, plus saine. Une fois encore, l'ombre semble être prise pour la proie.
 

- Cependant, objectai-je, il y a bien des excès, bien des abus d'autorité, des abus légaux de la part des pères, des tuteurs, des maris. Et le sort des filles-mères ? Et celui des enfants naturels ?
 

- Oh ! je le sais, répondit Andréas en hochant la tête bien des larmes ont coulé, bien des existences ont été empoisonnées par les préjugés, par les cupidités, par les superbes. Et cependant toutes ces choses navrantes ont été utiles, toutes sans exception. Ah! si les hommes pouvaient voir ce que sont les femmes, si les femmes pouvaient voir ce que sont les hommes, s'ils voulaient bien s'entreregarder sans les partis pris de l'amour ou de la haine, combien de douleurs ils s'éviteraient !

Mais comment faudrait-il faire ? demandai-je.

Eh! dit Andréas, ils n'ont qu'à regarder la Vierge Marie!

Et Andréas fit quelques pas en songeant. Puis: - Tu ne t'imagines pas, reprit-il, quelle merveilleuse créature était la Vierge. Aucun artiste, non, en vérité, aucun artiste ne l'a vue, aucun artiste encore n'a eu l'âme assez vaste pour la voir. Sa personne réunissait toutes les beautés de la race juive, en laquelle, contrairement à l'opinion des ethnographes, le vaste Orient historique avait fondu ses multiples beautés. Les minces formes égyptiennes, la vigueur des nomades du désert, la puissance chaldéenne, la grâce claire des filles celtiques exilées, la langueur syriaque, tout cela reposait en elle, et sortait tour à tour selon les palpitations pressées de la vie intérieure la plus riche et la plus vibrante. Sans doute, Cimabuë nous a peint son mystère; Giotto, sa noblesse; l'Angelico, sa ferveur suppliante; Lippi et Botticelli, sa grâce enjouée; Léonard, la subtilité de son intelligence; Bellini, sa tristesse; Michel-Ange, sa force; Van Eyck, sa souffrance; les artistes français du Moyen Age, ses héroïques vertus cachées; et Raphaël, le peintre le plus ardu à sentir, sa virginité. Mais tout cela, ce ne sont que des portraits accidentels.

Tu ne t'imagines pas davantage l'incroyable richesse de sa vitalité. Dans l'ombre violette de la petite maison elle resplendissait comme une topaze ardente; tous les flambeaux de l'enthousiasme et de l'intelligence brillaient dans ses yeux aux rares minutes où elle ne tirait pas sur ces rosaces radieuses les rideaux de ses longues paupières. Sur les cendres de l'âtre, sur la pâte du pain, sur la jarre à l'huile elle se penchait comme une grande fleur vivante. Elle magnifiait tout, elle embaumait tout.

Tu l'as remarqué, il y a des êtres qui, couverts du vêtement le plus laid que puissent produire les usines de confection, apparaissent quand même comme des aristocrates; des êtres dont les mains déformées par les plus durs travaux restent expressives, dont les traits injuriés par la misère ou de longues intempéries restent nobles et riches de nombreuses significations. La Vierge était ainsi. Une main à demi levée, une inclinaison de la tète, une sinuosité des lèvres et l'espérance et le désespoir, la poésie et l'abattement, la fatigué et l'extase se levaient devant le spectateur et déployaient leurs drames infinis. Mais ses yeux, docteur, ses vastes yeux si purs, ses yeux où tous les regards se trouvaient pressés, comme les vaisseaux dans un port! Et sa voix, restée claire jusqu'à la mort, transparente, limpide, ailée, sauf en de rares instants où, entrouvrant les portes de son âme, elle laissait deviner dans l'intonation d'un mot les fastueuses harmonies d'une sensibilité aussi exquise que profonde ! Non, mon ami, on ne peut pas concevoir quelle merveille fut cette femme, et moi, je sais en outre que personne autour d'elle ne la comprit, sauf son Fils. Il m'a été permis de mesurer la largeur et la longueur, l'abîme de son humilité.; il m'a été permis de concevoir pour quels motifs elle n'a jamais ouvert la bouche pour se plaindre, ni pour se défendre; pourquoi elle a constamment enfoui dans le silence tous les trésors de grâce, de sensibilité, de tendresse dont le Père l'avait magnifiquement dotée. Elle s'est toujours tue. Songe donc, mon docteur, mutisme sous les mépris, mutisme sous les douleurs, mutisme devant les admirations, les compassions et les vénérations ! jamais personne n'a vu couler une seule de ses larmes, elle, la Vierge, et de quelle virginité ! la Mère, et de quel Fils! et de quels enfants ingrats d'adoption ! Quand, après cela, j'entends les femmes se lamenter et les hommes, qui ne souffrent jamais autant que les femmes, geindre davantage encore, comme il faut que je considère à fond la pitié inlassable de notre Mère spirituelle pour que de rapides compassions se lèvent en moi envers la douleur des êtres! Ah! jamais, jamais personne ne comprendra cette femme !

- Pourtant, hasardai-je, nous souffrons, nous pleurons, nous nous tuons même pour échapper à la torture de l'existence ?

- Oui, sans doute, je me dis cela. Je sais bien que la même peine laisse insensible celui-ci et martyrise son voisin, mais je sais aussi que, si nous souffrons, c'est parce que nous ne voulons pas souffrir, parce que, pour ne pas souffrir, il faudrait mettre sous nos pieds notre très cher orgueil. Ah quand Dieu accable l'un de ses serviteurs de ce fardeau redoutable, le discernement des consciences, il devrait bien l'enlever de ce monde-ci, vestibule, de l'enfer ! Et, pourtant, tout ce que Dieu fait est bien.

Je ne savais que répondre. J'entrevoyais, comme en un précipice où flottent des nuées, les terribles conflits qui avaient dû s'agiter entre les deux natures, l'humaine et la divine, du Maître d'Andréas, de notre Maître à tous. De longues minutes tombèrent, et la conciliation ne venait pas entre ces incompatibilités.

Puis Andréas, se levant, fit quelques pas et dit:

- Ainsi donc, il faut à toute force, il faut absolument qu'un jour ou l'autre nous vivions comme Marie a vécu. Lorsque de malheureuses créatures viendront crier devant toi, ne les repousse pas, mais ne te précipite pas. La compassion à fleur de peau ne vaut rien, les phrases touchantes ne valent rien. Écoute les plaintes en silence, et ne parle qu'après avoir senti dans le fond de ton coeur te déchirer le même soc qui déchire ces victimes. Alors, mais alors seulement, les trois paroles que tu diras agiront avec efficacité. Toute peine est en même temps illusoire et réelle. N'y touche donc qu'avec des mains pures et d'un coeur respectueux.

- En effet, m'écriai-je doucement, toutes nos angoisses viennent de notre hâte; nous voulons posséder ceci ou cela, tout de suite; nous n'admettons jamais que nos désirs puissent se tromper. Telle mère ne conçoit pas que son fils puisse aimer cette jeune fille qui ne lui plaît pas, à elle; le fils ne conçoit pas davantage que sa mère, à qui l'amour n'enlève pas le sens critique, s'arrête à des considérations de fortune ou de convenances sociales. Telle épouse n'imagine pas que son mari désirerait d'être aimé d'une autre façon que celle qu'elle imagine. Chacun se croit pourvu d'une intelligence parfaite...

Oui, docteur, interrompit Andréas, il faudrait que l'on se tienne toute sa vie au dernier banc de l'école de la Vie. Nous ne savons même pas l'alphabet de cette langue-là, bien loin de pouvoir la parler. Ah ! se taire; ne parler que pour entretenir le courage et l'allégresse autour de soi; voilà la bonne recette. Ne jamais régenter, ne jamais -réclamer! ajouta-t-il en souriant.

- Et, n'est-ce pas ? dis-je en riant à mon tour, ne pas moi-même assommer les autres par de revêches sermons sur l'inutilité de faire des sermons...