Vers la fin de l'après-midi, Andréas m'emmena au café de la Paix; nous nous assîmes à la terrasse, sous les rayons déclinants d'un soleil d'hiver dont la tiédeur hors de saison ne laissait pas que d'éveiller cette vague inquiétude qui nous saisit devant l'anormal. Avec ses vêtements de coupe désuète, sa coiffure à l'ancienne et son linge éblouissant, Andréas rappelait le type de l'homme de lettres qui florissait sur le boulevard vers les années 1880. Et quelques passants remarquaient son visage si différent des visages d'aujourd'hui. Il regardait la foule défilante, la double course des voitures, les éclairages soudains de la publicité moderne, et moi, comme à l'ordinaire, je cherchais comment lui faire dire des choses. Mais, ce soir-là, il se mit de lui-même à raconter des histoires.
- Ne trouves-tu pas, me dit-il, comme les moeurs sont partout les mêmes, à notre époque ? Tu serais à Singapour, à Hong-Kong ou à Shangaï, que tu verrais la même foule aux tables des cafés, les mêmes visages tendus et durs, les mêmes soucis du cours du blé, du dollar ou de la livre, les mêmes préoccupations de plaire au patron ou aux maîtres secrets de la vie publique. Ici aussi passent devant nos yeux des rêveurs ou des réalistes, des gens de tous pays et des gens de nulle part, ceux qui ne seront jamais rien, et celui peut-être qui, dans dix ans, tiendra l'Europe dans sa main. Regarde toutes ces têtes aux fortes mâchoires, avec ces fronts fuyants de Girondins et ces bouches si cruelles pour la plupart : ce sont des idéologues avec des appétits féroces. Ce sont des utopistes, mais qui ne comprennent que le matériel. Ce sont des destructeurs. Ce sont des esprits lancés sur la courbe descendante de leur parabole individuelle. Peux-tu croire, en examinant ces hommes et ces femmes, à l'évolution humanitaire selon les prophéties des gens de 1848, de Jaurès, et de la Ligue des Droits de l'Homme? L'idéologue est incurable ; on, l'entendait célébrer la paix en juillet 1914 ; il recommence aujourd'hui ses dithyrambes ; il veut la paix, mais il ne veut pas de Dieu. Quelle misère intellectuelle ! Cette foule qui déferle devant nous, peut-on dire sérieusement qu'elle est faite de frères ? Regarde-les se bousculer dans le Métro. Et s'il n'y avait pas le sergent de ville, et de nombreux inspecteurs de la sûreté, nous entendrions une fusillade, car personne sur ces cent mètres de boulevard qui ne rencontre deux ou trois ennemis mortels.
- Je suis bien d'accord avec vous, répondis-je à Andréas ; seulement je ne vois pas de remède. La situation sociale et internationale actuelle résulte en somme-du même élan vers l'individualisme libre qui a engendré la Réforme, la Franc-Maçonnerie, 1789, 1848, l'Internationale, notre République ; mais cet élan, si noble, si généreux, a été entraîné, par réaction contre le catholicisme traditionaliste, à ne plus admettre que la raison et à remplacer le culte de Dieu par le culte de l'Humanité. D'autre part, l'histoire nous le montre, le principe d'autorité, en politique comme en religion, tend lui aussi vers l'excessif. Ces luttes, ces balancements de doctrines hostiles, ne sont-ils pas dans la nature même des choses terrestres ?
- Eh oui, mon docteur, répliqua Andréas, d'un ton presqu'indifférent ; dans la Nature il n'y a ni cercles, ni sphères ; tout est ellipses ou ovoïdes ; et parce que, outre la Nature, Dieu intervient, en fait de courbes ou de solides, il n'en est pas de fermés. Il n'y a que des paraboles et, dirai-je, des paraboloïdes. Et puis, tu le sais bien, le Verbe parle par paraboles.
- Mais, dis-je, n'est-ce pas là un simple jeu de mots ?
- Bien sûr, répondit mon interlocuteur en souriant ; bien sûr ; je ne crois pas plus que toi que le nom de Rambouillet vienne de Ram, ni que le mot cristal vienne de Christ ; et tous les végétaux où domine la couleur rouge ne sont pas également bons pour le sang. Mais dans les analogies, les homonymies, les homophonies, il y a parfois une lueur. Partout il y a des lueurs, seulement tout est extrêmement compliqué, ici-bas ; les formes terrestres, considérées de haut, comme des aboutissants, sont les produits d'innombrables forces ; si la feuille du chêne est d'un certain vert, et la feuille du saule d'un autre vert, il y a peut-être deux ou trois mille causes à cette différence ; aussi leurs vertus diffèrent-elles ; et puis, la couleur n'est pas seule significatrice, il y a la forme, il y a la saveur, l'odeur, la densité. Cependant, le fait que ces deux espèces de feuilles sont vertes indique qu'elles ont une propriété commune, mon docteur, une seule.
- Ainsi, continuai-je, quand l'Évangéliste écrit : Jésus s'exprimait en paraboles, il faut remarquer d'abord que ces paraboles ne doivent être ni des exemples, ni des similitudes, ni des comparaisons, ni des symbolismes, ni des allégories, enfin aucune rhétorique. Ensuite, se dire qu'entre le lecteur et Jésus il y a une longue distance, un espace bien vaste, et qui n'est pas un désert, qui est un monde, plusieurs mondes, peuplés de lumières, de substances, de forces, d'habitants, et que tout cela peut dévier le rayon visuel et déformer le son de la parole divine.
- Sans doute, interrompit Andréas ; toutefois, il faut savoir aussi que, dès que l'auditeur fait ce qu'il faut, Jésus supprime la distance , il la diminue même dans la mesure où nous nous inclinons sous sa douce loi. Les vues intuitives, c'est très joli, mais jusqu'où percent-elles ? Ce n'est pas un petit travail que de rendre nos intuitions si pures, si spirituelles, si vigoureuses, qu'elles aillent dénicher la vérité là où elle se tient, c'est-à-dire au centre de nous-mêmes, là où brille l'étincelle du Verbe. Si les romantiques, si les monistes, si M. Bergson, et William James, et nos jeunes surréalistes avaient compris qu'il y a le Créé, puis l'Incréé, ils n'auraient pas fait de l'homme un dieu omniscient; ils ne se figureraient pas que le comble de l'art ou de la pensée, c'est de se mettre en état réceptif, d'attendre et de noter les images qui passent. Sans doute, le mystique vrai se place devant Dieu en état réceptif ; mais au préalable il travaille constamment à rendre tous ses organes physiques et psychiques capables de recevoir Dieu. L'adepte oriental suit cette discipline selon un système de connaissance traditionnel : en quoi il se trompe, puisque tout système de connaissance est provisoire. Tandis que le serviteur du Christ, qui oublie son propre perfectionnement pour ne penser qu'à obéir dans le travail, celui-là, parce qu'il laisse son Maître agir à sa place, celui-là n'erre point et touche le but.
- En somme, dis-je alors, si les leçons orales dit Verbe incarné étaient des paraboles, les actions du Verbe éternel sont aussi des paraboles. Il lance les créatures dans les champs de l'Univers, et comme le grain semé en hiver se retrouve grain à l'automne suivant, nous nous retrouverons au terme de l'année cosmique les mêmes grains que nous étions à son début, mais multipliés et grandis.
- Avec cette différence, docteur, cette immense différence, que, si le grain de la récolte est identique en nature au grain des semailles, -- et encore, il y aurait à dire là-dessus, car la vie veut toujours monter -- si l'ellipse dans la matière se ferme à peu près, pour nous, les humains, le sacrifice du Verbe ouvre cette ellipse, en rejette le second foyer à l'infini et la transforme en parabole.
- De ce que vous dites, remarquai-je, faut-il déduire que chacun de ces passants qui défilent devant nous porte en soi, sans le savoir, une parole du Verbe ? Alors, pourquoi sont-ils presque tous tristes, soucieux ou égarés ? Pourquoi l'expression des visages, l'allure des corps ne sont-elles jamais sereines ?
- Eh oui, ces gens sont inquiets ou endormis ; ils voient mal, ou ils ne voient pas. C'est qu'ils n'ont pas accepté la parole divine que le Verbe murmure en eux, ils n'en veulent pas ; -- je veux dire pour le moment ils en ont peur, ils s'insurgent contre elle plus tard, ils l'accepteront, hélas après combien de batailles ; ils pourraient cependant être de suite heureux ; mais la matière, le monde, la raison les fascinent. Vois-tu, nous sommes une ellipse ; l'adepte cherche à devenir un cercle, il veut unir en un seul les deux foyers ; mais notre Christ enseigne qu'il faut au contraire ouvrir l'ellipse, en projetant l'un de ses foyers jusqu'à l'infini.
- En effet, les courbes closes, c'est le Destin; les courbes ouvertes, c'est la Liberté , et tous ces visages autour de nous, dont les bouches sont si amères et les regards si secs, n'est-ce point à cause d'une lutte coléreuse contre la Fatalité ? Ils la nient, ils se proclament libres, ils rejettent tout héritage, ils ne veulent plus de lois, ni de hiérarchies ; mais on ne s'insurge que contre son tyran ; c'est donc qu'ils se sentent prisonniers : et ils ne veulent pas admettre que chacune de leurs révoltes serre d'une boucle leurs entraves.
- Sans doute, sans doute, dit Andréas. Il y a aujourd'hui un grand nombre d'hommes extrêmement intelligents ; ils ont tout lu, tout analysé, tout compris, tout admiré, de ce qui, appartient à l'humain ; ils ont acquis un excès de culture leur cerveau souffre d'indigestion, et leurs nerfs sont à bout aussi tu vois les plus riches de ces tempéraments d'artistes et de poètes essayer de retrouver quelque fraîcheur et quelqu'appétit en retournant aux formes primitives de l'art, aux balbutiements des lyrismes préhistoriques ; et ils n'arrivent qu'à faire de l'ingénu artificiel ; l'enthousiasme spontané ne se simule pas ; l'homme, tout seul, ne peut pas revenir à la candeur de l'enfant ; il lui faut accepter pour cela le secours du grand Médecin des âmes ; mais on n'en veut pas. Attendons alors ; aucune révolte ne lasse la patience divine.
Ces discours ne me satisfaisaient cependant pas; Andréas me paraissait un peu symboliste, ce soir-là, et je ne pus m'empêcher de le lui laisser entendre. Il me comprit à demi-mot:
- Rassure-toi, me dit-il ; je ne suis pas devenu un jongleur de mots ; mais quand on bavarde librement, avec un vieil ami, sur le déclin d'une douce journée, ne crois-tu pas que nos paroles peuvent porter plus loin que nous deux ? Cela m'étonnerait si, dans quelque temps, toi qui restes dans cette ville, tu ne lisais pas quelque proclamation d'une école nouvelle où tu retrouveras à peu près les idées que nous venons d'échanger. Ni moi, ni toi, ne sommes de bien grands personnages, mais nos discours suivent aussi leurs petites paraboles. Et puis, ne crois pas que je déforme le sens d'un texte évangélique. Les histoires que Jésus racontait à ses disciples n'étaient pas, je le répète, des allégories ; quand il les explique, il ne les commente pas à la façon des anciens initiateurs ; Jésus n'est pas un conteur ordinaire : tu le sais bien cependant - et la voix d'Andréas se fit plus basse et plus grave -, quand Jésus dit quelque chose, il crée cette chose. Qu'il nous parle de graines semées sur différents sols, ou d'arbres, ou de levain, ou de perles, il ne s'agit pas d'images, il s'agit de Lui. De Lui, entends-tu ? Ces semences, c'est Lui ; cette graine toute petite, c'est Lui ; cette cuillerée de levain, c'est Lui ; cette perle, c'est Lui. En un certain lieu secret vivent et la perle, et le levain, et la semence; ces choses, dans le Royaume éternel, déjà, elles sont. Au moment où Jésus les nomme, les voici qui descendent dans l'âme de la Terre, et elles commencent d'y exister. Vois-tu, mon docteur, ce que les hommes ne veulent pas comprendre, c'est que la perle inestimable repose tout à leur portée ; c'est que les graines de Lumière où dorment la Vérité, la Beauté, la Bonté éternelles, ils n'ont qu'à les recevoir et qu'à les nourrir. Ces faits, ces phénomènes, ces objets situés au centre de notre monde, de par la parole toute puissante du Verbe, ils rayonnent ; quand leur rayonnement tombe sur les pierres de ce globe, ou sur les plantes, ou sur les animaux, cela produit un corps ou un végétal ou un animal nouveaux ; quand ce rayonnement tombe sur l'esprit d'un homme et qu'il se réfléchit sur son intellect, sur sa sensibilité, ou sur son corps, cela engendre une idée plus vraie, un art plus beau, une force meilleure, et tout cela, avec bien d'autres conséquences collatérales, c'est la lente descente du Royaume de Dieu, la réalisation progressive de la volonté de Dieu... comme Dieu est bon !
Après un silence, Andréas se leva et nous nous dirigeâmes vers Auteuil où nous devions dîner.