LA VIGNE

 



   Au lieu de nous en retourner directement à Paris, Andréas prit le train de Chinon, et descendit à l'lle-Bouchard. De là, nous montâmes dans un petit chemin de fer d'intérêt local, avec toute une cohue de fermiers et de fermières qui s'en retournaient du marché. La petite locomotive avançait en haletant, entre des collines chauffées au grand soleil d'été. Séparés par des murs de pierres sèches, les vignobles étageaient leurs lignes de ceps, et à perte de vue se succédaient des plantes aux feuilles bleuies par le sulfatage. La saison s'annonçait mal. Les paysans gémissaient, la récolte serait à peine la moitié de celle d'une année ordinaire. Le vin ne pourrait probablement pas se garder; ni poudres, ni liquides, ni engrais, ni croisements n'arrêtaient des maladies toujours nouvelles. La ruine se prévoyait. Il en faudrait des bonnes années pour se rattraper un peu.

- Vous en avez eu, des bonnes années, leur répliquait Andréas ; à quoi cela vous a-t-il servi ? Vous avez serré vos écus, vous ne vous êtes pas payé seulement un plaisir de plus. Votre conseil municipal a-t-il arrangé les chemins ou fait quelque chose pour les indigents? Non. Eh bien ! pourquoi voulez-vous que la terre soit meilleure que vous ?

- Vous ne comptez pas, répliquaient les paysans, tout ce qu'on a dépensé en plants d'Amérique, en fumures, en engrais, en arrosages.

- Ils vous ont servi à grand-chose, cette année, leur répondit Andréas. Et, en effet, rien n'avait arrêté la maladie. La science des agronomes avait dû avouer son impuissance, et l'on retournait aux pratiques empiriques que rappelaient les vieux, assis sous le noyer, la canne au menton et la pipe à la bouche.

- Oui, continuait Andréas, dans le temps, on promenait le bon Dieu dans les champs; mais, aujourd'hui, vous êtes trop malins. Votre bon Dieu, c'est le sulfate de cuivre, et ses anges, c'est les phosphates. Tirez-en donc quelque chose, maintenant que vous avez épuisé la terre. Vous avez eu la paresse de ne plus semer de pépins, ce n'est pas naturel, Vous savez bien que si un homme ne prenait que du marc sans manger, il mourrait bientôt. Il ne faut pas forcer; vous savez bien ménager vos chevaux et vos boeufs; faites tout ainsi pour la vigne.

Et les paysans écoutaient sans rien dire, pour ne pas avoir l'air d'être des girouettes; mais certains convenaient bien en eux-mêmes que ce monsieur pouvait dire vrai.

- Pourtant, demandai-je à Andréas, vous ne voulez pas ramener ces gens à l'église et au curé ?

- Pourquoi pas ? me répondit-il. Eux, n'ont pas besoin d'avoir des vues générales de gouvernement. Ils sont nés paysans ; cela veut dire qu'ils n'ont qu'à obéir pour cette fois-ci. Sache bien que le catholicisme est la meilleure des religions.

- Oui, mais quel rapport a-t-il avec les maladies de la vigne ?

- De très étroits, docteur ; et aussi avec les maladies du bétail, et avec la grêle, la pluie, le vent et bien d'autres choses encore.

- Comment cela ?

- Mais d'une façon toute naturelle. Tu sais bien que le propre de la religion de Jésus, c'est d'unir à Dieu la création tout entière, puisque c'est la religion du Verbe. Comprends-tu cela ?

- Oui, à peu près. Mais il me semble que j'aurais bien de la peine à l'expliquer à des philosophes.

- Oh ! nous n'en sommes pas là. Il faudrait d'abord leur faire saisir la réalité objective de la religion. Ils n'y voient, eux, qu'un ensemble de formules subjectives; ils ne voient dans les dogmes que des symboles intellectuels et dans les rites que des symboles moraux. Le dogme est quelque chose par soi-même, et le rite contient par lui-même une vertu ; si, en plus, le prêtre est un saint, cette vertu augmente. Mais, pour revenir, à non moutons, il faut se rendre compte, pour s'expliquer l'influence qu'une prière liturgique peut avoir sur un phénomène physique, que le cercle collectif d'une Eglise embrasse plus que les hommes qui en font partie. L'Eglise catholique, par exemple, ne comprend pas seulement les prêtres et les fidèles morts et vivants, elle enrégimente beaucoup d'autres êtres, visibles et invisibles. Ce sont d'abord les génies des nations qui la reconnaissent et les génies subordonnés qui leur obéissent. Elle comprend une certaine portion d'esprits infernaux et d'esprits célestes; des esprits de sciences et d'arts propres à ces nations; les esprits des villes, des villages, des rivières, des montagnes, des forêts, des champs qui dépendent des génies nationaux ou ethniques; les esprits des institutions, politiques, civiles et intellectuelles; des machines, des maisons et des palais; bref, les esprits de toutes les variétés d'êtres et de formes matérielles, construits par la force de la Nature ou la volonté des hommes, qui ont donné leur foi au maître de cette religion.

- On pourrait donc inventer une physiologie spirituelle de la religion, de l'état, de l'industrie, de tout ce qui constitue la civilisation ?

- Oui, répondit Andréas. Rappelle-toi toujours que la Nature ne travaille que d'après un seul plan, et que la même loi par laquelle l'astre se développe, régit la graine, le savoir la vertu et tout le reste. Vois-tu comment le royaume du Ciel est semblable à un grain de sénevé ? Vois-tu dans quelle attitude intérieure il faut étudier l'Evangile ?

- Oui, dis-je, j'entrevois des horizons bien vastes. Mais, ajoutai-je, revenons à nos malheureux vignobles; car je savais combien habilement Andréas pouvait éluder la question.

- Eh bien ! me répondit-il, revenons. Quel est l'acte le plus haut que l'homme puisse accomplir? celui pour lequel se mettent en branle ses énergies les plus profondes et les plus pures, et qui, par conséquent, éveille le plus d'échos dans toutes les sphères de son individualité? C'est, n'est-ce pas ? l'acte religieux. Or, puisque tout se tient dans l'univers, et que nous ne pouvons rien faire qui n'ait sa répercussion sur le milieu, à plus forte raison la prière, remuant nos centres les plus secrets, émouvra par réaction tous les centres du milieu auquel nous sommes attachés.

- Ce n'est pas tout encore? demandai-je.

- Si, dans la communauté sociale, la cellule chargée de représenter la fonction de prière, le prêtre, demande quelque chose, selon les formes à lui indiquées par la tradition, c'est-à-dire par la chaîne des prêtres ancestraux jusqu'au fondateur de ladite religion, une telle demande a d'abord un écho chez les autres membres de ladite collectivité. De même, quand ton coeur prie, le reste de ton corps en ressent quelque chose. Le reste de la collectivité, tant visible qu'invisible, entend cette prière et, à cause du nom de Dieu qui y est invoqué, lu parties de cette collectivité qui ne sont pas d'accord avec la loi arrivent de gré ou de force à s'y conformer.

- Oui, répondis-je, je voudrais vous croire, mais je ne comprends pas nettement.

- Bien sûr que tu ne comprends pas, s'écria doucement. Andréas en souriant. Je ne te dis pas ces choses pour tout de suite; tu n'en auras besoin que bien plus tard. Il y aura longtemps que tu les auras oubliées. Mais, tu sais, il y a parfois, en nous, des tremblements de terre; parfois les couches profondes de notre esprit remontent au soleil de la conscience, tandis que ce qui était en haut s'enterre dans le sous-sol obscur. Cela doit être. écrit dans l'Evangile ?

- C'est peut-être quand il est dit: Il a abaissé les puissants, etc. 

- Sans doute, répondit Andréas. Eh bien ! quand le curé du village, avec l'instituteur, les enfants, quelques paysans et quelques bonnes femmes allait promener le Saint-Sacrement à travers les blés en chantant des psaumes d'une voix fruste, il y avait des assistants invisibles à cette simple cérémonie. Et ils écoutaient les mots latins; ou plutôt la foi qui dynamisait ces mots leur apparaissait comme des traits de lumière, des barrières de feu, et des pointes ; et les petits êtres qui font la grêle et la pluie ou le vent obéissaient mieux qu'ils n'obéissent à ces tromblons que tu vois dressés çà et là dans les vignes.

- Est-ce si simple que vous dites ?

- Eh ! oui, la Nature champêtre est très sensible aux forces psychiques. C'est pour cela que les sorciers ou les rebouteux réussissent mieux à la campagne qu'à la ville. La religion est quelque chose de si naturel, le coeur est tellement le réceptacle de la vie, que l'un et l'autre trouvent leur expansion la plus normale en dehors des créations artificielles du génie humain.

- Peut-on chercher ici quelque raison à l'échec des traitements chimiques dans les vignobles cette année ?

- Oui; on le peut. La terre, d'abord, qui est vivante, s'habitue à peu près à tout, comme un simple Mithridate. Ensuite, le produit chimique est mort la plupart du temps; il ne peut en conséquence donner ce qu'il ne possède pas; il n'est donc pour le sol qu'un excitant, comme sont l'alcool et le café pour notre corps. En outre, également comme notre corps, la terre n'a qu'une capacité limitée d'absorption ; une fois saturée, elle parvient à la borne de son rendement et ne peut la dépasser. Alors, il faut que le cultivateur cherche autre chose. Enfin, c'est le cas pour cette année et pour ce pays, la justice immanente émet parfois des décrets, lesquels sont exécutés en dépit de tous les artifices de l'ingéniosité humaine. Quand des hommes se sont montrés longtemps et obstinément avares ou médisants, par exemple, malgré la clémence du climat et la bonté du sol, certains êtres - des justiciers - ouvrent une certaine porte de l'autre côté. Alors l'avarice et la médisance humaines entrent dans un lieu où elles reçoivent de la vie, une certaine faculté de procréation organique ; et il se forme alors à la surface du sol, dans les moisissures, un peu partout, des micro-organismes d'abord unicellulaires, qui évoluent assez rapidement et deviennent des animalcules. Le phylloxéra n'a pas une autre origine; et ce que je te dis là est si vrai que, dans ce pays que nous traversons, il n'y a qu'une vigne à peu près saine, et c'est la vigne d'un homme qui a prié.

- Il y aurait donc des relations continuelles entre ce que les occultistes appellent l'astral et le physique?

- Mais oui. Toutes les parties de l'univers sont perpétuellement en relation; elles baignent les unes dans les autres. Sauf quand, par exception, un mur est construit pour un isolement local et temporaire. C'est bien à cause de cette infusion universelle que les religions recommandent tant de rapporter à Dieu tout acte et toute pensée.

- Mais tes pauvres gens, le Ciel ne veut-il donc rien faire encore cette fois-ci pour les sauver de la ruine ? Peut-être, d'en avoir été si près, vont-ils s'améliorer?

- Cela fait bien des années que le Ciel prend patience avec eux, dit Andréas. Cela n'a rien fait. Néanmoins, le bon Dieu a bien le temps. Si seulement il y avait parmi eux quelqu'un qui comprit ce qu'il demande, bien des souffrances leur seraient évitées. Mais quoi !

- Alors, pourquoi ne pas prévenir cet homme dont vous parliez à l'instant?

- Eh bien ! on le préviendra, me répondit Andréas, du ton dont on se débarrasse des questions importunes d'un enfant. Si les hommes arrivaient seulement à se douter de quelles incessantes sollicitudes ils sont les objets ! Par tous côtés nous sommes vulnérables, depuis notre corps jusqu'à la fine pointe de notre esprit. Nous frôlons la mort - des morts - plusieurs fois par jour. Non, l'homme ne cultive pas assez là reconnaissance. Ainsi, nous, voilà que, nous voyageons sans encombre depuis ce matin, et nous trouvons cela tout simple ! Ah ! nous sommes des ingrats.

Et, là-dessus, Andréas s'enfonça, les yeux mi-clos, dans une longue et taciturne méditation.