LE LOUVRE


         Andréas, ce matin-là, m'avait emmené au Louvre voir, avant l'ouverture, la collection Camondo. Il s'y trouvait une statue bouddhique remarquable par un très rare détail de geste. En la cherchant, nous passâmes devant une fenêtre ouverte. Un buste siamois, de vieux bronze bleu vert, s'y haussait sur un socle; derrière lui le ciel printanier de Paris étendait ses soies changeantes entre les perspectives classiques du Carrousel et les arbres élégants des Tuileries. Et, tout là-bas, au haut d'une montée mauve et grise, robuste, l'Arc de Triomphe détachait sa silhouette de jade sur les nacres roses de l'occident. Paysage délicieux, sourire de Paris, grâce française, ordonnée avec de charmants imprévus, toute en nuances, en souffles, avec ces nettetés de dessin qui arrêtent la rêverie et l'obligent à devenir une pensée.

- Regarde, me disait Andréas, regarde l'âme de la France.

- Oui, je regarde de tous mes yeux...

- Et tu ne regardes pas encore assez. Ah ! mon docteur j'ai connu bien des pays, mais la France! On ne sait pas tout ce que le Ciel a donné à la France.

- Mais, dis-je, la question se pose. Comment se fait-il alors que c'est la France qui semble conduire l'Europe à tous les désordres, à des violences, à des scandales ?

- C'est, d'abord, docteur, que, par une grâce de Dieu quand la France fait le mal, elle le fait plus au grand jour que n'importe quelle autre nation. C'est un grand privilège que de pouvoir faire cela. Et puis, tu te souviens bien de ton alchimie : il faut porter les forces à l'extrême gauche pour qu'elles reviennent à l'extrême droite. La France, dans cet athanor de la race blanche, est le sang du lion.

- Serait-ce donc la raison pour laquelle, à notre époque, et surtout dans notre pays, toutes les tendances, politiques, philosophiques, religieuses, sociales, s'irritent et se raidissent ? Serait-ce un exemple de ce monde de la colère dont parle Boehme, qui écume et qui bouillonne de fureur jusqu'au craquement, jusqu'à l'éclair du Feu ?

- Prends ces images, si elles te conviennent , elles sont assez fidèles. Regarde autour de toi, regarde ton propre domaine, la médecine. Les efforts les plus hardis ne te semblent-ils pas aboutir à une violation des lois de la Nature ?

- Vous ne voulez pas dire que les travaux de Carrel - car c'est bien là l'effort le plus hardi, n'est-ce pas ? - sont antivitaux ? J'y vois les rêves des alchimistes presque dépassés; j'y entrevois un avenir de splendeur presque effrayant, c'est...

- Moi, mon docteur, je te vois dans une de tes crises d'ésotérisme, interrompit Andréas en souriant. La vérité selon la Nature et la vérité selon Dieu, c'est deux vérités. Tu le sais bien, l'alchimie vue selon la Nature aboutit à des résultats scientifiquement vrais; vue selon la Sur-Nature, elle est fausse.

- Oui, mais Carrel, ce n'est pas de l'alchimie.

- Mais si, mon docteur. Les alchimistes forcent le minéral à vivre comme un végétal; aujourd'hui on force le tissu animal à vivre comme le végétal. C'est un viol spirituel. Et toutes les complications futures de ces cellules dépaysées ! Que de souffrances pour les malades et pour les animaux! Que de cris, de l'autre côté, quand ils mourront !

-Ah! m' écriai-je tout bas, c'est encore : Ne mettez pas de pièce neuve à un vieux vêtement; n'est-ce pas, mon Maître ?

- Mais oui ; et cependant tout est si simple. Si les hommes voulaient bien, le Ciel leur enverrait constamment des miracles. Le Père est si bon, si tu savais !

Et le vieil Andréas hochait la tête, en voûtant ses larges épaules. Et l'air subtil de l'Esprit pacificateur passait sur nous, dans ces salles aux murs desquelles resplendissaient les extrêmes efforts de l'extrême culture humaine. Quelle différence entre ces deux atmosphères!