LES INVISIBLES



       Andréas était allé en Bretagne pour un de ces courts voyages impromptus dont il avait l'habitude. Il m'avait pris à Nantes en passant; et, ce soir-là, nous devions voir ensemble un paysan malade, qui habitait, à deux lieues de Vannes, une maison grise au grand toit dont les haies du chemin creux ne laissaient apercevoir que le faîte.

Le recteur croyait ce paysan possédé; quant au médecin, le sachant alcoolique, il voulait l'interner au plus tôt.

Chez ces Bretons taciturnes Andréas avait été sobre de paroles. Dans la salle obscure, dont une petite lampe animait les ombres, la grand-mère et la fille s'affairaient entre la marmite et le berceau. L'homme était assis avec nous, son pen-baz à la main, son chapeau sur la tête et la pipe aux dents. Andréas fumait aussi et nous buvions tous trois une bolée de cidre. Un chat maigre quêtait, et deux chiens crottés, aux yeux brillants, se chauffaient devant l'âtre.

Dehors, le vent s'était levé. Il commença dans la cheminée une petite chanson; mais bientôt ce fut un furieux orchestre qui fit résonner du haut en bas la vieille maison trapue. Comme, en septembre, les ouragans sont rares, une des femmes, un peu étonnée, se leva et entrouvrit la porte pour regarder au dehors. Je la vis faire un geste, avancer de quelques pas, sur la route, puis elle rentra en courant. Son visage avait pris la couleur de la cendre. Elle dit à voix basse : Il n'y a pas un souffle de brise sur la route. Et elle se signa.

Son homme avait levé la tète comme quelqu'un qui se réveille d'un assoupissement. Il sauta sur ses pieds en levant son bâton, avec une souplesse sauvage: mais Andréas était déjà debout et lui avait pris le regard sous la lumière de ses prunelles immuables.

Le paysan tomba à quatre pattes, se mit à mordiller les bancs, çà et là, et à hurler comme fait le loup, quand il erre en mâle rage de faim. Les femmes tremblaient, en groupe, sous l'escalier, leurs bêtes s'étaient cachées derrière elles. Quand la tempête reprenait son souffle, l'homme aboyait plus aigu. Le noir démon de la Terreur secouait dans cette salle les plus délétères de ses poisons. Je m'impatientais qu'Andréas ne bougeât point. Il devait faire quelque chose, il fallait qu'il fît quelque chose... et cependant les minutes tombaient toujours dans la même pénombre et dans le même concert du vent et du possédé.

Mais voici qu'une Chose brune poussa la porte, d'une patte silencieuse; et, muette, haute comme un grand vieux loup, souple, le poil raide, la gueule baveuse et les yeux brûlant rouge, elle vint s'asseoir face à l'homme, qui aboyait toujours, et qui, sous le souffle empesté de la bête, fut pris de tremblements convulsifs.

Andréas vint se mettre entre eux. Et la bête leva vers lui ses larges prunelles, claires, cruelles et sournoises. Il prit doucement la grosse tête sauvage; ses mains plongeaient dans l'épaisse fourrure et, cependant, je les apercevais comme si le corps du loup avait été diaphane par moments. Ceci acheva de me faire perdre mon sang-froid. Une innommable odeur s'exhalait par bouffées de la gueule qui écumait. Soudain, la bête se ramassa pour bondir; mais Andréas l'avait arrêtée aux épaules, et ils restèrent tous deux, les yeux dans les yeux, jusqu'à ce que, comme une chandelle qu'on souffle, la lueur rouge qui dansait au centre des prunelles sauvages s'éteignit.

- Fais sortir tout le monde; assieds l'homme; vite ! me dit Andréas.

Je poussai dehors les femmes, le berceau et les chiens, et je relevai péniblement l'homme qui s'était tu. La tempête diminua en même temps; la bête retomba sur ses pattes, recula vers l'âtre, et s'y évanouit en vapeur. Le paysan s'étirait, se frottait les yeux et grommelait. Il aperçut de la bave sur la manche d'Andréas, et eut un petit sursaut.

- Ecoute, Jean-Marie, lui dit Andréas. Dans une heure, tu te rappelleras tout; mais tu n'en parleras jamais. Pars immédiatement, tu vas aller trouver la mère Le Dallo; tu y seras demain matin au petit jour, tu reviendras aussi à pied. Tu lui remettras cent francs, tu sais, les cent francs d'il y a vingt ans, et cent autres francs pour les intérêts; quand elle sera morte, tu feras dire pour elle une messe tous les samedis. C'est promis?

- Oui, dit l'homme. Et il alla devant une petite Vierge en plâtre, sur la cheminée, se signa, récita un Notre Père, un Ave, et dit :

- Je jure de rendre les vingt pistoles, de faire dire les messes et de ne jamais en parler.

- C'est bien, dit Andréas, va, que je te voie partir. N'aie pas peur, il n'y aura rien sur ton chemin, cette nuit.

Trois minutes après, nous étions sur la route, et Jean-Marie s'éloignait vers le nord, tandis que nous rentrions à Vannes.

Naturellement, j'accablai Andréas de questions.

- C'était une vengeance, me répondit-il.

- Mais le loup, il était translucide, et cependant il pesait il était matériel, puisqu'il a sali votre jaquette ?

- Eh bien ! oui, dit-il; n'as-tu donc pas étudié la magie ? Tu sais bien ce que c'est que la lycanthropie. Nous sommes dans le pays des loups-garous. Dans les contrées où la vie de la Nature est forte, l'homme est peu intellectuel, et il offre aux esprits des pierres, des bois, des mares, des nuages, des vents. des terres incultes, beaucoup de moyens d'action. Alors les créatures physiques sont voyantes, intuitives, médiums,et les créatures invisibles sont plus proches de la matière.

- C'est donc encore une preuve que la Nature procède toujours par gradations insensibles, et que, partout, les hommes ont, innée, l'intuition de l'Invisible.

- Oui, partout l'homme reçoit intérieurement ce dont il a besoin. Aujourd'hui on a tendance à dire que les sciences mystérieuses nous viennent toutes de l'Orient. Ce n'est pas exact. Non seulement dans les livres occidentaux, mais dans les traditions populaires se retrouvent toutes les théories qu'enseignent les ésotérismes de l'Inde, de la Chine et du Tibet. Nous sommes tout simplement sous l'empire d'une fascination mentale, envoyée sur nous par certains hommes puissants, mais qui ne durera pas toujours.

- Il est vrai que le Zohar contient toutes les idées que j'avais vues auparavant dans les Pouranas. La théorie brahmanique des périodes chronologiques est aussi dans le Sépher et dans Trithème, et dans Arbatel. Si on complète Agrippa avec certains Pères de l'Eglise, on peut bâtir une pneumatologie aussi compliquée ou complète que celle des Védas. Paracelse donne les mêmes enseignements de médecine, d'histoire naturelle, de physique et de chimie que les Samhitas hindoues. Mais on peut toujours dire que l'Orient est la source à laquelle tous ces initiés européens ont puisé ?

- C'est juste. Il est bien oiseux de discutailler des priorités. Tu sais bien que personne ne comprend rien à rien; on n'a que des apparences de compréhension. Le kabbaliste, le pythagoricien, le yogi, l'arhat, le wâli, le saint ne sont pas arrivés les uns plus que les autres au zénith de la connaissance et du pouvoir, ils ne possèdent que des approximations, plus ou moins approchées ; ils sont chacun sur un sommet de montagne. Tous ils voient des pierres, des arbres, des animaux, des villages, des nuées, c'est là les concordances des traditions , mais aucun ne voit les mêmes forêts, ni les mêmes hameaux; c'est là les divergences des traditions.

- Vous voulez dire que les objets dont s'occupe l'ésotérisme sont trop éloignés de nous pour que nous puissions en discerner autre chose que de très larges ensembles ?

- Oui, et quand le chercheur trouve quelque chose de net, de précis, ce point est le rendez-vous de tant de forces différentes, qu'il lui est impossible de les dénombrer toutes, et par conséquent de se rendre compte de la véritable nature de sa trouvaille. Ainsi la scène de tout à l'heure, c'est le dernier acte d'un drame qui a commencé il y a quatre cents années. Ce paysan et la sorcière qui avait pris la forme d'un loup sont de vieux ennemis; ils vont se réconcilier tout à l'heure; mais qui comptera les millions d'esprits de toutes sortes que leur haine séculaire a mis en mouvement ?

- Et qui va mettre tout cela en ordre ?

- Dieu, par le moyen de certains êtres. Tout est vivant, tout a son esprit, son intelligence ; aucune forme matérielle n'est que le corps d'un génie. Si, en supposant que je puisse le faire, je veux réconcilier ces millions d'étincelles de vie, il me faudra bien plus de temps encore pour cela que cet homme et cette femme n'en ont mis à les faire batailler. Si je m'adresse à divers chefs de ces génies, il faudra que je les recherche, que je les retrouve, alors qu'ils sont sans doute partis bien loin de cette terre. Il est plus simple que je m'adresse à Dieu, qui connaît tout, et qui, en un clin d'oeil, aura fait comparaître cette foule et l'aura jugée, c'est-à-dire réorganisée.

Alors les livres ésotériques de magie, de pneumatologie, ou d'angélologie, tout en contenant des données exactes, incitent le chercheur à s'adresser aux causes secondes et non pas à la cause première?

- Justement. Quoiqu'ils disent toujours de s'adresser à Dieu, de ne rien entreprendre sans se concilier son aide par une conduite pure, on passe toujours cette première page, on la juge assez bonne pour la foule, mais non pour un initié tel qu'on croit l'être; on court aux secrets, aux choses curieuses et, en fin de compte, on s'égare.

- En somme, il existe bien des génies, des chefs, des princes, des satrapes et des rois invisibles, des dieux pour les planètes, les races, les nations, les villes et les chaumières, des guides pour les professions et les situations individuelles, des sauveteurs qui nous aident. La kabbale, les religions, le soufisme, le bouddhisme, le brahmanisme sont unanimes là-dessus. Mais il est plus prudent et plus expéditif de ne pas les rechercher, et de ne s'enquérir que de Dieu seul.

- Oui; l'homme doit agir avec la Lumière qui le fait homme, c'est-à-dire avec l'étincelle divine déposée en lui dès le commencement... S'il agit avec un des corps de cette étincelle, avec son intelligence, ou son magnétisme, ou sa volonté, il agit dans l'extérieur et sur l'extérieur, et non plus dans le centre et sur le plan central du monde. Reste dans le centre, dans l'unité, dans l'harmonie, et tout ce que tu feras rayonnera l'unité, l'harmonie et la paix. Je te le répète, tout ce, que les plus grands des hommes ont enseigné, tout ce qui a été révélé aux plus purs ne forme pas la millionième partie de la Science totale. Chacun suit son chemin. Il n'y a donc pas de polémiques, ni de critiques, ni de combats dans ce plan Un où on devrait se tenir. Ce que tu crois vrai, dis-le et surtout réalise-le. Les autres font ce qu'ils ont à faire. L'Ami est là pour tout arranger, pour mettre chacun à sa place, selon un plan que Lui seul connaît. Ainsi travaille et reste dans la paix.