LE  SPIRITUALISTE


J'allais faire part de ces réflexions à mon interlocuteur, qui rangeait son établi, lorsque Stella nous annonça le dîner.

Pendant la fin du repas, j'entendis entrer dans la boutique plusieurs personnes. Andréas et moi les ayant rejoints, je fus assez surpris de reconnaître, parmi une quinzaine de visiteurs, divers visages déjà vus dans les écoles ou les sociétés néo-spiritualistes. Je saluai un vieux médecin magnétiseur; un autre, plus jeune, astrologue et homéopathe; un ébéniste de Picpus, célèbre dans son quartier pour réduire les fractures et les entorses; un typographe, libertaire et mystique; un ouvrier sellier, disciple de Boehme; un capitaine en retraite, président d'un groupe spirite; un électricien kardéciste; un commis libraire évêque gnostique; un pharmacien hermétiste, un pasteur, homme encore jeune, blond, au regard clair; un vieux républicain de 48, fouriériste; tous dans les yeux desquels se
lisaient la sincérité, l'ardeur et la conviction.

J'ai toujours éprouvé une grande sympathie pour ces novateurs idéalistes. Ils perpétuent la belle tradition libérale des Celtes. Ces hommes du peuple, élevés au-dessus de leur classe à force de travail, remédiant aux lacunes de leur instruction par, une intelligence souvent originale, riches en généreux élans, candides malgré les désillusions, gais malgré les heurts, se débrouillant parmi les broussailles touffues des vieilles utopies, ils me représentent avec vivacité les meilleurs aspects de l'âme française.

Rien ne leur coûte pour atteindre leur but, petites et grandes privations, ils se les imposent très simplement. J'en ai connu qui, sortis de l'atelier à sept heures et demie du soir, dînaient d'un petit pain grignoté dans les rues sombres, pour être à huit heures à l'ouverture d'une conférence; et, à onze heures du soir, ils repartaient à pied vers les faubourgs, pour économiser un omnibus en vue de l'achat d'un livre important. Pauvres sacrifices sans gloire, combien sont-ils touchants! Et quelle ardeur ne devraient-ils pas nous donner au travail, et quelle confiance dans l'avenir de la race!
Son vieux sang généreux ne s'épuise donc pas encore, et la lumière de son esprit n'est donc pas encore tout à fait éteinte!

Je m'aperçus plus tard que les invités d'Andréas ne le connaissaient pas exactement. Les uns le croyaient guérisseur, les autres le prenaient pour un survivant des premiers groupes kardécistes; ou comme un très extraordinaire médecin; deux ou trois le supposaient initié à des sectes orientales. Tout le monde fumait et buvait, sauf un membre de l'Étoile bleue. On parlait surtout d'un Congrès de métapsychique annoncé pour le printemps prochain.

Andréas se mêlait peu à la conversation, il répondait assez évasivement aux questionneurs, disant qu'il ne savait pas, qu'il n'avait pas qualité pour donner des conseils, qu'il voulait rester tranquille, qu'il y avait bien assez de savants pour scruter les choses abstraites, et ainsi de suite. je voyais bien tous ces braves garçons un peu déconcertés. Comme j'en connaissais plusieurs, je crus bon de m'entremettre. Je déclarai, de ma propre autorité, qu'on ne demanderait pas à Andréas d'accepter un poste dans ce congrès, qu'on ne prononcerait même pas son nom, mais que, s'il avait des conseils à donner, on s'efforcerait de les suivre.

Andréas parut accepter. On lui expliqua le programme, on lui nomma les organisateurs, les orateurs; on développa les buts poursuivis. Mais il se tut un long moment. Enfin, il se tourna vers moi :
- Ne pensez-vous pas, docteur, que si ses membres ne sont pas à peu près des saints, un tel congrès se trouve prédestiné à la stérilité? Si les participants espèrent briller, s'ils vantent leurs travaux,
s'ils se dénigrent, s'ils collectionnent les coupures de l'Argus de la Presse... Et sa phrase, commencée ironiquement, finissait dans un bon sourire.

- C'est pour cela, interrompit le typographe, homme sombre et maigre, au visage passionné, c'est pour cela que les Egyptiens faisaient leurs congrès secrètement, entre initiés.

- Oui, acquiesça Andréas, et ils n'étaient pas les seuls. Mais aujourd'hui, il est utile, il faut que tout soit découvert; c'est écrit dans le Ciel; ce doit être écrit dans l'Evangile?

- Oui, répondit le pasteur. Et il cita le livre, le chapitre et le verset.

- D'autre part, la perfection n'est pas de ce monde; on ne peut pas exiger que ces chercheurs restent anonymes. Comment faire? Cherchez une étiquette, un drapeau, un titre, qui vous unifie tous; vous vous rangerez sous un règlement de tolérance, de façon qu'aucune personnalité, ni aucune école n'envahisse; que chaque groupe ait, non pas un président, mais un secrétaire, que tous ses participants soient égaux. L'action individuelle se plierait mieux à l'influence de l'Esprit. Mais quoi! vous voulez un congrès, faites votre congrès; au moins, ne l'appuyez pas sur l'argent, ni sur tel homme, appuyez-le sur un idéal.

- On peut très bien arranger cela, dit l'ébéniste, de sa grosse voix enrouée; on est tous frères, n'est-ce pas? On n'a pas les mêmes opinions? Cela ne fait rien; on discute, on s'explique, moi, vous savez, je n'aime pas lire, cela m'endort; mais entendre causer, là, oui, je comprends.

- Bien sûr approuva Andréas; on s'instruit à s'écouter les uns les autres si personne ne songe à se mettre en avant.

- Vous avez vu le programme? demanda un jeune stagiaire. On y propose l'étude du magnétisme, dans sa physique et sa thérapeutique, celle des fluides, de l'od, du double, des phénomènes spirites, de la photographie transcendante; vous savez qu'on a photographié le fantôme d'un sujet vivant. On cherchera ainsi à fournir des preuves expérimentales, des affirmations de l'ésotérisme.

- Eh bien! mon cher maître, répliqua Andréas, avez-vous un sujet? 

- Non, dit l'avocat; moi, je fais de la sociologie.

- Qui a un bon sujet, sain, robuste, une brave femme?

- Moi, dit un magnétiseur de province, un bon géant jovial.

- Alors, avance ta main, comme ceci; là. Nous allons demander au Ciel qu'il veuille bien nous faire voir un autre côté du magnétisme que les trois pôles connus. Vous voulez bien, tous?

- Oui, oui. répondîmes-nous à la ronde.

- Remarquez que je ne fais pas la moindre suggestion, dit Andréas; je n'emploie pas non plus la volonté, je demande seulement. Eh bien! que ressens-tu?

- L'index m'élance, dit le géant; mais ça fait mal, vous savez.

- Ce n'est rien, continuons.

- Maintenant c'est le grand doigt; la chair est resserrée, et glacée... Voilà l'annuaire, c'est chaud, comme si je l'approchais d'une bougie; le petit doigt tremble, comme quand on se fait électriser; dans le pouce aussi, dans les os, il y a un courant frais... je ne sens plus rien.

- Tu te souviendras de ces cinq sensations? Voici ce qui s'est passé; les esprits des doigts ont été pour un moment libérés de tout lien avec le magnétisme général du corps. Chaque fois que tu le demanderas - en ayant les mains nettes, n'est-ce pas? - cette liberté sera rendue à l'un ou à l'autre de tes doigts, pour une minute; et tu pourras t'en servir pour les malades. L'index pour les maladies de foie; le doigt du milieu pour les os, l'annulaire pour le coeur; l'auriculaire pour le système nerveux; le pouce pour les troubles psychiques. Mais tiens tes mains nettes, je veux dire ta conscience pure; on n'a jamais parlé de cela?

- Non, monsieur, dirent quelques voix.

- Remarquez que je ne sais pas magnétiser. On pourrait photographier ces effluves inconnus; on pourrait même essayer d'obtenir des clichés en couleurs.

- Est-ce que vous me permettez de chercher cela? demanda le pharmacien spagyriste.

- Certainement, répondit Andréas; mais d'ailleurs je n'ai pas à permettre ou à défendre quoi que ce soit. Ce que je vous montre là n'est pas nouveau; j'avais déjà parlé de quelque chose d'analogue au baron du Potet, mais je crois qu'il ne s'en est pas servi.

- Comment, vous avez connu du Potet? s'écria quelqu'un. Mais, à la même seconde, l'officier spirite demanda

- Et pour les morts, monsieur?

Andréas ne parut entendre que cette seconde question.

- Les morts, vous feriez mieux de les laisser tranquilles, répondit-il doucement. Mais je sais bien que vous ne m'écouterez pas. Au moins, priez, avant vos séances; et cherchez les moyens d'éviter le surmenage à vos médiums.

- Oui, mais si on éteint la lumière, les sceptiques diront qu'on fraude.

- Pourquoi n'essayez-vous pas des lampes à verres mauves ou violets? Mettez dans les lampes de l'huile parfumée avec de la cannelle ou des clous de girofle.

- Si on employait des animaux, ou du sang et des parfums? insinua un disciple d'Eliphas Lévi.

- Non, l'animal souffrirait trop; et puis, vous ne savez pas ce que c'est qu'un parfum. Essayez plutôt ceci. Prenez une table solide et carrée. Aux angles opposés fixez sous le plateau deux lames de cuivre et deux lames de zinc, réunissez-les par des fils de manière à construire une sorte de solénoïde. Vous assoirez le médium sur une chaise placée sur le même tapis de laine que la table, et vous fermerez le courant sur lui. Il se peut que, dans ces conditions, vous obteniez des déplacements d'objets sans contact, avec une fatigue minime. Que les assistants soient en nombre pair, et que le directeur de la séance ait du sang-froid, surtout s'il vous prend fantaisie de faire passer un courant dans les fils.

- Tout cela, dit un vieux disciple de Wronski caché dans un coin d'ombre, tout cela est bel et bon; mais le phénomène ne convainc que si on possède déjà la conviction éleuthérique. Il faudrait un corps de doctrine, une synthèse...

- Une doctrine? Mais vous l'avez, mon cher professeur, répartit Andréas; les tableaux du Messianisme sont aussi vrais que possible. Et puis, il y a tant de théories, déjà, tant de systèmes! Mais vous, docteur, continua-t-il, en s'adressant à un médecin, vous qui êtes connu, vous devriez lancer une fondation où on accueillerait les médiums, on leur referait de la santé, on leur redresserait un peu l'esprit, on leur enlèverait pendant deux ou trois mois le souci de la matérielle. Pour commencer, il suffirait qu'on trouve chez une personne aisée deux ou trois chambres, au milieu des bois.
Vous auriez ainsi des phénomènes plus intéressants et moins de tricheries. Bien des expérimentateurs célèbres ont été trompés; mais quoi, ces pauvres sujets ont bien des excuses : on les prend, on les lâche, on les agace, on les détraque, on les paie peu...

- Mais, demanda timidement un grand garçon pâle, amateur des contemplatifs catholiques, est-ce que tout cela, ce n'est pas des redécouvertes, des rajeunissements?- Eh oui! lui dit Andréas, avec un sourire; c'est du vieux neuf. D'ici quelque temps vous verrez du nouveau; mais alors méfiez-vous, ce seront des fruits vénéneux. Toutefois, depuis quelques années, notre atmosphère recèle quelques forces neuves. Jusqu'à présent, je ne vois que deux ou trois hommes qui puissent les manipuler.

Plusieurs voulurent des renseignements; Andréas les prévint :

- Non, non, je ne veux rien ajouter; ces hommes veulent rester anonymes; mais libre à vous de chercher. Ce qu'ils ont découvert est à portée de votre main, à tous.

- Comment cela.? Que faut-il faire? demandèrent plusieurs voix.

Andréas se mit à rire avec malice : Mais vous le savez bien, vous le savez depuis longtemps, ce qu'il faut faire pour que le Ciel nous donne un secret. Vous ne vous souvenez donc pas? A toi, voici déjà vingt ans, quand ta mère était si malade? A vous, l'année de votre grande grève, quand je vous ai rencontré une nuit sur le pont de Tolbiac? Et vous, docteur, quand vous avez fait cette suppléance à Nice; vous étiez encore interne; vous avez failli vous tromper de tube?

- Oui, mais depuis, je fais attention, vous le savez, répondit tout bas le médecin.

- Eh bien! pour en revenir à ce que disait notre ami Alexandre le Grand - Andréas appelait ainsi l'ouvrier sellier, parce qu'il tenait habituellement la tête penchée à gauche -, il serait bon que quelqu'un dans ce congrès rende un hommage public de reconnaissance à vos prédécesseurs. Ils y ont droit. Qu'on parle de ces précurseurs; qu'on les réhabilite; qu'on publie les noms de ceux que l'intolérance a suppliciés autrefois, de ceux qui ont enduré toute leur vie la misère et le sarcasme. Ce sont eux qui vous ont frayé le chemin, ne l'oubliez pas; ce sont leurs larmes qui ont arrosé le champ où vous commencez la récolte.

-Moi, dit le vieil homme de 1848, permettez-moi, messieurs, de vous dire combien tous je vous trouve imprudents; combien vous ignorez la discipline du secret, que les anciennes fraternités initiatiques et la Franc-Maçonnerie leur héritière ont si fortement recommandée. Comment? vous voilà apprenant à la foule à endormir, à agir à distance, à capter des fluides, à suggestionner! Que sais-je encore? Et pas un d'entre vous ne prévoit que ces recettes peuvent être lues par des criminels, ou simplement par des utilitaristes? Ne croyez-vous donc pas que Mesmer porte la peine de toutes les vilenies commises par l'hypnotisme! Ne croyez-vous pas que vos comptes rendus d'expériences d'extériorisation ne vous rendent pas responsables d'un certain nombre d'envoûtements?
Ou alors vos théories réincarnationnistes et vos prêches sur le karma ne sont que des phrases!

Et le vieil enthousiaste promenait sur nous des regards indignés.

- Il a raison, conclut Andréas; mais il parle dans le désert. Vous êtes tous de braves gens, bien gentils; , mais vous prenez trop de plaisir à voir votre prose imprimée et votre nom accompagné d'adjectifs élogieux. Toutefois, pensez à des mesures, dans votre congrès, contre le mauvais usage possible de vos découvertes. Mais il est tard; vous habitez loin, et il faut vous lever de bonne heure, demain matin. Partez vite. Et, quand vous reviendrez voir le vieux bavard, il aura d'autres choses encore à vous dire.