J'étais allé voir un malade dans la zone, entre Saint Ouen et Clignancourt. La neige nocturne avait blanchi les toits de tôle et de carton des misérables cahutes où vit le peuple le plus hétéroclite. Toutes les tribus de l'Europe orientale y mélangent leurs loques, leurs dialectes et leurs vermines. Le clinicien trouve là cent exemplaires de maladies étranges, et le philantrope y aperçoit mille formes de l'antique souffrance du froid et de la faim. Dans ces baraques, les femmes cuisent d'invraisemblables repas, les enfants crient, les vieux trient toutes sortes de rebuts. Il y a des voitures de bohémiens avec leurs haridelles efflanquées et leurs chiens galeux. Il y a des rétameurs, des forgerons, des réparateurs de bicyclettes et parfois de préhistoriques squelettes d'auto mobiles démolies. Il y a les marchandes de soupe, les chasseurs de rats, les voleurs de chiens, et toutes sortes de revendeurs.
J'avais apporté des médicaments pour mon malade - un Français par hasard -, mais sans grande espérance de le sauver. Et pourtant, sait-on jamais quelles ressources d vie se nichent dans ces corps qui n'ont connu que les privations, les nourritures douteuses et l'alcool ? Ma visite avait attiré des voisines, et je me trouvai en quelques minute pourvu d'une clientèle nombreuse. Je ne pouvais pas refuser de les écouter, et je répondais de mon mieux à cette consultation en plein air. Déjà j'avais inscrit des noms sur mon carnet et choisi le moins dépenaillé des assistants pour venir chez moi prendre ces nombreux échantillons que les laboratoires envoient aux médecins, lorsque j'aperçus, sortant d'une baraque, un groupe de vieux juifs autour d'un homme que je reconnus tout de suite.
C'était Andréas. Il me donna une poignée de main et: Finissez, docteur, je vous retrouverai tout à l'heure, me dit-il.
J'en eus pour longtemps. Andréas avait disparu, à ma grande déception ; j'hésitais pour rentrer dans Paris de prendre à droite ou à gauche ; mais, me trouvant plus près de Clignancourt, je me dirigeai de ce côté, parce que c'était le chemin pour rentrer au plus tôt à ma clinique où m'attendait sûrement du travail.
Point d'Andréas pendant le trajet ; mais, dès l'octroi franchi, je l'aperçus qui se promenait devant l'entrée du Métro. Il vint à moi tout souriant.
- Déjeunons ensemble, si vous le voulez bien, docteur, proposa-t-il. Je connais un marchand de vins où le pot-au-feu est honnête et le camembert recommandable.
Une fois installés dans l'arrière-salle, je considérai mon maître, que je n'avais pas revu depuis près d'un an. Physiquement, il n'avait pas changé ; mais l'expression de son visage me sembla plus indéchiffrable encore que de coutume. Nous sommes habitués, en effet, à mieux voir le beau dans l'accompagnement d'une parure qui l'isole de l'ambiance quotidienne. Les artifices du cadre, du costume, d'une scène inhabituelle, soulignent à notre oeil distrait la rareté d'un contour ou la noblesse d'un geste. Quand nous nous promenons dans les faubourgs, nous ne voyons pas comme les regards sont beaux, dont certains êtres aux traits flétris et aux vêtements grossiers nous enveloppent en silence. Il y a la beauté de la forme et la beauté de l'expression. Celle-ci prime celle-là comme l'esprit domine la matière. Et Andréas, malgré sa stature vigoureuse et son visage massif, Andréas est tout esprit.
Je le regardais donc en cherchant à comprendre les signes contraires répandus sur sa physionomie : cette chevelure noire, onduleuse et drue et cette fatigue du teint, cette acuité perçante de ses yeux gris et la douceur de son sourire, la puissance de ce vaste front plein d'ombres et de clartés, la modestie du langage, la bonhomie de l'attitude, la finesse tour à tour et la candeur, la gaîté réticente puis une souriante mélancolie, l'orage éteint de passions formidables et le calme du matelot revenu de tous les voyages. Mais comprendre, c'est égaler, et, une fois de plus, je renonçai à mes analyses.
Les figures fascinantes qu'a enfantées le génie de nos artistes ne sont-elles pas ternes et inertes en face des beautés qui viennent du Ciel ? L'art est une allusion à la vie, a dit un grand poète. Sans doute, mais allusion à la vie terrestre. C'est à la vie divine qu'il devrait nous faire rêver. Et, tout vulgaire qu'il parût, au premier coup d'oeil, c'est vers l'inexprimable, vers l'incroyable et vers l'ineffable que le visage d'Andréas m'entraînait toujours irrésistiblement.
Non, la beauté selon Dieu n'est pas la suite de la beauté selon les hommes ; elle en est le contraire ; elle vient du dedans, elle transfigure même ce qu'ils nomment la laideur. Non, la vérité selon Dieu n'est pas le total, ni le produit des vérités humaines ; elle siège à leurs antipodes. Non, la bonté selon Dieu ne ressemble pas à l'humaine bonté ; elle voit loin, elle juge de haut, elle donne sans aucun retour.
Comme je pensais de la sorte
- Tu as raison, docteur, me dit Andréas sortant de son mutisme. Ce que fait le Ciel reste toujours inexplicable à notre petite sagesse. S'il est défendu de juger son prochain, il est encore bien plus fou de juger, c'est-à-dire de condamner, un soldat du Christ. C'est cependant lui surtout que tout le monde condamne. Et c'est lui l'innocent. Et il est bon qu'il en soit ainsi. Plus on s'approche de Dieu, plus on voit les choses sous un jour différent. Ceux qui ne se soucient pas de Dieu ne peuvent pas comprendre. Qu'est-ce qui intéresse le soldat du Ciel ? C'est de répandre la Lumière, c'est d'emmener les hommes vers la Lumière. Sa vie ne sera donc qu'une suite de sacrifices ; mais, en outre, s'il porte dans l'armée du Christ un grade quelconque, le plus petit même, il aura, privilège douloureux, à faire travailler ceux qui lui sont confiés. Il faudra qu'il montre à celui-ci, fier de sa vertu, combien cet orgueil rend cette vertu fragile ; il devra s'ingénier pour que celui-là paie plus tôt sa dette, afin qu'elle ne grossisse pas et quitte à la payer avec lui ; il mettra cet autre face à face avec l'inanité de ses ambitions, parce que le triomphe l'aurait égaré trop loin dans les ténèbres. Et ainsi de suite...
- Je crois bien vous comprendre, interrompis-je ; mais on ne peut pas répéter ce que vous dites là, car où est l'illuminé, où est le spiritualiste qui ne se croirait pas soldat du Ciel ? Et à quelles folies ne court-on pas avec ces idées ?
- Aussi, n'as-tu qu'à te taire, mon docteur.
- Alors, pourquoi me dites-vous ces choses ?
- Pour que tu les oublies. Vois-tu, l'humilité - car tant qu'on n'est pas un zéro, on n'est pas un soldat - l'humilité, ce n'est pas, bien sûr, de faire des courbettes, ni de dire des phrases obséquieuses ; mais se sentir moindre qu'un chef, qu'un savant, qu'un homme éminent quelconque, ce n'est pas non plus de l'humilité, c'est du simple bon sens, c'est de la modestie. Pour devenir humble, il faut paraître déraisonner aux yeux des bonnes gens. Imagine un général victorieux qui dirait sincèrement à un soldat : Si la bataille est gagnée, je n'en ai pas le mérite; à ma place, tu aurais aussi bien fait que moi, sinon mieux ª. Il est probable que les officiers d'état-major qui entendraient cela penseraient : Le vieux a perdu la boule. Ils auraient raison, du point de vue social. Mais, du point de vue éternel, c'est le vieux général qui aurait raison.
- C'est ainsi, dis-je, que j'ai vu de vos amis se laisser railler par des camarades beaucoup plus frustes qu'eux, ou se laisser mener par une femme autoritaire et bornée.
- Eh bien ! mon docteur, cela, c'est l'école de l'humilité. La rhétorique de ce programme-là, c'est, quand on aime quelqu'un de tout son coeur, quand on s'épuise à lui donner tout ce qu'il est possible, quand on lui voue toute la tendresse dont on est capable et qu'on la lui prouve, c'est que ce quelqu'un vous méprise, vous exploite, se moque de vous ; c'est quand il vous repousse, qu'il ne veut pas vous croire et qu'il attribue votre bonté à ces capitulations où la tyrannie d'une passion entraîne quelquefois. Cela, c'est une classe difficile. Et encore, l'aurait-on bien suivie, aurait-on avalé toutes les couleuvres en remerciant et en continuant à aimer, tant que l'on sait qu'on fait l'humble, on ne possède pas l'humilité.
- C'est un peu décourageant, le chemin que vous décrivez là. Et puis, comment, si je fais un effort, ne pas savoir que je le fais, cet effort ? La conquête de l'humilité, ou de n'importe quelle autre vertu, serait impossible, à ce compte ?
- Tu dis vrai, répondit Andréas ; mais ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu.
- Voulez-vous entendre, demandai-je, qu'à un moment donné, l'effort de subir les plus profondes humiliations atteint sa limite ? Que, comparant le coeur de l'orgueilleux à un diamant, la virulence des acides de l'ingratitude, de l'injustice, de l'envie, en arrive à réduire ce joyau en un magma inconsistant ? Et qu'alors, cette matière amollie reçoive comme une fulguration le feu divin de telle vertu ?
- Comme tu t'exprimes? dit Andréas en souriant, et je me mis aussi à rire, car je savais qu'il n'aimait pas les grands mots. Mais tes comparaisons éclairent bien ce que je n'ai pas su dire.
- Voilà ma leçon, pensai-je. Cependant Andréas continuait d'un air presqu'indifférent:
- Oui, savoir qu'on est ceci ou cela, voilà notre chaîne. Oublier ce qu'on est, voilà notre délivrance.
- Mais pratiquement ? demandai-je.
- Pratiquement, docteur ? répéta-t-il d'un air surpris. Pratiquement, il faut passer par l'école et donner son effort. Il faut faire son possible, son véritable possible, c'est-à-dire aller à chaque fois jusqu'au bout de ses forces. Et, tu sais, le bout de nos forces, il est loin; bien peu vont jusque là. Suppose que tu as un collègue qui te cherche noise, te joue des tours et finit par t'acculer dans une mauvaise position. Te voilà, devant tes confrères, accusé de n'importe quoi; tu n'as pas de preuves ; ton adversaire en a; tu es jugé, condamné, méprisé. Il te semble que tout ce que tu peux obtenir de ton amour-propre blessé, c'est de ne pas te faire justice toi-même. Tu restes donc tranquille et tu t'en retournes chez toi sous les ricanements. Bon. Le lendemain, tu rencontres ton ennemi devant des témoins de la scène de la veille. Qu'est-ce que tu vas faire ? Le braver, si tu es ce que le monde appelle un homme d'honneur. Mais si tu veux imiter ton Maître, tu iras à ton ennemi et tu le salueras cordialement, en te demandant tout bas s'il ne va pas t'injurier pour ton apparente couardise. Là, tu as reculé les bornes de ton petit possible. Tu continues dans cette même direction. Un jour se lève où les insultes ne réveillent dans ton coeur aucune réaction; tes oreilles seules, les entendent. En les écoutant, tu ne penses pas : C'est un pauvre homme. Mais tu te dis: il a peut-être raison ; je m'examinerai sur ce point. Ce jour-là, tu n'as plus fait d'effort, tu es humble.
- En somme, voulus-je répondre... Mais Andréas était levé; deux jeunes mécaniciens se disputaient devant le comptoir, et le patron se préparait déjà à les sortir. Andréas choisit le moment où consommateurs et combattants reprenaient haleine pour demander l'adresse d'une fabrique d'accumulateurs qui se trouvait dans le quartier et dont il avait oublié le nom. Chacun se mit à chercher à lui indiquer des firmes , l'un des deux mécaniciens lui ayant donné un renseignement, son adversaire en fournit un autre, et ne discussion technique s'engagea entre ces deux hommes qui, trois minutes auparavant, essayaient de s'assommer. Andréas offrit une tournée générale, distribua du tabac, des poignées de main, et nous sortîmes de compagnie. Mais l'entretien tourna vers la mécanique et l'électricité.