C'était à l'époque de la grande crue qui fit tant de désastres dans le bassin de la Seine. Il me fut tout à fait impossible, pendant plus de quinze jours, d'aller voir Andréas. J'avais dû abandonner mon laboratoire à l'hôpital pour aider à la consultation. Tous les lits occupés, des brancards dans tous les coins, jusque sur les paliers; un personnel surmené, l'économat désorganisé. Notre vieille bâtisse n'avait pas vu autant de mouvement depuis l'année de l'influenza. J'avais fini par faire mettre un lit de sangle dans la chambre d'un interne, car il entrait des malades à toute heure. Mais, à mon premier matin de liberté, quoique j'eusse bien du sommeil en retard, je m'esquivai en toute hâte jusqu'à la petite maison de Ménilmontant.
Andréas était soucieux, ce matin-là. D'ordinaire si actif, il était étendu dans un long fauteuil d'osier et fumait lentement une longue pipe de terre brunie et polie comme les bambous à opium quand ils atteignent cinquante ans d'usage.
- Belle pipe ! dis-je.
- Elle était toute blanche hier soir. répondit-il distraitement.
Alors, vous avez fumé toute la nuit?
Eh oui ! et je n'ai plus de tabac.
Je lui offris du mien. Quelques minutes plus tard, Stella apparut, apportant le café au lait et elle se mit à parler du désastre qui, depuis deux semaines, désolait Paris et ruinait la banlieue.
- D'où est venue toute cette eau, demanda-t-elle à son mari. Ce n'est pas uniquement la pluie ou la fonte des neiges!
- Ni le déboisement, ajoutai-je.
- Je ne sais, répondit Andréas, s'il est bien nécessaire de rechercher la cause de ces crues; à quoi cela nous avancera-t-il?
A en prévenir le retour...
Ah ! et si ce sont des nappes souterraines qui ont changé de niveau ? Les ingénieurs vont-ils forer des puits de deux, trois kilomètres et plus ?
- Mais y a-t-il de l'eau si profondément enfouie ? Les Parisiens connaissent tous le petit étang qu'il y avait au-dessous de l'Opéra et celui qui se trouve au-dessous de la butte des Moulins, restes de l'ancien ruisseau de la Grange Batelière. Il est vrai, ajoutai-je, que les Savoyards parlent d'un lac souterrain où le Rhône se perdrait, et les Vaudois disent qu'il en existe un aussi à l'extrémité du lac de Joux.
- Il y en a bien d'autres, docteur. Je connais, rien qu'en France, quatre nappes d'eau situées à des profondeurs variant entre deux et quatre mille mètres, et plusieurs s'étendent sous un ou deux départements.
- De sorte, dis-je, que, si elles communiquent avec quelqu'un de ces trous, tels que ceux de la Côte-d'Or, où les paysans jettent les cadavres de leurs bestiaux, et s'il y a des soulèvements profonds, les rivières peuvent grossir sans mesure ?
- Oui, docteur; mais cela ne se produit guère qu'en cas d'une rupture d'équilibre dans la masse minérale. Ces modifications ne proviennent. que de la précession des équinoxes ou bien d'une éruption souterraine, ou bien encore de la naissance d'un foyer magnétique nouveau, comme le voisinage d'une comète peut en déterminer. Or, de tels phénomènes ne sont pas dus au hasard ; ils sont voulus par des intelligences cosmiques ou appelés comme réaction à des maladies sociales, ethniques, si vous préférez. La sagesse est donc, a priori, de les laisser s'accomplir.
- Et s'il y avait là, par extraordinaire, l'action d'une puissance mauvaise !
- Il n'y a pas d'être absolument mauvais. Ce que nous jugeons ainsi ne l'est que temporairement, relativement, et, en tout cas, n'agit jamais sans la permission tacite ou expresse du Père. Toutefois, s'il y avait lieu de modifier la marche des phénomènes de cet ordre, il faudrait que l'opérateur puisse
converser face à face avec le prince, le seigneur et l'esprit de la terre ; qu'il possède une connaissance exacte de l'état du système solaire tout entier; qu'il puisse avoir conscience du plan des clichés cosmiques.
- Et y a-t-il ici-bas un homme comme celui-là ?
- Tu t'en doutes bien un peu, mon docteur, me dit Andréas en me souriant avec cette bénignité merveilleuse qui transformait parfois son visage immobile et rude.
- Et nous autres, pouvons-nous quelque chose contre de tels cataclysmes ?
- C'est un peu tard ; il aurait fallu quelques hommes courageux, il y a cinquante ou cent ans. A moins qu'un être innocent, caché quelque part, ne veuille bien se dévouer, il n'y a rien à faire qu'à subir.
- Qu'appelez-vous un innocent
- Eh ! mais, quelqu'un dont l'esprit ne connaisse, pas encore le mal...
- En quoi aurait-il prévenu des catastrophes ?
- C'est avec son esprit que les dieux auraient conclu un pacte. Nous autres n'en saurions rien et, probablement, l'intelligence de cet homme n'en serait pas consciente non plus. Nous ne verrions que ses malheurs, inimitiés, trahisons, ruines, souffrances morales.
- Autre chose, continuai-je. Comment se fait-il que les astrologues et les voyantes n'aient presque rien annoncé de ce malheur public ?
- Le Ciel n'aime pas les devins. Il a fait dire depuis longtemps par ses amis tout ce qui pouvait être utile à l'homme pour s'amender; le reste n'est que curiosité, mélange, confusion, lueurs fortuites de l'intellect, éclairs fallacieux des puissances des ténèbres. Quant à moi, si même je connaissais l'avenir. Je n'aurais pas le droit de le dévoiler. On s'imagine toujours que notre sort intéresse l'univers. vous savez bien que nous ne sommes que de pauvres petites choses.
Je fis un geste de découragement et je restai silencieux, songeant à ces milliers de pauvres diables, de femmes anémiées, d'enfants mal nourris, sans asile, sans feu, sans pain.
Stella nous avait laissés. Andréas se taisait, perdu dans une rêverie profonde. Au dehors, la pluie battait les vitres. Une somnolence me prit, pour un assez long temps. Il me sembla qu'un homme entrait dans la chambre; il était de haute taille; je ne pus discerner ni son visage, ni son costume; je vis cependant qu'il rayonnait de lumière. Puis, tout redevint obscur. Je rouvris les yeux. Andréas était debout devant moi : il tenait la tête haute et la poitrine en avant, comme s'il allait s'élancer de terre, et me regardait dans les yeux. Il sortait de lui comme une aura fluide, fraîche et forte; un mystère se tenait entre nous et je pensai que nous étions tous deux réunis au nom de Quelqu'un.
Il me dit, d'une voix sans timbre:
- Tu vas aller trouver telles et telles personnes - et il me nomma un menuisier des Batignolles et une grande dame connue du Tout-Paris pour son élégance et le faste de sa maison -. Tu leur demanderas de ma part à s'engager à trois choses : ne pas médire, ne pas se défendre, qui que ce soit qui les attaque; prier pour tout ce qu'ils trouveront utile, jusqu'à ce que leurs demandes soient entendues, dussent-ils y passer leurs nuits entières ; et toi, tu t'engageras avec chacun d'eux. Et, si vous tenez ferme tous trois d'ici la Saint-Jean, quelques malheurs seront évités à votre patrie. C'est le Ciel qui le promet.