Stella avait mis le couvert sous la tonnelle. En attendant le déjeuner, Andréas me fit boire de l'eau-de-vie blanche allongée d'eau. m'expliquant que le marc fabriqué avec du raisin cueilli la nuit n'est pas nocif, surtout s'il est distillé plusieurs fois, et qu'il ne détruit pas les cellules graisseuses dont les tempéraments comme le mien ne sont, parait-il, pas assez pourvus. Tout en fumant, mon hôte me questionnait. - Voici mes points d'interrogation, lui dis-je: je vais faire de mon mieux pour abréger. Commençons par la philosophie bouddhique. Elle proclame la matière indestructible et éternelle; pourquoi? D'où vient le mouvement qui anime le monde? Faut-il le suivre, ou s'en arracher? Ce désir de vivre que nous portons en nous-mêmes, qui nous l'a instillé? Et qui inspire à quelques-uns le désir contraire? Tels que nous sommes, nous avons à lutter contre la puissante magie des sens au moyen d'un mental qui est lui-même fonction de ces forces que nous voudrions détruire. D'autre part, les arhats imposent au méditant une marche expérimentale, . positive, analytique. Si donc l'extinction de l'ignorance annihile la force sensorielle, il faudra que le disciple, pour échapper au karma, pour ne plus renaître, conserve sa conscience après la mort, en d'autres termes qu'il ait découvert au préalable, par l'intuition, l'existence d'un univers invisible que ses méditations rationnelles ne peuvent lui démontrer. Le Mahayana énumère les huit branches de la voie. J'admets que, par la première, la science, on constate le vide du physique; que la seconde, les cinq interdictions, et la troisième, l'abstention des dix péchés, soient de morale évidente; mais la pratique des six vertus transcendantes, ou quatrième sentier, me semble impossible. Car, si je me suis fait moine, si je ne possède plus rien, comment exercerai-je l'aumône? Tout rempli d'égoïsme, de vanité, de dédain, puisque je me crois meilleur que les autres, comment. pratiquerai-je " l'amour de tout ce qui existe "? Les bouddhismes cinghalais, tibétains, japonais, chinois, tartares ne présentent à qui veut les suivre qu'une longue succession de synthèses provisoires, de compromis entre l'état du disciple et l'idéal vers lequel il s'efforce. Évidemment, la douleur est inséparable de l'existence; mais personne ne peut prouver que l'existence soit produite par l'ignorance. Si un plaisir me laisse insensible, cela n'est plus un plaisir pour moi, mais cela n'en continue pas moins d'exister. Par conséquent, il reste toujours possible que, dans l'avenir, je sois de nouveau entraîné par ce charme. Si j'y résiste, j'aurai privé quelques cellules de leur épanouissement; et moi, bouddhiste, scrupuleux de toute existence, j'aurai tué des énergies. je ne prétends pas insinuer que je doive satisfaire mes passions; j'expose simplement une antinomie de deux des règles bouddhistes. Et puis, où trouverai-je aujourd'hui, non pas un maître, mais une doctrine? Comment choisir dans la douzaine de sectes japonaises? Les bonzes chinois ne savent plus grand-chose; au Tibet, comment démêler ce qui vient du culte Bompa, de l'école Yogatcharya, ou du tantrisme de KalaTchakra? Reste le bouddhisme siamois, sur lequel je n'ai pas de documents. - Tout ceci me semble assez juste. |