PROLÉTAIRES

              Nous ne fumes pas trois minutes tranquilles pendant ce déjeuner. Une file de visiteurs nous interrompit constamment. Tous des ouvriers ou des ouvrières qui accouraient demander un conseil avant que le sifflet de l'usine les rappelât.

 Je devais bientôt m'apercevoir que si, dans l'élite intellectuelle ou sociale, Andréas ne comptait que de rares admirateurs, il possédait, parmi les gens du peuple, des amis nombreux et fervents. Souvent le hangar était encombré.

 C'était un mauvais rhume, une blessure, une querelle avec le contremaître, une dispute avec le patron, avec le syndicat. Andréas paraissait au courant de tout. Il connaissait les usines et les ingénieurs, les petits industriels, les mutualistes, les secrétaires de comités ; il parlait tous les argots, comprenait le maçon, le mécanicien ou le monteur, comme s'il avait été de la partie. Les idées de tout ce milieu lui étaient familières; il savait comment toucher les coeurs et adoucir les mauvaises tètes ; il déjouait les plans des ambitieux ; il parlait avec à propos de la bourgeoise et des petits et des parties de campagne. Plus d'une maisonnée lui devait de voir rentrer le père, le samedi soir, d'aplomb sur ses jambes et la paie à peu près intacte.

 - Comment faites-vous, lui demandais-je, pour que tous ces gens-là vous écoutent ? Moi, quand j'étais à l'hôpital, j'avais toutes les peines du monde à les contenter ou, plutôt, à ne pas les froisser. Et c'étaient les meilleurs les moins maniables ; les petits voyous, on en faisait tout ce qu'on voulait.
 - Eh ! c'est bien simple ; j'ai vécu avec eux. Vous êtes un bourgeois; mille, nuances vous distinguent ; vous ne les sentez pas, ce qui vous empêche de les comprendre. C'est d'ailleurs le même obstacle qui nous ferme n'importe quel domaine de la vie . ne pas pouvoir sortir de soi.
 - Pourtant, s'assimiler une métaphysique, ce n'est pas la même chose que pénétrer un état d'âme ?
 - Peut-être que si ; vous savez, j'ignore et la métaphysique et la psychologie...

 je regardai Andréas, croyant à une épigramme , mais non, il ne souriait pas ; il parlait sérieusement. Il continua :

 - Comprendre, connaître, ce n'est pas la même chose que percevoir ou concevoir ; c'est prendre avec, naître avec, organiser, corporiser à l'aide de tous les matériaux intellectuels, esthétiques et même physiques. Si vous voulez savoir ce que c'est que l'ouvrier, il faudrait vous faire ouvrier, et sans esprit de retour; autrement vous ne seriez encore qu'un déclassé. Ce n'est guère facile. Au moins, allez voir les ouvriers, rendez-vous compte de ce qu'ils pensent, comment ils sentent, sans idées préconçues.
 - Oui, ce que les privat-docents appellent : observer objectivement ?
 - Si vous voulez.
 - Il me semble que l'inventeur réel de la chose est Abailard ?
 - N'importe. Retenons seulement que, pour connaître, d'une façon plénière, il faudrait pouvoir abdiquer tout à fait l'équation personnelle, le tempérament, l'individualité. Avec des méditations systématiques on arrive à cela, dans le mental. Les brahmes le disent, et l'es jésuites y parviennent aussi, à leur façon. Mais, si l'on considère que l'intellect se trouve perpétuellement modifié par les variations physiologiques, magnétiques, sentimentales, spirituelles, on est conduit à rechercher un autre organe de connaissance, plus central, plus haut. Cet organe, c'est " le coeur ". Aucun objet ne peut être connu si on ne l'aime d'abord. Et celui-là seul obtient la connaissance parfaite qui est un " pauvre en esprit ", simple jusqu'à l'unité, dépouillé jusqu'à la nudité, et humble jusqu'à se tenir pour un zéro.
 - L'Evangile renfermerait donc un système de logique ?
 - Oui, entre mille autres choses. Mais restons avec nos ouvriers. Ils ont, surtout les parisiens, beaucoup d'amour
 propre. Ils ignorent qu'ils sont le terreau si riche d'où jaillissent les arbres vigoureux et les fleurs charmantes ; ils voient seulement qu'ils sont près de terre et que tout le monde les piétine depuis des siècles. Or, tous les terrains de temps en temps réclament la charrue. Les ouvriers savent bien qu'ils n'ont que peu d'instruction, peu d'éducation ; mais ils n'aiment pas qu'on le leur dise, même par un simple regard. Ils ne veulent pas qu'on les traite en parias. Au premier contact avec un monsieur, ils se mettent d'abord en boule. Ils croient dur comme fer qu'on les méprise parce qu'ils n'ont pas de faux col, ou parce qu'ils s'expriment incorrectement. C'est comme leur horreur de l'hôpital ; ils se figurent que, parce qu'ils ne paient pas, on fait sur eux des expériences ; ils préféreront donner leur argent au premier médecin venu, dont ils n'exécuteront d'ailleurs pas les ordonnances. Le contremaître est toujours la bête noire de l'atelier parce qu'il est officiellement un ouvrier plus fort que les autres ; en outre, il admire le patron, il l'excite dans ses mauvaises tendances, surtout dans le goût de faire des économies.
 - Comment, interrompis-je, vous semblez blâmer l'épargne ?
 - Thésauriser n'est pas inscrit dans les lois du Ciel. D'autre part, le patron a aussi bien des torts ; il est trop souvent âpre au gain, sans pitié , il considère un peu ses ouvriers comme des machines. Le petit patron oublie qu'il fut lui aussi un de ces ouvriers après lesquels il peste tous les jours ; un coffre-fort s'est installé dans son coeur, et il joue les tyrans au petit pied. Ainsi une méfiance invincible sépare les deux castes. Chacune est persuadée que l'autre l'exploite. Les soucis de la direction aigrissent les chefs ; les discordes syndicales entretiennent la mauvaise humeur du prolétaire. Le syndicalisme ne rend pas de réels services parce qu'il est la caricature de la fraternité. Basé sur la matière, l'esprit de division et d'intrigue l'anime; les passe-droits y pullulent. Pour que ces groupements donnent les fruits sociaux qu'on peut en attendre, il faudrait que leurs membres pussent se réunir sur une idée générale , mais combien de siècles seront nécessaires pour répandre dans la masse cette tendance de l'individu à s'oublier au profit de la collectivité!
 - De sorte que, pour le moment?...
 - Qu'on agisse pour le mieux, chacun dans sa petite zone. Il est excellent d'aller vers le peuple, sans phrases, en camarade, D'ailleurs, si l'on veut que nos supérieurs viennent nous voir, il faut que nous descendions nous-mêmes d'abord vers nos inférieurs. Et vous pouvez être certain que si, dans une discussion, on s'abstient de personnalités, si on écarte les idées préconçues, et si on le Lui demande, le Ciel nous inspirera les paroles bonnes, apaisantes et justes.