Dans un célèbre passage de sa première épître aux Corinthiens, saint Paul déclare : « Ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance et la charité ; la plus grande d'entre elles c'est la charité ».
Cet hymne sublime donne le titre du présent ouvrage. Mais il faut reconnaître qu'au cours des siècles le mot « charité » a été pris dans bien des acceptions différentes, à tel point qu'il est arrivé trop souvent à devenir synonyme d'altruisme, de philanthropie, d'aumône - ce qui restreint considérablement sa signification. Au reste, le mot employé par saint Paul « agapè » est toujours traduit dans le Nouveau Testament par «amour».
Avant la venue du Christ, le judaïsme connaissait l'amour ; le commandement d'aimer Dieu et d'aimer le prochain figure dans l'Ancien Testament. Mais il faut remarquer que ce commandement se trouve placé dans une série d'autres ordonnances et qu'il n'est que l'une d'elles. Le Christ déclare que le commandement de l'amour n'est pas un commandement entre beaucoup d'autres, mais qu'il est le commandement suprême, le commandement qui résume « toute la Loi et les Prophètes ». Dans l'Ancien Testament l'amour est une loi, dans l'Evangile, il est la Loi.
Avant la venue du Christ, la Loi de Moïse régissait la vie des Juifs. Il y avait deux catégories d'hommes : ceux qui observaient la Loi, et ceux qui ne l'observaient pas. Les premiers étaient réputés « justes et agréables à Dieu » ; ils avaient droit à la bienveillance et aux faveurs de Dieu. Quant aux pêcheurs, aux impies, ils étaient voués à la colère de Dieu. Le Dieu de l'Ancien Testament n'aime pas le pécheur. Un psaume affirme : «Yahveh connait la voie des justes ; quant à la voie des pécheurs, elle mène à la ruine ». Le Christ proclame que Dieu aime tous les êtres, qu'ils soient dignes d'être aimés ou qu'ils en soient indignes, qu'ils soient justes ou qu'ils soient pécheurs. « Dieu fait lever Son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes ». Entre tous les êtres, Jésus Se penche avec prédilection sur les pécheurs. Il les aime, Il va vers eux, Il déclare : « Je suis venu - ce qui veut dire : Dieu m'a envoyé - pour appeler non pas les justes, mais les pécheurs, car ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, ce sont les malades ». Et cette magnifique vision de l'avenir : « Il y a plus de joie au Ciel pour un seul pécheur repentant que pour quatre-vingt-dix-neuf justes ».
Avant la venue du Christ, les Juifs étaient invités à aimer Dieu et à aimer le prochain. Mais, pour eux, le prochain c'était celui qui appartenait à leur race, à l'exclusion de tout autre. Tout ce qui ne faisait pas partie de leur clan, de leur tribu était réputé par eux étranger, impur, voire ennemi. Leur Dieu était le chef de leur clan ; il aimait et protégeait ses ressortissants, haïssait et combattait les gens du dehors. Le Christ enseigne un amour universel ; Dieu est le Père de tous les hommes sans aucune exception et le prochain est tout être, quel qu'il soit. « Ici, déclare l'apôtre Paul, il n'y a ni juif ni Grec, ni esclave ni maître, ni homme ni femme ; vous êtes tous un en Jésus-Christ » (Galates, III, 28).
Le juif qui s'acharnait à observer la Loi avait le sentiment de s'élever vers Dieu ; il s'enrichissait, il grandissait sa personne ; il marchait à la conquête d'une vie immortelle. Le Christ demande à ceux qui veulent être Ses disciples de tout donner. Il dit au jeune homme riche : "Vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres et puis viens avec moi". Il recommande à Ses disciples de n'avoir rien à eux. « Si on te prend ton manteau, abandonne aussi ta tunique ». Il leur dit : « Sauver sa vie, c'est la perdre ; perdre sa vie à cause de moi, c'est la sauver». Saint Paul va jusqu'à déclarer : « Je souhaiterais d'être anathème, séparé du Christ, pour mes frères » (Romains, IX, 3).
On le voit, il y a une opposition radicale entre l'amour tel que le vivait l'homme de l'Ancien Testament et l'amour dont le Christ a aimé les hommes, et dont Il a voulu qu'ils s'aiment les uns les autres. L'amour chrétien est bien, comme l'a écrit Nietzsche (1) une « transmutation de toutes les valeurs antiques ».
Le Christ a apporté au monde quelque chose d'entièrement nouveau, non pas un Dieu nouveau, mais des rapports nouveaux, une nouvelle communion avec Dieu.
Sur ce thème Sédir a beaucoup écrit. L'amour de Dieu, l'amour du Christ pour les hommes et l'amour des hommes pour leur Seigneur et Père et pour leurs frères est le sujet par excellence de son apostolat. Nous avons extrait de ses ouvrages les pages qui constituent les chapitres qui suivent.
Emile BESSON.
(1) Par delà le bien et le mal, ch. 3.