LE BIEN-AIME



La plupart des actes de Jésus froissaient les préjugés des docteurs et des officiels. Le scandale, c'est une indigestion spirituelle; de même que l'estomac rejette un aliment inassimilable, de même notre esprit se révolte devant ce qu'il ne comprend pas. Quelquefois cette répugnance vient de ce que la nourriture est en effet malsaine; quelquefois l'on s'entête dans des préjugés; dans ce dernier cas, le scandale est un choc nécessaire qui élargit l'horizon intérieur. Il est bon de ne pas trop se barricader, de se tenir le jugement assez libre pour accueillir le nouveau après un impartial examen. L'impossible, l'incroyable d'aujourd'hui sont fréquemment l'ordinaire des jours suivants. Tout acte est une graine semée dans le champ du futur. Les contemporains du Christ n'ont pas compris cette rénovation incessante des choses; attachés à la lettre du mosaïsme, ils voulaient croire leur loi éternelle et immuable, et leur obstination est une des formes les plus fréquentes de l'intolérance.

Cependant le Sauveur ne perd aucune occasion pour démontrer les caractères originaux de Son oeuvre. Qu'Il délie la langue des muets, qu'Il ouvre les yeux des aveugles, qu'Il restaure les paralytiques, l'assistant impartial ne peut pas ne pas voir la puissance souveraine du Thérapeute, libre de tout formalisme, dégagée de toute tradition, commandant sans effort, usant de n'importe quelle méthode. Et, tout de même, cette sereine invincibilité n'agit jamais sans avoir obtenu la permission du Père. Ce courage indomptable ne verse jamais dans la bravade; il ose se défendre, il ose fuir quand il le juge utile; il agit sur le plan physique avec des moyens physiques tant que c'est possible. Et cette Sagesse ramène toujours tout à l'unité, désignant le péché comme seule cause de toute souffrance, indiquant la lutte comme unique moyen d'évolution, préconisant la foi comme remède universel, et la charité comme règle parfaite de toute vie.

Le Christ S'efface toujours; Il ne veut laisser voir de Lui que l'envoyé du Père.

Le but que les anciens sages proposaient à leurs disciples était l'agrandissement progressif de l'individu; ils leur faisaient comprendre que la meilleure méthode d'acquérir le bonheur semblait être de discerner le plan providentiel de la création et d'y conformer sa vie. Tandis que le Christ nous offre comme modèle, non la loi du monde, mais le Législateur; la pratique est mise au-dessus de la théorie, l'acte au-dessus de la science. Le Fils imite le Père, et l'homme imite le Fils, par un effort central, au lieu de circonférentiel, comme dans les polythéismes.

Si le Fils faisait quelque chose de Lui-même, Il ne serait plus le Fils. Il est le Père matérialisé; Il en est l'acte, Il en est la forme; Il réalise ainsi le sens absolu de l'adage antique; une âme saine dans un corps sain.

Et le disciple aussi qui fait quelque chose de lui-même n'est déjà plus un disciple. L'homme est la terre; le Fils est l'arbre en qui évolue le minéral; quant au Père, en ce cas comme partout, Il est le Créateur.

Le Monde est la matérialisation du Verbe, et Jésus le coeur du monde; c'est pourquoi le Père aime le Fils. Laissez ici les considérants ésotériques qui prétendent découvrir trois, cinq ou sept Logos. La métaphysique n'est faite que pour émouvoir certaines volontés qui n'ont pas l'énergie de l'amour et de l'action; les promenades où elle nous convie, pour attrayantes qu'elles soient, n'ont pas la valeur vivante de l'effort. N'écoutez, pour comprendre un peu notre Jésus que les simples anecdotes qu'Il nous raconte sur Lui-même

" Le Père aime le Fils ". Ne trouvez-vous point que cette phrase résonne à notre coeur comme les mots très anciens qui rejettent la pensée du savant à lunettes vers le siècle heureux où il croit se souvenir d'avoir erré, libre et joyeux, dans la forêt hospitalière ? Les hommes osent parler d'amour; leur ignorance est leur excuse. Qui sait aimer ici-bas ? Sur les quatre millions d'habitants qu'il y a dans cette ville, sur la trentaine que nous sommes réunis par le Ciel pour nous ressouvenir de Lui, où est le coeur qui ait vécu dix minutes d'amour absolu ?

Le Père projette sur le Néant la pensée du Monde; le Fils est né; c'est l'Alpha. Sur les millions de millions de graines lancées dans ce sol, il faut et il suffit qu'une seule d'entre elles travaille avec perfection pour qu'avec l'aide du temps, cette perfection se propage partout; ceci, c'est encore le Fils écrivain du Livre vivant. Cette graine, le Père la soigne et la chérit plus que toutes les autres ensemble, parce quelle travaille uniquement pour Lui. Et, lorsqu'approche l'époque de l'universelle moisson, lequel des épis apparaît le dernier, le plus fort, le plus beau, parce qu'il a été le plus longtemps enfoui, le plus aimé parce qu'il a choisi le travail le plus obscur ? C'est le Fils, dans Son aspect d'Oméga. Avant l'aurore, Tu étais là, Tu seras là tard dans la nuit, Verbe aux yeux toujours ouverts, Serviteur des serviteurs, Inconnu parmi les inconnus, Infatigable, Martyr d'innombrables agonies, Médecin du monde, seul digne d'être aimé de notre Père.

C'est Son Fils que Dieu affectionne, dans le cosmos entier comme dans chaque créature. Mais Lui, l'objet de l'universelle adoration, Se considère si bien comme néant, qu'Il n'ose pas parler de l'amour infini qui L'attache à Son Père. Ils sont pourtant les délices réciproques l'un de l'autre; ils ne se séparent que pour étendre. approfondir, exalter l'amour dans leurs organes; or, c'est nous qui sommes les corps du Verbe et les temples de Dieu. Voilà comment se trouve, chez toute créature, au moins une cellule où habite le Ciel.

Cette étincelle du Père, tout de même distincte de Lui, est sans cesse immergée en Lui, confondue avec Lui.

Là il n'est plus question de personnalité, de libre arbitre, de démiurgies, de pouvoirs psychiques; c'est un organe obéissant à la Volonté qui l'évertue, depuis toujours, sans arrêt, avec une patience, une minutie, une puissance parfaites.

Si l'Univers est le corps du Verbe, l'homme est le coeur du monde, matériel et spirituel; et le Christ est le type de l'humanité idéale. La Nature trouve son Ciel dans l'esprit de l'homme; ce dernier trouve sa béatitude à devenir une cellule du corps glorieux de notre Jésus. L'unité se réalise de proche en proche par l'harmonie.

Tout cela, c'est le point de vue externe des rapports du Père et du Fils, selon lequel nous apercevons trois personnes en Dieu. La Trinité est une formule approximative, et cependant les plus beaux génies ont brisé leurs ailes à vouloir approcher ce soleil. Toutefois, nous, qui sommes de simples mortels, pouvons étudier avec profit les explications du ternaire divin qui abondent dans les livres des docteurs de l'Église. Laissez-moi vous y envoyer, en vous prévenant toutefois que la Trinité du catholicisme est une conception originale qu'il ne faut pas assimiler à la Trimourti hindoue, ni aux différents ternaires du taoïsme, du bouddhisme, du mazdéisme, de l'Egypte, des druides ou des hermétistes. A vouloir que tout concorde, on fausse tout.

Les rapports du Père et du Fils, qui sont l'Esprit, regardés du plan divin, nous demeurent inintelligibles. La distance est énorme entre notre état actuel et la nature humaine parfaite du Christ; entre celle-ci et Sa nature divine la distance est sans mesure. Il n'importe. Le progrès est indéfini. Après des périodes dont la longueur déconcerte l'imagination, les progrès accomplis pourront n'être que les préparatifs d'autres états apothéotiques. Il n'y a jamais lieu de s'arrêter, les plus grandes merveilles connues sont les semences de merveilles plus hautes encore et la force qui conquiert ainsi l'impossible, c'est la foi.