LE CHRIST ET LA NATURE



Personne, que je sache, n'a encore étudié les rapports des actions de Jésus avec les paysages où Il les accomplit. Quelques auteurs célèbres nous font de belles peintures des campagnes palestiniennes; peut-être le mystère a-t-il parlé à leurs âmes. Mais il faudrait ici un Angélico, ou un Curé d'Ars de la poésie, et je ne puis pas faire plus que d'indiquer un horizon nouveau à l'envol de votre amour.


Il serait présomptueux de croire que le Verbe ne S'incarne que pour le salut des hommes. Certes, ceux-ci comptent au premier rang de Ses préoccupations, mais toutes les créatures Lui sont chères. Et, quoique l'être humain soit le vaisseau central où tombent d'abord les fontaines des miséricordes divines, et duquel d'innombrables canaux les distribuent ensuite aux innombrables hiérarchies non humaines ce Verbe revêtu d'un corps physique ne laisse pas de guérir ou d'illuminer les formes de cette Nature terrestre avec lesquelles les hasards apparents de Son existence Le mettent en contact.

La pierre où pose le pied du divin Voyageur, la source où Il trempe Ses lèvres, l'épi, le fruit, la viande dont Il fait semblant de restaurer Ses forces, la cime où Il S'isole, la plaine, le lac, la place publique d'où Il enseigne, le soleil qui ne Le reconnaît pas toujours, les astres nocturnes qui regrettent Sa visite, ou qui L'attendent, le nuage et le vent et la pluie, les fauves du désert et de la forêt, les oiseaux, le peuple des eaux : tout et tous reçoivent de Ses mains la bénédiction après laquelle ils soupirent.

La Terre nourricière, de laquelle nous tirons la majeure partie de nos subsistances, impose à ses enfants des structures analogues à la sienne. De ses montagnes vient le système osseux des vertèbres; de ses océans vient le battement des coeurs et de ses rivières, visibles ou enfouies, la circulation artérielle et la veineuse. Le règne végétal est sa chevelure, le règne animal et l'humain, son double système nerveux. Et, comme les bêtes et les gens vont et viennent, tirés par les invisibles attractions de leurs besoins, de leurs désirs ou de leurs haines, notre planète circule parmi les peuples des astres, tirée par les invisibles fils dont l'astronome n'a pu encore isoler que le petit nombre. Toute fois cette analogie générale comporte des différences particulières.

La grande philosophie scolastique énonce que l'intelligence de l'ange diffère de l'intelligence de l'homme non seulement par sa perfection, mais encore par sa nature. Or, l'ange et l'homme ne sont pas seuls doués d'intelligence. Tout être possède la quadruple faculté de sentir, d'aimer, de comprendre. de vouloir, chacun selon sa nature. La roche perçoit, désire pense, décide, comme l'arbre, comme l'animal, comme le fantôme, comme l'esprit élémentaire. Le génie ou le dieu, mais suivant des modes propres à chaque espèce. C'est pourquoi les royaumes des créatures ne communiquent que fort peu.


L'herbe ne comprend pas la motte de terre dont elle se nourrit; le boeuf ne comprend pas l'herbe, ni l'homme, le boeuf; et, quand les invisibles nous frôlent, nous prenons peur, au moins autant que font ces tribus inconnues lorsque l'esprit d'un homme aventureux passe au milieu d'elles.

Jésus seul comprend tous les êtres et sait leur parler; Jésus seul sait leur dire ce qui convient; Jésus seul sait les guérir et les consoler.

Un orateur se fait entendre de l'auditoire dans la langue duquel il s'exprime. Mais des hommes étrangers ne saisissent guère plus son discours que ne peuvent le faire les murs de la salle où se tient l'assemblée. Ainsi, dans notre pénombre spirituelle, nous ne communiquons avec le reste de la Nature que d'une manière confuse et vague. Certains entraînements, d'ailleurs artificiels et illicites, peuvent bien conduire à des rapports plus précis; certains individus peuvent bien posséder de naissance le privilège de voir et d'entendre tels invisibles; seule, la communication du don des langues venue par le Saint-Esprit permet aux coeurs purs des rapports vrais et normaux avec les mondes extra-physiques et leurs habitants.

Il en était ainsi pour Jésus. Chacun de Ses gestes, dans les plus petits détails, conçus et organisés par Son omniscience, s'adresse non seulement aux auditeurs humains, mais aussi à d'innombrables yeux cachés, à d'innombrables oreilles secrètes qui ont, comme les nôtres, besoin de lumière et d'harmonie. Quand Jésus arrive à un certain jour et à une certaine heure sur les rives de Génésareth, quand les pêcheurs qu'Il appelle sont précisément Pierre, Jacques et Jean, quand les filets se remplissent à tel endroit du lac et non à tel autre, c'est que ce lac, ces barques, ces hommes, ces poissons étaient ce jour et cette minute-là prêts à entendre la Parole et à voir la Lumière.

Simon et les fils de Zébédée, s'ils reconnurent leur Maître, en cette heure miraculeuse, ce fut parce que leurs âmes, comme toutes les âmes, L'avaient aperçu dans l'antériorité; mais ce fut surtout parce que, depuis cette immémoriale perception, ils avaient désiré qu'elle se renouvelle et qu'elle se complète. Le Ciel Se montre à chacune des créatures, une fois, deux fois, sept fois, pour allumer au fond de leur esprit la nostalgie de Ses splendeurs. Mais ensuite, pour qu'Il les prenne, ces enfants indociles, pour qu'Il les ramène dans le bon chemin, ceux-ci doivent affirmer par un geste décisif leur volonté de Lumière. D'une façon ou d'une autre, nous devons, comme les trois pêcheurs de Génésareth, " quitter tout et suivre Jésus ". Quelques velléités intermittentes, quelques regrets, quelques soupirs poussés çà et là vers Dieu ne suffisent point pour qu'Il nous prenne. Il faut un désir perpétuel, et chaque jour plus intense. De cette façon seulement s'agglomèrent en nous et se concentrent mille forces éparses dont l'élan unanime sera nécessaire au jour du choix définitif.

Personne au monde n'imagine la gravité de ce choix; car personne n'imagine Dieu, Son Fils, Son Esprit, la Vierge, ni le Royaume. De ce choix, de son heure hâtée ou retardée dépend notre sort et le sort de milliers d'êtres, ici et par tout l'univers. L'attente du Seigneur devrait faire le fond de toutes nos inquiétudes. Elle palpite en nous tous cependant, mais si faible, si cachée, que nous ne la sentons presque jamais; elle arrive à notre conscience après tant de déformations qu'elle nous apparaît méconnaissable sous les formes de ces désirs de bonheur dont s'épuisent si amèrement les fugitives délices. Si nous étions sages, le seul fait que c'est d'immutabilité que nous avons soif et de certitude que nous avons faim, nous affirmerait qu'en Dieu seul nous trouverons notre plénitude avec cette jeunesse toujours nouvelle qui développera notre être, pacifiquement, parmi les sphères sans nombre de la Gloire incréée.

On a écrit des bibliothèques sur la prédestination. Mais quoi ! le Père serait-Il notre Père s'Il n'avait prédestiné tous Ses enfants sans exception à devenir parfaits ? Serait-Il le Créateur s'Il n'avait organisé l'Univers dans le plus petit détail pour le plus grand bien de chacun de ses habitants ? L'innombrable diversité des besognes met en oeuvre et développe les facultés non moins diverses des créatures, que poussent leurs besoins, leurs passions, ou le choix raisonnable de leur intelligence. Pendant de longues périodes, elles s'agitent vers des buts immédiats : se nourrir, se préserver, conserver l'espèce, dominer les congénères. Il leur faut beaucoup d'expériences pour ne plus voir dans leurs efforts un but en soi, mais un moyen, un exercice et pour que surgisse en elles l'idée du but véritable : l'accomplissement des desseins de leur Créateur. Après avoir conçu cet idéal, il leur faut de longs entraînements pour assouplir à cette discipline tout l'ensemble de leurs facultés physiques et psychiques. Au cours de cette dernière école, elles deviennent des disciples, puis des apôtres, c'est-à-dire des êtres qui, tout en vaquant aux devoirs de leur destin, rapportent tout à Dieu. Ils apprennent ainsi aux autres à se souvenir de Dieu. Et Dieu les prend comme Ses ouvriers.

La Création est si vaste que jamais notre intelligence n'embrassera l'ensemble de son plan. C'est pourquoi elle paraît à la seule raison un imbroglio de hasard. Ce que nous apercevons d'elle n'est jamais qu'un tout petit cercle. Aussi ne comprenons-nous pas le mélange disparate des êtres qui grouillent sous nos regards. C'est qu'en chacun de ses lieux se trouvent des représentants de tous les autres lieux, sous la réserve, cependant, qu'ils y soient tolérés. Toute créature, donc, qui cherche la Lumière peut la trouver, et aucune ne peut tenir le Père pour responsable de l'ignorance où elle tâtonne.

Il ne faut donc pas croire que ces trois pêcheurs de Génésareth, ni les autres furent choisis parce qu'ils se trouvaient là, ou parce que l'un d'eux, soudain, accepta Jésus comme son Maître. Il y avait une foule, sur les bords du lac; mais, seuls, ces trois-là trouvèrent la force de tout quitter. C'est que, seuls, ils désiraient la rencontre depuis leur naissance; c'est qu'ils l'avaient désirée, espérée, demandée, depuis bien des siècles au cours des migrations mystérieuses de leurs esprits; c'est que, depuis le premier exil de leurs âmes hors de l'éternelle patrie, ils avaient su en conserver le sourire immémorial. Et encore, ce très long entraînement ne les préservera-t-il pas, plus tard, dans la nuit terrestre, de succomber au doute, à la crainte, à l'amour-propre.

Tel est le prix inestimable de la Lumière que tant de travaux ne suffisent pas à nous en assurer la possession. Elle n'a pas de prix. Les plus hautes valeurs de la Nature, les plus sublimes trésors du génie ou du vouloir humain restent en disproportion infinie avec elle. Elle n'a, dans l'Univers, aucune commune mesure, et nos sacrifices les plus coûteux ne parviennent à l'incliner sur nos têtes que parce qu'ils émeuvent son amour compatissant.

La Justice en Dieu est toujours vaincue par Son Amour. Et encore n'intervient-elle jamais directement; elle laisse agir le jeu naturel des réactions. Nous ne sommes pas punis, ni pour un temps, ni pour l'éternité. Quand nous avons désobéi, nous sommes entraînés sous la loi des désobéissances; nous sommes enchaînés jusqu'à ce que la plus grande partie des dommages soit réparée. Certes, ces réparations peuvent être longues, et paraître d'autant plus longues que le temps dure quand on souffre. Mais elles ont toujours une fin.


Et, à cause de Jésus, qui nous offre des recours en grâce inépuisables, nous pouvons hâter cette fin.

Il faut bien comprendre l'ordonnance de la rencontre divine. Imitons les pêcheurs élus. Pierre, Jacques et Jean, quoique consumés du désir de voir le Seigneur, L'ont attendu cependant, aux abords du lac natal, parmi les humbles travaux villageois. Dans une contrée aussi petite, où les nouvelles se propagent si rapidement, ils avaient sans nul doute entendu parler de l'Enfant salué par les Mages, du jeune prophète, de sa doctrine, de ses miracles. Ils n'avaient pas couru çà et là, à sa rencontre. Leur foi savait. Leur espérance était certaine; ils étaient restés chez eux. Mais tant d'énergies concentrées, tant d'ardeurs brûlant en silence, tant d'humilité avaient éclairci leurs yeux et rendu leur coeur translucide. Par delà les paroles du prophète inconnu, ils avaient entendu le Verbe; par delà le miracle, ils avaient vu la splendeur du Tout-Puissant.

Prions comme eux, travaillons comme eux, et fasse le Père qu'il nous en advienne comme à eux.