LA RENONCIATION
Plus un esprit est vieux, plus il est vaste; plus il est sensible, plus il souffre; à mesure qu'il approche de la purification finale, la lutte, en lui, devient plus douloureuse; l'action, hors de lui, devient plus âpre. Il semble que, comme le boulet que l'hélice des rayures fait tourner de plus en plus vite à mesure qu'il approche de l'extrémité du canon, l'homme sente s'exaspérer en soi toutes les résistances et toutes les énergies lorsqu'il touche à la seconde où, comme un projectile, il sera lancé des obscures prisons de la Nature vers les radieux paysages du divin.
Quand le travail s'intensifie, le courage doit s'exalter. Chez l'homme à qui le Ciel est sensible, toute épreuve est une joie dans l'intime, si elle est une souffrance dans ses organes; car chaque douleur est un pas vers l'Idéal. C'est pour cela que Jésus, dont le coeur brûle, consumé par la passion du sacrifice, languit après l'heure du martyre; la mort physique et les affres morales qui doivent l'accompagner ne sont à Ses yeux que les visiteurs passionnément attendus, qui Lui fournissent le moyen de parachever Son oeuvre rédemptrice.
Au voeu de Pierre que ces heures douloureuses n'arrivent pas, le Christ répond comme si Satan avait parlé.
Nos souffrances indiffèrent au Diable; mais, pour amollir notre énergie, il essaie d'introduire une fausse compassion. Celui qu'on sait désigné pour accomplir une oeuvre divine ne doit pas nous faire pitié, mais envie; ce spectacle doit dresser en nous l'émulation, l'ardeur, l'enthousiasme. Car si cet esprit, ce corps, cette intelligence ont reçu le noble privilège de la torture, soyez certains que leur âme est sereine, et sa flamme jette un éclat chaleureux qu'il faut que vous sentiez. Il est écrit : Bienheureux ceux qui souffrent.
En vérité, la béatitude se rencontre parfois au milieu des tourments, car il y a en l'homme du naturel et du surnaturel.
Ainsi, voilà une peinture correcte, soignée, savante, impeccable; c'est l'oeuvre d'un homme de talent, c'est agréable à regarder, un élève peut y apprendre beaucoup; voici, à côté, quelques taches de couleur et quelques lignes; c'est à peine une ébauche, cela ne se tient pas, on a jeté cela en cinq minutes; et le frisson du beau vous passe dans la poitrine. L'être de l'homme est ainsi; il comprend une quantité de rouages savants, délicats, d'un fonctionnement merveilleux, qui jouent sans heurts, que l'on peut analyser, étudier, et quelquefois reproduire; muscles, nerfs et viscères, -- fluides, électricités et sensations, -- idées, mémoire, raisonnement, -- désirs, instincts, volontés, -- bien d'autres mécanismes encore; tout cela tourne, marche, engrène, depuis le petit cercle de la vie vulgaire jusqu'aux présences cosmiques qui siègent dans les étoiles; et tout cela devient, pour se parfaire, le sujet d'une douleur et d'une agonie.
Mais que passe un souffle de l'Esprit, la marche de ces machineries merveilleuses ne paraîtra plus qu'un jeu; toute souffrance perdra son angoisse et tout désespoir son déchirement, parce qu'il sera venu une pâle petite lueur informe, sans gloire apparente, mais au travers de laquelle s'aperçoit le halo vibrant du radieux abîme de l'Incréé.
Voyez ici l'inestimable joyau qui repose au fond de nous. Qu'importe toute pénurie, toute ignorance, toute persécution, puisque notre véritable moi vaut infiniment plus que les trésors des princes du cosmos. Comprenez comme la science, le talent, le maniement des forces occultes, n'importe quelle prérogative ne sont rien en face de notre âme. Tout dans cette Nature peut s'acheter; le plus borné des hommes aujourd'hui sera peut-être dans quelques millions de siècles -- demain -- régent d'une cohorte planétaire. L'âme est seule libre, inconditionnée, indicible, sans prix, imperceptible, incommensurable.
Enfants pusillanimes, pourquoi donc craindre de mourir ? Soyez des hommes, en sachant jauger les choses à leur valeur; ou redevenez des tout petits, qui n'ont peur de rien parce qu'ils ne connaissent rien.
C'est avec raison que les brahmanes avaient attribué le rôle de grand hiérophante à l'une des formes de Çiva le destructeur, et que Matthieu répète par deux fois le précepte de la renonciation. La mort est l'initiatrice universelle.
Elle est le moyen fatidique du progrès; et, cependant, malgré cette autocratie, un jour viendra où, nous aussi, nous la vaincrons. Il faut tout de même ici du discernement. Si
vous professez, avec le vieux Lao-Tseu, que, le mépris d'une chose mettant l'homme au-dessus de cette chose, le mépris des efforts personnels doit rendre la volonté omnipotente, vous transposez dans le plan de l'orgueil spirituel le précepte du renoncement. Nos psycho-physiologistes actuels en sont là.
Krichna donne une maxime plus saine en commandant d'agir sans s'inquiéter du fruit des actes. L'orgueil est moindre ici, mais on y trouve une prudence plus inquiète de se ménager un avenir sans trouble que d'aider les autres.
Le conseil du Christ est triple; il embrasse les trois périodes du temps, les trois pôles de toute existence, les trois modes de notre vie humaine, les adversaires intérieurs, les ennemis extérieurs, et la résistance de la matière.
Le plus important, c'est d'abord d'arracher les mauvaises herbes. Le diable ne s'attaque qu'à une élite; moins il y a de plantes vénéneuses, plus les bonnes graines ont de terre pour se nourrir.
" Si l'homme devient un néant pour les créatures et pour lui-même, Dieu s'y verse ". (Maître Eckhart).
Subir les épreuves que nous nous sommes attirées par nos fautes antérieures rétablit nos rapports avec tous les êtres liés à nous. Cela restaure la paix, qui est la condition indispensable d'un travail fructueux; cela donne une base solide à l'action proprement dite, par quoi on peut " suivre " le Verbe.
La complexité du composé humain est telle, en effet, que son perfectionnement a lieu par à-coups.
Cette fois-ci, tel groupe d'organes s'améliore; une prochaine existence en purifiera un second groupe. L'homme devient ainsi graduellement libre, dans chaque sphère dont il a supporté toutes les charges; jusqu'au jour où, net de toute la souillure, riche de toute l'expérience, lavé par toute la douleur. il entre dans le royaume de l'autonomie parfaite.
On ne comprendra jamais assez intimement que rien de nous-même n'est à nous. Un homme se consume pendant des mois à la poursuite de telle faculté, à la conquête de tel avantage; mais il ne possède ni ce pouvoir, ni cette suprématie. C'est ce après quoi on court qui nous tient; et nous sommes les esclaves des dieux de qui nous parvenons à nous faire entendre.
Et, de plus, comment être certain de la pérennité de nos prérogatives ? Celui que la Nature dote d'une belle intelligence et des moyens de l'enrichir ne reçoit ce privilège que pour le progrès collectif, bien qu'il puisse de plus en retenir une joie personnelle. Mais rien ne prouve qu'à sa prochaine incarnation cet homme retrouve sa cérébralité d'antan. Les directeurs des existences considèrent les ensembles; le favoritisme existe peu dans l'administration des âmes; la richesse et le pouvoir psychiques sont mis entre les mains de qui peut en répandre les bienfaits sur l'humanité. Et, quant au bénéfice individuel que l'on doit espérer pour une bonne gestion, le fruit de nos travaux se distribue à toute la Nature; nous-mêmes, notre âme ne se voit attribuer, dans l'Absolu, que la lumière qu'elle a générée en accomplissant ces travaux avec une volonté pure et un coeur rempli d'abnégation.
La personnalité psychique immortelle d'un saint François ou d'un Pasteur ne s'enrichit pas des bienfaits que leur vertu ou leur science ont déterminés vers le futur; tout ceci se diffuse et se dilue dans la masse collective des êtres; le corps spirituel de tel héros ne s'accroît essentiellement que de la Lumière pure allumée par son amour idéaliste et entretenue par ses fatigues et ses souffrances.
En toute chose donc abandonnez l'attitude du possesseur. Il faut que l'ange de la confiance devienne notre hôte familier; les plus radieuses magnificences de la Nature ne sont qu'un morceau de boue à côté de la moindre des lumières incréées. Notre âme est notre seul vrai trésor.
Une perversité, un orgueil constants peuvent l'amoindrir. Cette diminution s'opère par le Fils de l'homme, aux jours où, apparaissant dans la gloire divine, Il a honte de ceux qui L'ont renié.
Lorsqu'Il annonce que quelques-uns de Ses auditeurs verront ces jours, cette prédiction, qui ne semble pas encore réalisée, n'est pas, comme le prétend un commentateur moderne, l'effet d'une imperfection intellectuelle de Sa nature humaine. Ce n'est pas non plus, comme l'interprète la théologie rationaliste, l'annonce de l'Ascension. Ici, de bien plus vastes perspectives s'ouvrent à notre espoir. Les jugements, en effet, ont bien lieu à des dates préfixées, mais nous ne les connaissons pas, non plus que les endroits où ils se tiendront. De sorte que nous, dont les yeux s'aveuglent aux clartés invisibles, ignorons si telle guerre mondiale, tel cataclysme, telle épidémie ne sont pas les effets physiques d'un travail occulte de réorganisation spirituelle et collective. Attila ne s'attribuait point sans raison le titre terrible de Fléau de Dieu.
En outre, il est possible, il est certain que quelques hommes vivent encore aujourd'hui qui ont vu en Judée le Christ il y a deux mille ans. La généalogie de la matière est inconnue; on ignore l'histoire vraie des cellules physiques; les molécules de carbone, de fer, d'hydrogène, etc. qui sont en moi, à cette heure, je ne puis pas induire de quel arbre, de quel animal, de quelle roche elles proviennent. L'enfant de Dieu seul peut voir cela, d'un coup d'oeil. Or, si le Ciel a jugé la matière assez précieuse pour descendre jusqu'à elle, Il n'en abandonnera pas l'éducation. Si donc, autrefois, telle portion de la substance physique a reçu physiquement la précieuse faveur du contact divin, il est nécessaire que ces organismes demeurent comme témoins permanents pour les êtres ultérieurs du miracle ineffable accompli autrefois en leur présence.
Car ainsi, les individuations de la matière pondérable, avec leurs renouvellements perpétuels, continuent de recevoir, à travers les siècles, dans leur essence vivante, le remède qui, au temps du Christ, a guéri quelques-unes d'entre elles.
Les hommes dont je parle - ils sont peut-être deux ou trois - ne semblent pas avoir échappé à la mort aux yeux de leurs contemporains successifs; mais leur esprit n'a pas franchi le précipice qui sépare notre terre de celle des défunts. Eux-mêmes - j'entends leur conscience de veille - ne se doutent pas du miracle qu'ils sont; s'ils le connaissaient, ils s'enorgueilliraient à tort et affaibliraient ainsi l'effet de leur rôle (1).
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(1) On peut se reporter ici à l'explication ultérieure du verset connu : Cette génération ne passera point que tout cela n'arrive. (Matthieu XXV, 34).