LA VENGEANCE
L'homme contrevient sans cesse à la Loi, quelquefois par ignorance, plus souvent de propos délibéré. S'il est prudent, il traitera donc ses frères comme il souhaite d'être lui-même traité. Tel est le motif humain du pardon. Chacun de nous est ce serviteur qui obtient de son maître du temps pour rembourser les millions qu'il lui doit, mais qui poursuit impitoyablement son frère plus pauvre à cause d'un malheureux billet de cent francs.
En effet, de quoi ne sommes-nous pas redevables au Père ? Il nous a donné l'être, l'intelligence, la sensibilité, la force, la science, des parents, des amis, une famille, une patrie, une position sociale, des nourritures de toute espèce, des serviteurs visibles et invisibles. Combien de fois par jour nous montrons-nous ingrats en Le trahissant ? Et, malgré tout, Il Se montre longanime. Il ajoute les leçons aux leçons, les années aux années, les existences aux existences; nous avons beau repousser Son aide, rire de Ses serviteurs, tuer Ses soldats, Il nous secourt malgré nous, multiplie Sa sollicitude et, quand Ses ambassadeurs remontent vers Lui tout saignants des blessures que nous leur avons faites, Il descend pour ainsi dire Lui-même chez nous, sous la forme de Son Fils.
Par contre, voyez combien peu nous aidons nos frères. Par le fait même que nous existons, nous rendons bien quelque chose au milieu dont nous faisons partie; mais nous ne pouvons pas faire autrement que de rayonner du travail physique, intellectuel ou psychique. Nous n'avons donc pas, en justice, le droit de réclamer.
Et si nous donnons à un de nos frères un peu d'argent, d'intelligence ou d'amour, qu'est-ce que cette misérable aumône en face des largesses du Père ? Et qui peut prétendre qu'Il donne sans aucun espoir de retour ? Nos charités ne sont pas autre chose que des prêts.
Il faut que le don soit un jaillissement naturel et spontané. Rien de nous n'est à nous; tout est à tous.
D'autre part, rien ne nous arrive que nous ne l'ayons antérieurement provoqué. Les dols que nous subissons par les autres ne doivent pas ainsi nous émouvoir; il n'y a pas lieu de nourrir de la rancune contre personne, puisque personne ne pourrait nous attaquer si nous n'avions d'abord pris l'offensive, il y a une heure ou un siècle.
Le ressentiment est une graine infernale, et la colère aussi. Jésus n'a jamais armé Son bras que d'indulgence et de douceur. Même si, oubliant toute vindicte personnelle, on n'est plus sensible qu'aux injures adressées à son idéal, il ne faut pas chercher à punir. Le Christ enseigne cela expressément lorsqu'Il blâme tels disciples de vouloir faire descendre le feu du ciel sur une bourgade inhospitalière.
Une idée sait se défendre elle-même. A plus forte raison le Père peut-Il faire cela; mais Il n'en a cure; Il est trop haut pour qu'aucun bourbier L'éclabousse; nos incartades ne font que L'affliger; jamais Il ne Se venge, car Il nous aime trop pour S'offenser de nos révoltes. L'Amour, l'invincible Amour ne craint aucun supplice; il espère toujours que le spectacle de son ineffable résignation attendrira le coeur de ses bourreaux.
Nous autres donc, il faut pardonner, puisque nous ne supportons jamais que les chocs en retour d'ennemis justiciers et, quand nous les aurons tous subis, il faudra pardonner encore à nos ennemis injustes, afin que la Lumière de la douceur puisse descendre en eux.
Pour comprendre quelque chose aux décrets providentiels, il faut se souvenir que le Père n'a pas donné la vie au monde pour la lui retirer, mais pour la lui augmenter. Ce que les fanatiques appellent les vengeances divines ne sont que des redressements accidentels. L'épée avec quoi le Verbe combat les démons, c'est la mansuétude. Et il faut pardonner sans relâche; il faut répéter tous les efforts sans lassitude; la patience est la seule arme qui vainque le Temps. Le disciple ne travaille pas pour remporter un triomphe. Les athlètes que couronnent les Jugements cosmiques ne sont que des triomphateurs provisoires.
Si donc aucun ennemi ne peut atteindre réellement notre véritable Lumière, toute souffrance, même celle qui semble déchirer l'âme, n'atteint qu'une enveloppe.
Il faut, pour améliorer son frère, user de tous les moyens, sauf de la rudesse. Il faut le raisonner, chercher dans la science, dans la philosophie, dans l'art ce qui peut lui être utile, tâcher à l'émouvoir par le sentiment, demander au Ciel qu'Il donne à notre intelligence l'intuition, à notre parole le charme persuasif.