LE DOUX MAÎTRE


La parabole des ouvriers venus à différentes heures explique ce paradoxe. Les saints Augustin et Grégoire le Grand y voient le résumé de l'histoire religieuse de la race blanche. La vigne, c'est l'Église; le maître, c'est Dieu; la première heure, c'est Adam; la troisième, c'est Noë; Abraham est la sixième; Moïse la neuvième, et le Messie la onzième. C'est également, si l'on veut, l'image de l'évolution des cellules dans les systèmes osseux, lymphatique, musculaire, sanguin et nerveux du corps; ou bien l'histoire du moi évoluant à travers les incarnations.

A quelque hauteur que l'on considère cette parabole, elle nous apprend que les cellules, les âmes, les individualités, les nations, parties les dernières de leurs souches originelles respectives, y reviennent les premières. Leur circuit est court; tandis que celles qui sont parties les premières rentrent les dernières; leur circuit est long. La Providence agit suivant un programme fixe; toutes les voies qu'elle a tracées à l'origine du monde, et qui représentent chacune un travail bien distinct, doivent être parcourues. Les plus commodes, les plus larges, les plus planes sont aussi les plus longues, les plus fréquentées. Plus le chemin est difficile, moins on y rencontre de voyageurs; mais aussi plus il raccourcit le trajet. Et les choses sont arrangées de telle sorte que chacun est sur la route qui lui convient le mieux. Il importe donc peu de s'inquiéter de la nature du travail auquel nous sommes astreints; si notre route ne nous mène pas a l'élection la plus proche, elle nous conduira sûrement à une autre; à chaque jugement très peu en effet sont élus mais d'ici la fin de cet Univers il y aura tant de jugements ! Mettons notre joie dans la soumission aux desseins du Père et dans la perfection de notre obéissance.

Le bandit peut devenir saint, mais le malhonnête homme médiocre ne fera jamais qu'un honnête homme également médiocre. A l'enfant de Dieu toutes créatures paraissent dignes des mêmes soins; il les juge, non pas comme nous, d'après une apparence de physionomie, de costume, d'idiome ou d'opinion, mais selon la qualité de Vie qu'il aperçoit en elles. Au début d'une institution religieuse ou philosophique, l'adhésion ou le rejet en peuvent bien servir à classer les hommes, parce que l'esprit de cette institution est encore à nu; mais quand les commentaires, les formules, les rites l'ont peu à peu recouvert, pétrifié ou morcelé, les sectes se multiplient selon des bourgeonnements extérieurs, selon des variantes d'interprétations, et on perd le sens juste des hommes et des choses.

Si nous voulons juger, déblayons d'abord. Mettons en tas les polémiques, les intérêts personnels, les apports de la tyrannie, de la politique, de la science matérialiste, les opinions courantes l'approbation ou l'improbation des masses; dévoilons l'idée, dénudons le coeur, dépouillons le système, et comparons avec le mètre absolu qui repose en nous, dans " la chambre du milieu ", dans le tabernacle de notre âme.

Sachez toutefois que ceci est extrêmement difficile; si des années suffisent à peine à nous faire perdre l'habitude du jugement téméraire, il faudra des siècles pour nous apprendre la saine et impartiale comparaison des hommes et des choses.

Jésus envoie Ses soixante-dix disciples deux par deux pour une raison profonde centrale; chacun de Ses actes est, d'ailleurs, de même déterminé par un motif abstrait qui est le pivot d'une roue dont les rais multiples sont d'autres motifs plus compréhensibles. Le travail de l'homme est, quant à sa partie intérieure, de faire descendre le divin ici-bas. Or, tout dans la création procède par paires; rien ne s'engendre, ni dans la substance, ni dans la chair, ni dans le psychique, si deux agents ne se conjuguent; et l'idéal auquel est dédiée cette union confère à l'enfant qui va en naître la qualité de sa lumière spirituelle. C'est ainsi qu'il faut être " deux ou trois " réunis au nom de Jésus pour que Sa présence se manifeste; c'est pour que Son esprit marche entre eux deux, le long des routes, qu'Il envoyait Ses disciples par couples choisis; c'est pour que, quand l'un d'eux parlait ou guérissait, l'autre continue l'oraison intérieure; c'est pour qu'ils aient réconfort l'un avec l'autre dans les défaillances possibles de leur humaine nature.

L'envoi des soixante-dix n'est pas autre chose que le premier accomplissement d'une nouvelle disposition providentielle dans la régence du monde. Rien ne se produit ici-bas sans préparatifs visibles ou occultes. Avant le Christ, la vie cosmique n'avait fait qu'évertuer les germes qu'elle recélait depuis l'origine; avec le Christ, elle reçoit une impulsion nouvelle; des graines inconnues lui vont être confiées, mais il faut d'abord que la charrue passe; Jean-Baptiste et ces soixante-dix sont les laboureurs. Et, dès lors qu'une force descend ici-bas pour la première fois, deux hérauts la précèdent, lui cherchent sa demeure, et fraient le chemin. Ceci a lieu lorsqu'un nouveau métal arrive du soleil sur la terre, lorsqu'une flore ou une faune quittent leur planète pour la nôtre, lorsque le premier couple d'une nouvelle race surgit sur un coin inhabité, lorsque la conception d'une science nouvelle, d'un art inconnu germe dans un cerveau, lorsqu'un missionné va prendre un corps de chair.

L'apôtre est l'instrument physique de l'Esprit, ils ont besoin l'un de l'autre pour que leur travail soit bon. Le moissonneur invisible est capable de faire son ouvrage, mais il a besoin d'une faux; celle-ci ne peut rien sans lui; elle n'a qu'à se tenir dans une parfaite docilité; sans murmure ni défense contre la fatigue, l'usure, les cailloux; car c'est contre elle que le sol et les épis s'irriteront, puisque c'est elle seule qu'ils sentent. C'est ainsi que les hommes du diable attaquent et persécutent les hommes de Dieu, parce qu'ils ne peuvent atteindre l'Invisible que ceux-ci manifestent.

Dans cet oeuvre, le disciple doit maintenir toutes les relations physiques, fluidiques et mentales dans un rapport constant avec son soleil spirituel; c'est de lui qu'il doit tout attendre; vêtement, nourriture et lumière, parce que la difficulté et la délicatesse de son travail sont telles qu'il y faut une concentration ininterrompue, et qu'aucun aliment, aucune perception, aucune idée n'arrivent à ce disciple sans que l'Esprit ne les ait choisis et accommodés.

A ces seules conditions le disciple pourra dire sans mensonge : la Paix soit sur cette maison, sur ce coeur, sur ce corps. Les choses et les gens recevront cette paix dans la mesure où ils l'auront effectivement désirée d'abord, par la magie toute-puissante de l'acte bon et du sentiment pur.

Une ville, un bourg, une circonscription territoriale sont des entités organiques; tout y naît et s'y développe suivant la loi vitale universelle. Ce n'est pas seulement pour éviter des querelles et des jalousies que le Maître commande à Ses envoyés de ne pas prendre plusieurs domiciles; ils apportent une graine de Lumière; il ne faut ni en mettre deux dans le même organisme, car elles n'y trouveraient pas une nourriture suffisante, ni transplanter une très jeune pousse, car elle s'étiolerait.

Ces germes de Lumière devront être placés aussi bien dans la ville que dans la maison, et dans les corps que dans les âmes. Le disciple n'a pour cela aucune précaution spéciale à prendre; c'est son guide qui le met en rapport avec les esprits des différentes formations matérielles; il est simplement l'outil, le témoin, le signe visible de l'invisible Ouvrier, il avertit la conscience du malade et l'être matériel, afin qu'ils se prêtent à l'opération de l'Esprit.

Et si sa voix n'est pas reçue, il a le droit de se séparer nettement de l'être qui la refuse. Celui-ci appelle la réprobation sur soi à cause du recul que détermine son refus, et de la somme énorme de luttes, de déchirements et de maladies qui en dérivent pour lui et pour toutes les autres créatures qui lui sont reliées. Ce dont il faut se souvenir, c'est que l'adhésion à la Loi divine engendre la santé dans tous les plans, et que la souffrance, immédiate ou lointaine, insensible ou surhumaine, provient toujours d'une désobéissance.

Quand Jésus dit : " Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair ", ne donnons pas à Ses paroles un sens qu'Il n'a pas voulu leur conférer. Il est littéralement exact qu'avant


Lui le genre humain terrestre s'était corrompu et avait été trompé assez longtemps pour que l'Adversaire ait pu, peu à peu, conquérir la régence sur les dieux chargés des multiples directions de notre planète; et, si un des résultats de l'oeuvre de Jésus a été de le faire tomber de son trône, le Prince de ce monde, quoique déchu, n'a pas ralenti son activité; il l'exerce seulement depuis lors dans l'ombre, en conspirateur.

Toutefois, cette chute ne doit pas être pour l'homme le sujet de ses plus grandes joies. Ceux que nous appelons les diables sont utiles, et nous rendent, au point de vue de l'Absolu, les meilleurs services; ni leur capture, ni la thaumaturgie ne nous font certains de la béatitude; ceux-là seuls parmi nous peuvent en être assurés de qui les noms sont écrits dans le Livre de Vie; et ils sont, au milieu des foules humaines, aussi rares que les humbles.

Ceux parmi nos frères qui occupent les plus hauts degrés du savoir ou de l'intelligence ne sont pas mûrs pour le Ciel; et cette affirmation paraît le paradoxe ironique d'une divinité capricieuse. Mais essayez de concevoir ce que c'est que le Ciel, l'Absolu, l'Etre d'omniscience et d'omnipotence. Imaginez une grandeur inimaginable; construisez un monde sans limites, dont tous les habitants sont aussi sans mesure; rien de ce monde-ci ne pourra subsister en face de ce monde-là; et plus la volonté, la pensée seront remplies des choses mensurables, moins elles seront sensibles à l'Incommensurable. Pas plus qu'en mathématiques, les grandeurs infinies ne sont compatibles avec les finies, pas plus ce qui a lieu dans le Royaume du Père n'est accessible à l'intelligence uniquement meublée des perceptions temporelles.

Jésus ajoute : " Cela est ainsi, mon Père, parce que tu l'as trouvé bon ". Ces paroles, malgré la révolte de notre orgueil et le recul de notre compréhension, expriment encore une stricte vérité. Cet Univers, ses modes ontologiques, ses séries biologiques, qui nous paraissent ne pas pouvoir être autrement que nous les voyons, ne sont ainsi que parce que le Père les a voulus tels. Il aurait pu nous pourvoir d'une centaine de membres, ou réduire l'espace à une dimension, ou construire le monde d'après d'inimaginables schémas; la Loi de la Nature n'est autre que la volonté de Dieu, mais les savants ne percent ces nuages qu'avec de bien grandes difficultés.

Les mots; infinie, petitesse, inexistence, irréalité ne disent pas le véritable aspect de la création en face du Créateur.


Car elle est réelle, elle existe, elle est grande. Les langages humains n'ont pas de terme pour désigner ce rapport du relatif à l'absolu, puisqu'ils n'expriment que des concepts relatifs; ce n'est pas la méditation qui peut nous faire sentir cela, c'est la contemplation, puis l'admiration, puis l'adoration.

Ces trois actes intérieurs peuvent seuls nous rendre possible un aperçu lointain de ce qu'est le Fils. Le Père est inconnaissable; plus tard, quand nous serons des hommes libres, quand les plus grands dieux d'alors obéiront à une de nos paroles, peut-être pourrons-nous entrevoir le Père, durant une fraction de seconde. Jusque là, c'est de Jésus seul que viendra toute lueur sur l'Etre des êtres. Quant au Fils c'est le Père qui tient le secret de Son existence, et Il ne l'a encore dit dans cet univers à personne. L'Esprit enfin est bien plus insaisissable, puisqu'Il réside dans la procession biologique entre le Père incognoscible et ce Fils inconnu.

Le seul souvenir du grand nombre de prophètes et de rois anciens qui se sont consumés du désir de voir le Messie, non seulement en Israël, mais en Egypte, en Perse, dans l'Inde, la Grèce et la Celtide, montre comme ces choses ont été connues de tous temps, et comme la vie d'une race se développe avec une progression logique.

Le Verbe appelle tous les êtres, par des paroles diverses et merveilleuses. Ceux dont Il a le plus de chances de Se faire entendre, ce sont les malheureux; Il leur donne les moyens de L'approcher et la raison de ces moyens.

Pour venir à Lui, il faut se charger de Son joug, se soumettre à Ses commandements.

Ceux qui sont travaillés, c'est-à-dire maltraités par la vie, doivent soutenir la lutte par la douceur; ceux qui ont des charges lourdes les supporteront au moyen de l'humilité; Jésus leur donne de Sa force. Ainsi, en ne résistant pas aux ennemis, en ne réclamant pas son du apparent, en se faisant assez petit, le soulagement vient et l'âme trouve la paix.

Car ce qui cause l'inquiétude, l'angoisse, le souci, c'est la non-confiance en Dieu, et l'orgueil. Celui qui sent la bonté du Père se plie aisément à toutes les obéissances, à toutes les disciplines, à toutes les patiences; celui qui sent sa propre petitesse supporte l'épreuve, les responsabilités, les difficultés avec une grâce souriante. C'est ainsi que " le joug de Jésus est aimable et Son fardeau léger ".