LA PORTE ETROITE
Un assez grand nombre, parmi vous, tout en satisfaisant aux devoirs de la charité, s'ingénie à conduire leur vie intérieure de la façon la plus stricte. La porte étroite qui donne accès au Royaume est aussi bien bâtie des renoncements et des abaissements secrets accomplis sous le seul regard de Dieu que des humiliations, des persécutions, des calomnies, des mépris provenant de la vie extérieure. Les souffrances de cet ordre n'offrent aucune difficulté autre que de les subir. Mais le travail interne demande des précautions.
Elles sont de deux sortes : morales, et c'est proprement la lutte contre nos défauts; intellectuelles, et c'est le dressage de l'attention et de la réflexion pour les concentrer en vue de provoquer une émotion pieuse, qui donnera de la force à notre volonté.
La méditation, telle que l'entendent tous les maîtres catholiques : les deux saint Victor, Cisneros, les Frères de la Vie Commune, Ignace de Loyola, Berulle, saint François de Sales, les Sulpiciens, quelles qu'en soient les modalités particulières à chaque école, est seulement un exercice volontaire de la mémoire et de l'imagination sur des thèmes pieux en vue de fomenter l'état émotif nécessaire pour obtenir une plus grande puissance du vouloir. Cela ne ressemble en rien à l'engendrement de la pensée, non plus qu'à cet engendrement mystérieux de l'Amour qui s'opère à la cime de la contemplation.
Aussi Jésus ne nous parle-t-Il pas de la méditation, mais surtout de l'action. De même Il ne nous parle pas des phénomènes qu'on observe chez les contemplatifs.
C'est que méditer n'est qu'un moyen, contempler n'est qu'un moyen, être ravi en extase n'est qu'un moyen. Jésus ne nous enseigne pas sous l'aspect de diversité, mais bien sous l'aspect d'unité. Il ne parle pas de corps. d'âme, ni d'esprit, ni de psychisme, ni de forces secrètes, ni de facultés particulières. Il regarde chaque homme, chaque créature comme une flamme de vie cohérente; ou plutôt, sachant bien que nous sommes incohérents, Il nous invite à faire l'unité en nous et, pour nous en faire pressentir les bénéfices, Il nous parle comme si elle existait déjà.
Qu'il soit donc bien entendu que toutes ces analyses, qui nous font remplir tant de pages, étudient les choses de l'extérieur, par crainte de désorienter nos regards superficiels et particularistes. Et si quelqu'un peut se passer de ces dissections, qu'il les laisse joyeusement, et s'en tienne à la vigoureuse simplicité de la parole évangélique.
Dans la mystique chrétienne il y a une voie qui, rencontrant les extases, les visions, les thaumaturgies, s'y arrête et les tient pour des résultats acquis. C'est une voie fausse, parce qu'elle conduit à prendre une étape ou un moyen accidentel pour le but.
Il y a une autre voie, qui refuse tout phénomène supranormal, et recherche continuellement l'au-delà de ce qui est atteint, la nudité, l'obscurité, la foi simple; qui croit sans la moindre preuve et qui avance sans le moindre indice. Ce chemin est terriblement abrupt.
Il y a une troisième voie, encore plus dure, malgré son aspect engageant. Celle-là ne refuse rien, et le marcheur étudie chaque incident du voyage, parce que toute chose lui est un signe plus ou moins immédiat de la sollicitude du Christ. Le moindre songe ou présage, la moindre impression spirituelle, toute rencontre, toute idée lui paraissent dignes d'attention. Cela, c'est la besogne la plus facile. Mais où commence l'ardu, c'est que le pèlerin ne doit s'attacher à aucun de ces signes, ni surtout les approprier à son capital spirituel. Toutes ces expériences, du rêve le plus banal au ravissement où la Trinité Se manifeste, avec quelque soin respectueux qu'il les étudie, ne doivent être tenues que pour du provisoire, de l'approximatif et, en somme, de l'incertain. La seule règle de conduite sera la parole du Christ; portement des épreuves, renoncements continus, dons de soi-même toujours renouvelés. Sa seule force sera la foi, l'élan vers l'ultérieur, vers l'au-delà, vers l'inconnu.
Et, en effet, lorsque Jésus voit l'effort sincère de Son serviteur, Il lui envoie des encouragements ou des avertissements. Que ces marques de la sollicitude divine prennent la forme du songe, de la vision, de l'extase, d'une maîtrise quelconque sur la matière, elles doivent être d'un prix infini pour celui qui les reçoit. Mais que celui-ci prenne garde, en s'attachant au don, d'oublier le Donateur. Qu'il observe, qu'il note. puis qu'il avance. Le plus grand saint, l'âme la plus pure de la terre reste toujours à une distance immense de la hauteur du Christ et de Sa pureté. Les apparitions divines ne peuvent jamais être que des voiles de Dieu et les plus resplendissantes sont encore infiniment obscures.
Dieu est l'inconcevable et l'imperceptible; le disciple sert un être qu'il ne peut pas se représenter, puisque Dieu dépasse tout concept, et qu'il ne sent même pas, puisque notre coeur n'est capable de saisir que les reflets du divin. Cette marche obstinée vers l'inconnu, vers l'insaisissable, vers l'irrévelé, vers l'invisible, vers l'ineffable, vers l'inconcevable, vers l'impossible, c'est la foi.
La même règle gouvernera donc notre vie contemplative comme elle gouverne notre vie active. Il faut tout aimer, tout entreprendre, tout étudier, mais n'aimer qu'en Dieu, n'entreprendre que pour aider nos frères, n'étudier que pour mieux servir.
L'homme est en relations avec le monde : par ses sens physiques, par ses sens hyperphysiques (activités du double, clairvoyance, clairaudience des sujets magnétisés, ou initiés aux entraînements ésotériques), par ses facultés mentales (activité de l'intellect), par son coeur spirituel.
D'autre part, le monde impressionne l'homme : par les sensations des objets physiques, par celles des objets hyperphysiques (fluides telluriques, créatures invisibles indiquées dans les traditions), par les idées, par les agents purs esprits de la Lumière ou des Ténèbres.
Notons que les objets hyperphysiques peuvent aussi provoquer des sensations physiques, les idées, des impressions hyperphysiques et physiques, les purs esprits, des idées, des impressions et des sensations.
Quoi qu'il ressente -- et, dans les débuts de la vie contemplative, les cinq sens sont d'ordinaire envahis par d'enivrantes délices -- quoi qu'il ressente, le disciple doit s'en tenir à enregistrer le phénomène et à remercier, puis à l'abandonner, jusqu'à l'oubli. C'est le seul moyen d'aller plus avant. Ces béatitudes physiques, pour pures qu'elles soient, se situent à une très grande distance de l'Esprit. Aussitôt donc que le disciple éprouvera une sécheresse dans l'exercice des réflexions sur des sujets pieux, ou qu'il ne ressentira plus le désir de ces réflexions, et surtout lorsqu'il aimera se sentir paisiblement seul avec Dieu, sans travail cérébral, sans autre sentiment qu'une douceur très calme, très profonde, et très reposante, aussitôt que ces trois signes se produiront, le disciple saura qu'il entre dans la vie contemplative, et qu'il peut par conséquent s'engager dans le chemin de la foi nue.
Au cours de ce chemin, la présence divine éclaire et entoure le voyageur, et d'autant plus effective, d'autant plus intime que celui-ci peut moins l'analyser, car on ne sent, on n'analyse que des substances assez complexes, assez épaisses pour donner prise à des facultés sensitives ou mentales. Les rayons du soleil ne deviennent visibles que par les ombres sur lesquelles ils se détachent. Ainsi, quand tout en nous est vide, pur, translucide, le soleil spirituel nous illumine sans que nous nous en rendions compte, puisque notre conscience n'a plus de ténèbre où s'appuyer. Voilà comment celui qui vit dans le Royaume est redevenu semblable à un petit enfant; il a tout appris, mais tout oublié.
A une certaine hauteur, le disciple perçoit, comprend, opère, ou du moins tout se passe comme si c'était lui vraiment l'auteur de ces choses. Ceci est une illusion; et, dans l'exercice même des plus prestigieux miracles et des plus magnifiques révélations, il doit s'échapper, s'anéantir et prendre conscience que c'est Dieu qui opère par lui. Sans quoi, il tombe et de la chute la plus redoutable.
Mais, piège non moins dangereux, il arrive que, dans le désert intérieur de la contemplation, un dialogue s'engage entre soi-même et un interlocuteur que l'on a tendance à croire divin, tandis qu'il n'est, en réalité, qu'une faculté inconnue de notre moi profond. L'esprit de l'homme contient tout un monde, de même que, dans la vie physique commune, nous n'avons pas conscience de l'individualisme de notre estomac, par exemple, ou de notre foie, dans la vie intérieure il faut monter très haut pour s'apercevoir que chacune de nos facultés psychiques, morales et intellectuelles est un être individuel, qui vit, dans une certaine mesure, pour son propre compte. C'est ainsi que, dans les moments de crise nationale, on croit voir un immense mouvement collectif homogène, tandis qu'en réalité chaque citoyen agit avec conscience et liberté et surtout les plus grands.
Ainsi, la vie du disciple, dès qu'il est entré en rapports avec le monde invisible, devient une série de problèmes délicats qu'il doit résoudre à l'instant. Dans tout ce qu'il éprouve, dans tout ce qu'il opère il doit discerner le principe : quelque chose de lui-même, quelque chose des ténèbres, quelque chose de Dieu. Il ne se tire de ces difficultés complexes que par une discipline morale impitoyable, et par un renoncement, un abaissement toujours plus profonds.